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Logiciel culturel

Lev Manovich

Traduit de l’anglais
par Marie-Mathilde Bortolotti

Le logiciel, ou le moteur des sociétés contemporaines

Les moteurs de recherche, systèmes de recommandation, applications de cartographie, outils de blog, outils d’enchères, clients de messagerie instantanée, et, bien sûr, les plateformes permettant de concevoir de nouveaux logiciels — iOS [2008], Android [2008], Facebook [2004], Windows [1985], GNU/Linux [1991] — sont au centre de l’économie, de la culture, de la vie sociale, et, de plus en plus, de la politique mondiale. Et ce « logiciel culturel [cultural software] » ; culturel au sens où il est directement utilisé par des centaines de millions de personnes et qu’il transporte des « atomes » de culture (des médias et des informations, mais aussi des interactions humaines autour de ces médias et de ces informations) ; n’est que la partie visible d’un univers logiciel bien plus vaste.

En situation de guerre, un logiciel contrôle la trajectoire d’un missile intelligent jusqu’à sa cible, ajustant celle-ci tout au long du parcours. Des logiciels font fonctionner les entrepôts et les chaînes de fabrication d’Amazon, de Gap, de Dell et de nombreuses autres entreprises en leur permettant d’assembler et de distribuer des objets matériels dans le monde entier de façon quasi instantanée. Les logiciels permettent aux magasins et aux supermarchés de réapprovisionner automatiquement leurs rayons, ainsi que de déterminer automatiquement quels articles devraient être soldés, à quel prix, quand et où dans les magasins. Mais les logiciels sont aussi, bien sûr, ce qui organise Internet : ils acheminent les emails, envoient les pages Web, assurent la commutation du trafic réseau, attribuent des adresses IP et affichent les pages Web dans les navigateurs. Écoles et hôpitaux, bases militaires et laboratoires scientifiques, aéroports et villes — tous les systèmes sociaux, économiques et culturels de la société moderne fonctionnent grâce à des logiciels.

Les logiciels sont la colle invisible qui assure la cohésion de l’ensemble. Si les divers systèmes de la société moderne parlent chacun des langages différents, et poursuivent chacun des objectifs différents, ils partagent tous la même logique de syntaxe : des instructions de contrôle « if/then » [« si/alors »] et « while/do » [« tant que/faire »], des opérateurs et types de données renfermant des caractères et des nombres à virgule flottante, des structures de données comme des listes, des conventions d’interface comprenant des menus et des boîtes de dialogue.

Paradoxalement, tandis que les spécialistes en sciences sociales, les philosophes, les critiques culturels et les théoriciens des médias et des nouveaux médias semblent désormais avoir traité de tous les aspects de la révolution des technologies de l’information, créant ainsi plusieurs nouvelles disciplines comme la cyberculture, les Internet studies [études Internet], la théorie des nouveaux médias et la culture numérique, le moteur sous-jacent qui alimente la plupart de ces sujets — les logiciels — n’a reçu que relativement peu d’attention. Même aujourd’hui, alors que nous sommes en permanence en train d’interagir avec eux et de mettre à jour des dizaines d’applications sur nos téléphones portables et autres dispositifs informatiques, « les logiciels », en tant que catégorie théorique à part entière restent ignorés de la plupart des universitaires, artistes et professionnels de la culture s’intéressant aux technologies de l’information et à leurs effets sur la culture et sur la société. […]

En limitant les discussions critiques sur la culture numérique aux notions de « libre accès [open access] », de « cyber », de « numérique », d’« Internet », de « réseaux », de « nouveaux médias » ou de « médias sociaux », nous ne serons jamais en mesure d’accéder à ce qui se cache derrière les nouveaux médias de représentation et de communication, ni de comprendre de quoi il s’agit réellement et ce qui s’y joue. Faute d’aborder la question des logiciels eux-mêmes, nous courrons le risque de ne jamais traiter que leurs effets et non leurs causes : les résultats [outputs] qui apparaissent sur un écran d’ordinateur, et non les programmes et les cultures sociales qui produisent ces résultats.

« Société de l’information », « société du savoir », « société des réseaux », « médias sociaux [social media] » ; quelle que soit l’une de ces nouvelles caractéristiques de l’existence contemporaine qu’une théorie de la société se soit donnée comme objet, elles sont activées par les logiciels. Il est temps de nous intéresser aux logiciels eux-mêmes.

Qu’est-ce que les software studies [études logicielles] ?

[…] Je considère les logiciels comme une couche qui investit tous les domaines des sociétés contemporaines. Par conséquent, si nous voulons comprendre les techniques contemporaines de contrôle, de communication, de représentation, de simulation, d’analyse, de prise de décision, de mémoire, de vision, d’écriture et d’interaction, notre analyse ne saurait être complète sans l’examen de cette couche logicielle. Ce qui veut dire que toutes les disciplines qui touchent à la société et à la culture contemporaine — architecture, design, critique d’art, sociologie, sciences politiques, humanités, études scientifiques et technologiques, etc. — doivent prendre en compte le rôle des logiciels et leurs effets dans tous les sujets qu’elles étudient.

De façon parallèle, les travaux existants en software studies démontrent déjà que si nous voulons nous concentrer sur les logiciels eux-mêmes, il nous faut de nouvelles méthodologies. À cet égard, avoir une pratique de ce à propos de quoi on écrit peut s’avérer utile. Ce n’est pas un hasard si, jusqu’ici, les intellectuels qui ont écrit avec le plus de régularité sur les rôles des logiciels dans la société et la culture ont tous programmé eux-mêmes, ou participé régulièrement à des projets culturels où l’écriture d’un nouveau logiciel occupait une place centrale : Katherine Hayles, Wendy Chun, Matthew Fuller, Alexander R. Galloway, Ian Bogost, Geert Lovink, Paul D. Miller, Peter Lunenfeld, Katie Salen, Eric Zimmerman, Matthew Kirschenbaum, William J. Mitchell et Bruce Sterling. À l’inverse les chercheurs qui ne possèdent pas cette expérience technique, comme Jay Bolter, Siegfried Zielinski, Manuel Castells et Bruno Latour, n’ont pas inclus de considérations sur les logiciels dans leurs travaux — par ailleurs très influents et très précis d’un point de vue théorique — sur les médias et la technologie modernes.

Au cours de la décennie actuelle [années 2000], le nombre d’étudiants en art numérique, design, architecture et en humanités qui utilisent la programmation dans leur travail a considérablement augmenté […]. Aujourd’hui, en dehors de la culture et de l’enseignement, de plus en plus de personnes conçoivent des logiciels. Dans une large mesure, il s’agit d’une conséquence de l’apparition de nouveaux langages de programmation comme Processing [2001], PHP [1994] et ActionScript [1998]. Un autre facteur important fut la publication, au milieu des années 2000, des API [Application Programming Interface] par toutes les grandes entreprises du Web 2.0. […] Ces langages […] n’ont pas forcément simplifié la programmation en elle-même. En revanche, ils l’ont rendue beaucoup plus efficace. Ainsi, lorsqu’un jeune designer peut créer un dessin intéressant avec seulement une vingtaine de lignes de code écrites en Processing au lieu d’avoir à écrire un très long programme Java, il est bien plus attractif pour lui d’apprendre à programmer. […] C’est donc le bon moment pour commencer à penser de manière théorique la façon dont [les logiciels] façonnent notre culture, et comment celle-ci les façonne en retour. Le temps des software studies est venu.

Qu’est-ce que le logiciel culturel ?

L’allemand Friedrich Kittler, théoricien des médias et de la littérature 11 Friedrich Kittler est mort le 18 octobre 2011, quelques mois après la première publication de cet article. (N.D.É.), a écrit que les étudiants devraient aujourd’hui connaître au moins deux langages de programmation ; ainsi seulement « seront-ils capables de dire quelque chose sur l’état actuel de la ‹ culture › 22 Friedrich Kittler, Matthew Griffin et Susanne Herrmann, « Technologies of Writing/Rewriting Technology. An Interview with Friedrich Kittler about Cultural Studies in Germany, Literature in the Age of Technology and the Blind Spot in Media Theory », Auseinander, vol. 1, no 3, 1995. Cité dans : Michael Truscello, « The Birth of Software Studies: Lev Manovich and Digital Materialism », Film-Philosophy, vol. 7, no 55, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2003. ». Kittler lui-même programme en assembleur, ce qui explique probablement sa méfiance à l’égard des interfaces graphiques et des logiciels contemporains qui les utilisent. Dans une démarche typiquement moderniste, Kittler affirme la nécessité de se concentrer sur ce qu’il considère comme l’« essence » de l’ordinateur : ses fondations logiques et mathématiques et les débuts de son histoire caractérisée par des outils comme l’assembleur.

Si les software studies (telles qu’elles sont déjà définies par un nombre croissant d’ouvrages et d’articles) s’intéressent à tous les types de logiciels, mon intérêt va au logiciel culturel. Bien que le terme ait été précédemment utilisé de façon métaphorique 33 Voir : Jack M. Balkin, Cultural Software. A Theory of Ideology, New Haven, Yale University Press, 1998. (N.D.É.), je vais l’utiliser de façon littérale pour me référer à certains types de logiciels qui supportent des actions que l’on associe d’ordinaire à la « culture ». Ces actions culturelles activées par les logiciels peuvent se diviser en plusieurs catégories :

1. créer, partager et accéder à des artefacts culturels renfermant des représentations, des idées, des croyances et des valeurs esthétiques (monter un clip musical, concevoir un emballage pour un produit, etc.) ;
2. prendre part à des expériences culturelles interactives (jouer à un jeu sur ordinateur) ;
3. créer et partager des informations et des connaissances (écrire un article sur Wikipedia, ou ajouter des lieux sur Google Earth, etc.) ;
4. communiquer avec d’autres personnes (emails, messages instantanés, voix sur IP, discussions en ligne par écrit et vidéo, fonctionnalités des médias sociaux comme les articles, pokes, événements, mots-clefs et métadonnées d’images, notes, lieux, etc.) ;
5. participer à l’écologie de l’information en ligne (enrichir la base de données du moteur de recherche Google à chaque fois qu’on l’utilise pour affiner la pertinence des futurs résultats de requêtes ; cliquer sur les boutons « +1 » de Google+ ou sur les « J’aime » de Facebook.)
6. développer des outils et des services logiciels qui supportent toutes ces activités (programmer une bibliothèque logicielle pour Processing permettant d’envoyer ou de recevoir des données sur Internet).

D’un point de vue technique, ces logiciels peuvent être développés de diverses manières. Parmi les implémentations (dites « architectures » dans l’industrie informatique) populaires, on trouve les applications autonomes (fonctionnant sur la machine personnelle de l’utilisateur), les applications distribuées (un client, fonctionnant sur le dispositif utilisateur, communique avec des logiciels sur le serveur de l’éditeur) et les réseaux peer-to-peer (chaque ordinateur devenant à la fois un client et un serveur). Si ces termes vous sont inconnus, ne vous inquiétez pas : vous avez simplement besoin de comprendre que le logiciel culturel, au sens où j’emploierai ce terme, couvre un large éventail de produits et de services en ligne (au-delà des bien connus Word [1983], Photoshop [1990] et Firefox [2002]). Tous ces exemples relèvent des logiciels culturels : les applications de montage cinéma, vidéo, et d’effets spéciaux qui nécessitent du matériel informatique spécialisé, non fourni avec un ordinateur classique (par exemple Smoke, Flame et Lustre [2008] de l’éditeur Autodesk), l’application grand public iMovie [1999], les services de médias et de réseaux sociaux comme Facebook et Vimeo [2004]. Dans ces derniers cas, les programmes renferment de nombreux sous-programmes et bases de données fonctionnant sur des serveurs distants (par exemple, [en 2007,] Google utiliserait plus d’un million de serveurs dans le monde [trois millions en 2016]) et un site Web et/ou des apps utilisés par les internautes pour envoyer des emails, discuter, publier des posts, télécharger des vidéos, laisser des commentaires, etc.

Étudions plus en détail quelques types de logiciels énumérés ci-dessus. La première catégorie désigne les logiciels applicatifs destinés à accéder, créer, distribuer et gérer (ou « publier », « partager » et « mixer ») du contenu multimédia ; par exemple : Word [1983], PowerPoint [1990], Photoshop [1990], Illustrator [1987], After Effects [1993], Firefox [2002], Internet Explorer [1995] et Blogger [1999]. […] Afin de pouvoir m’y référer simplement, je l’appellerai logiciels médias.

Puisque nous utilisons tous des programmes applicatifs, ou apps, je partirai du principe que nous avons tous une compréhension élémentaire de ce terme 44 Pour une taxinomie possible des types de logiciels applicatifs, voir l’article « Application Software » sur Wikipedia : http://b-o.fr/app. De même, je suppose également que nous comprenons tous à quoi fait référence le terme de « contenu » dans la culture numérique. Juste pour être sûr, voici deux manières de le définir. On peut simplement lister les divers types de médias créés ou partagés et auxquels on accède avec des logiciels médias et les outils fournis par les médias sociaux : textes, images, vidéos numériques, animations, objets et scènes 3D, cartes, etc., ainsi que toute combinaison de ces contenus. Mais on peut aussi définir le « contenu » en faisant la liste des genres, par exemple les pages Web, les tweets, les posts Facebook, les jeux vidéo occasionnels [casual games], les jeux en ligne multijoueurs, les vidéos réalisées par des utilisateurs, les résultats de moteurs de recherche, les URL, les emplacements géolocalisés, les signets [marque-pages] partagés, etc.

La culture numérique tend à rendre le contenu modulaire, c’est-à-dire de permettre et de récompenser les utilisateurs pour la création, la distribution et la réutilisation d’éléments de « contenu » à différents niveaux ; boucles d’animation servant à réaliser des arrière-plans de vidéo, objets 3D servant à créer des animations 3D complexes, morceaux de code servant à développer des sites Web, des blogs, etc. 55 Pour un examen approfondi de la notion de modularité dans les nouveaux médias, voir : Lev Manovich,Le langage des nouveaux médias, Dijon, les Presses du réel, 2010. (Cette modularité fait écho à l’un des principes fondamentaux de la programmation contemporaine qui consiste à concevoir de petites entités réutilisables appelées « fonctions » ou « procédures ».) Tous ces éléments peuvent être considérés comme du « contenu ».

Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 2000, les programmes applicatifs destinés à l’édition multimédia étaient conçus pour fonctionner sur l’ordinateur de l’utilisateur […]. Ensuite, durant les cinq années qui suivirent, les entreprises créèrent progressivement des versions de plus en plus perfectionnées de ces programmes fonctionnant dans le « nuage » [in the « cloud »]. Certains de ces programmes sont disponibles via leurs propres sites Web (Google Docs [2006]), tandis que d’autres sont intégrés à des services d’hébergement de fichiers multimédias ou de médias sociaux (comme le site de traitement d’image et de vidéo Photobucket 66 Créé en 2003, Photobucket est un service d’hébergement d’images et de vidéos articulé autour d’une communauté, dédiéau stockage et au partage de documents mutimédia. En 2016, Photobucket héberge plus de 10 milliards d’images ; 4 millions d’images et de vidéos étant ajoutées chaque jour. (N.D.É.)). De nombreuses applications constituent des clients, fonctionnant sur téléphones portables (par exemple Plans sur iPhone), tablettes et télévisions connectées, qui communiquent avec les serveurs et les sites Web. […]

Le logiciel culturel inclut aussi des outils et services qui sont spécifiquement conçus pour (ou, du moins, incluant des outils complets pour) la communication et le partage d’informations et de connaissances, c’est-à-dire le « logiciel social [social software] 77 On appelle couramment « logiciel social » (« ou application sociale ») un système comprenant des outils de communication et d’interaction en ligne. Voir : http://b-o.fr/socialsoft ». [Gérer du contenu multimédia (organiser des photos dans Picasa [2004]), et « métagérer » (administrer les systèmes de gestion de contenu ; organiser un blogroll 88 Un blogroll désigne une liste de liens vers des blogs « amis » d’un blog, qui donne un bon aperçu des centres d’intérêt de l’auteur, et généralement située dans une colonne latérale. (N.D.É.)), sont devenus des activités aussi centrales dans la vie culturelle d’une personne que de créer du contenu.] [Le logiciel culturel] comprend les moteurs de recherche, les navigateurs Web, les éditeurs de blogs, les clients et services mail, les clients de messagerie instantanée, les wikis, le partage de signets [social bookmarking], les réseaux sociaux, les mondes virtuels, les jeux en ligne massivement multijoueurs [MMOG] et les marchés prédictifs. […]

Bien sûr, les gens ne partagent pas tout en ligne ; du moins, pas encore. Nous devrions donc aussi inclure les outils logiciels pour la gestion des informations personnelles comme les gestionnaires de projet, les applications de bases de données, et les éditeurs de texte simple ou les apps de prise de notes qui sont intégrés dans tous les dispositifs informatiques commercialisés.

Ces catégories évoluent sans cesse. Ainsi, pendant les années 2000, la frontière entre « information personnelle » et « information publique » s’est vue reconfigurée lorsque les utilisateurs commencèrent à partager quotidiennement des médias [photographies, vidéos, etc.] sur des sites Web et à communiquer sur des réseaux sociaux. […]

Jusqu’à l’ascension des médias sociaux et la prolifération des plateformes mobiles associées, il était possible d’étudier la production, la dissémination et la consommation des médias comme des processus séparés. Il était également possible, en général, d’établir une séparation entre les outils et les technologies de production (les studios de télévision, les caméras, l’éclairage, les appareils de montage, etc.) et les plateformes et dispositifs d’accès aux médias (les systèmes de transmission, les postes de télévision, etc.). Les médias sociaux, et plus généralement, l’informatique dans le nuage [cloud computing], effacent ces frontières dans de nombreux cas (surtout en ce qui concerne le contenu créé par les utilisateurs) et en introduisent, simultanément, de nouvelles (client/serveur, accès libre/commercial). Le défi des software studies est d’être en mesure d’utiliser des termes comme « contenu » et « application logicielle » (évoqués plus haut) tout en gardant en tête que les paradigmes actuels des médias sociaux et du cloud computing reconfigurent systématiquement ce à quoi ces termes peuvent faire référence.

Enfin, il me faut ajouter des précisions à cette cartographie du logiciel culturel. Je m’intéresse à la façon dont les logiciels apparaissent aux utilisateurs ; c’est-à-dire aux fonctions qu’ils proposent pour créer, partager, réutiliser, gérer et organiser, aux interfaces média utilisées pour présenter ces fonctions, et aux suppositions et aux modèles relatifs à un utilisateur, à ses besoins et à la société encodés dans ces fonctions et leur présentation. Les fonctions sont intégrées dans les commandes et les menus des applications, et dans les choix qu’ils proposent ; autrement dit, ce que vous pouvez faire avec une app donnée,et comment vous pouvez le faire. […]

Pourquoi il n’existe pas d’histoire exhaustive du logiciel culturel

Nous vivons dans une culture du logiciel ; c’est-à-dire une culture où la production, la distribution et la réception de la majorité des contenus sont organisées par des logiciels. Et pourtant, la plupart des professionnels de la création ne savent rien de l’histoire intellectuelle des logiciels qu’ils utilisent chaque jour. […]

D’où vient le logiciel culturel contemporain ? Quelles sont ses métaphores et ses techniques ? Pourquoi l’a-t-on développé au départ ? […] En dépit des fréquentes déclarations annonçant que la révolution numérique est au moins aussi importante que l’invention de l’imprimerie, nous ignorons largement comment la part essentielle de cette révolution — les logiciels multimédia — fut inventée. C’est incroyable quand on y pense. Les gens qui travaillent dans la culture connaissent Gutenberg (l’imprimerie), Brunelleschi (la perspective), les frères Lumière, Griffith et Eisenstein (le cinéma), Le Corbusier (l’architecture moderne), Isadora Duncan (la danse moderne) et Saul Bass (l’animation). […] Et pourtant, aujourd’hui encore, assez peu de personnes ont entendu parler de Joseph C. R. Licklider, Ivan Sutherland, Ted Nelson, Douglas Engelbart, Alan Kay et de leurs collaborateurs qui, entre 1960 et 1978 environ, ont progressivement transformé l’ordinateur pour en faire la machine culturelle qu’il est devenu. […]

Les institutions d’art moderne et contemporain ; des musées comme le MoMA et la Tate, des éditeurs de livres d’art comme Phaidon, Rizzoli, etc. — promeuvent, entre autres, l’histoire de l’art des XXe et XXIe siècles. Hollywood est tout aussi fière de sa propre histoire ; ses stars, ses cinéastes, ses chefs opérateurs et ses grands classiques. Dès lors, comment comprendre que nos institutions culturelles et l’industrie informatique elle-même négligent l’histoire de « l’informatique culturelle » ? […]

Selon moi, cela s’explique en grande partie par des raisons économiques. […] L’industrie des technologies de l’information ne tire aucun profit des vieux logiciels — et par conséquent, ne fait rien pour promouvoir leur histoire. Bien sûr, les versions actuelles de Word, Photoshop, AutoCAD et de nombreuses autres applications culturelles très populaires sont développées à partir des premières versions qui datent souvent des années 1980, et les entreprises continuent de tirer profit des brevets qu’elles ont déposés pour les nouveautés technologiques […] — mais, contrairement aux jeux vidéo des années 1980, ces premières versions logicielles ne sont pas traitées comme des produits pouvant être réédités. ([…] En effet, la société de consommation exploitant systématiquement la nostalgie des adultes envers les expériences culturelles de leurs années d’enfance et d’adolescence […], il est vraiment surprenant que les premières versions logicielles n’aient pas encore fait l’objet de rééditions vendues sur le marché. Si j’avais utilisé quotidiennement MacWrite et MacPaint [1984] au milieu des années 1980, ou Photoshop 1.0 et 2.0 entre 1990 et 1993, j’imagine que ces expériences relèveraient tout autant de ma « généalogie culturelle » que les films et autres œuvres d’art que j’ai vus durant la même période. […])

La majorité des théoriciens n’ayant pas, jusqu’ici, considéré la culture logicielle comme un sujet en soi, distinct des « médias sociaux », des « réseaux sociaux », des « nouveaux médias », de l’« art média », d’« Internet », de l’« interactivité » et de la « cyberculture », il nous manque non seulement une histoire conceptuelle des logiciels d’édition multimédia, mais aussi des enquêtes méthodiques sur les rôles des logiciels dans la production multimédia. Par exemple, comment l’utilisation d’After Effects, application de compositing [composition multicouche] et d’animation très populaire, a-t-elle refaçonné le langage des images animées ? De même, comment l’adoption de [Alias/1, 1985, puis StudioTools, 1990], de Maya [1998] et d’autres logiciels 3D par les étudiants en architecture et les jeunes architectes dans les années 1990, et les outils disponibles dans ces programmes à diverses périodes, ont-ils influencé le langage de l’architecture ? Qu’en est-il de la coévolution des outils de design Web et de l’esthétique des sites Web ; du langage HTML le plus basique de 1994 aux sites en Flash visuellement très riches arrivés cinq ans plus tard. […]

Comment « comprendre les média » ?

[…] Le premier objectif est de mieux comprendre les objets multimédia dont nous faisons l’expérience et avec lesquels nous « coopérons » des centaines de fois par jour : les génériques animés de la télévision, les publicités animées sur le Web et à la télévision, les créations graphiques, les illustrations, les graphismes et les bannières Web, etc. […] Les exemples de « coopération » sont le partage, le montage, le mixage et la rédaction de commentaires. (Les boutons dits de « social media block » [bouton « like », etc.] […] illustrent ces formes de coopération.)

Ces médias sont expérimentés, créés, édités, remixés, organisés et partagés avec des logiciels, qui incluent des applications de conception multimédia professionnelles et autonomes comme Photoshop, Dreamweaver [1997], After Effects, Aperture [2005], Illustrator, Maya et Word, des applications grand public comme iPhoto [2002], iMovie ou Picasa, et des outils de médias sociaux (éditer/partager/commenter) fournis par des sites comme Facebook, Vimeo et Photobucket. Par conséquent, mon second objectif est de comprendre les logiciels multimédia — leur généalogie (d’où viennent-ils), leur anatomie (les caractéristiques essentielles partagées par tous les logiciels d’édition et de consultation), et leurs effets dans le monde. Je m’intéresserai tout particulièrement à deux types d’effets :
1. comment les logiciels de conception multimédia façonnent les médias qui sont créés, rendant certains choix de conception naturels et faciles à exécuter, tout en cachant d’autres possibilités de conception ;
2. comment les logiciels de mixage/gestion/visionnage façonnent notre expérience des médias et nos actions sur eux.

Mon troisième objectif est de comprendre ce que sont aujourd’hui les « médias » en termes conceptuels. Les concepts médiatiques développés pour rendre compte des technologies de l’ère industrielle, de la photographie à la vidéo, fonctionnent-ils encore lorsqu’on les applique aux médias conçus et utilisés avec des logiciels ? Ont-ils besoin d’être mis à jour, ou complètement remplacés par de nouveaux concepts plus appropriés ? Par exemple : existe-t-il toujours différents médias, ou ont-ils tous fusionné en un seul nouveau « metamedium 99 Sur le concept de « metamedium », voir : Adele Goldberg, Alan Kay, « Personal Dynamic Media », Computer, vol. 10, no 3, Washington, IEEE Computer Society Press, 1977, pp. 31-41. (N.D.É) » ? Existe-t-il des caractéristiques structurelles que l’animation, les conceptions graphiques, les sites Web, les conceptions de produits, les immeubles et les jeux vidéo auraient en commun dans la mesure où ils sont tous conçus avec des logiciels ?

En résumé, « les médias » existent-ils encore ?

Ce texte est extrait de l’avant-propos de Software Takes Command, écrit par Lev Manovich et édité par Bloomsbury Academic en 2013.