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Ewert c. Canada, 2023 CF 1054 (CanLII)

Date :
2023-08-01
Numéro de dossier :
T-2069-19
Référence :
Ewert c. Canada, 2023 CF 1054 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jzgb8>, consulté le 2024-05-14

Date : 20230801


Dossier : T-2069-19

Référence : 2023 CF 1054

Ottawa (Ontario), le 1er août 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

JEFFREY G. EWERT

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Comme de nombreux détenus autochtones qui suivent les enseignements et les pratiques de guérison traditionnels, M. Ewert a un sac de médecine. Son sac de médecine est né avec une plume d’aigle qu’un aîné lui avait offerte il y a plus de 30 ans. Il s’est enrichi au fil de sa longue incarcération et comprend maintenant diverses herbes médicinales, des pierres et des artéfacts. M. Ewert considère que son sac est sacré et qu’il est profané lorsque quelqu’un d’autre y touche. Pour faire progresser ses croyances spirituelles, M. Ewert porte à la tête, à titre d’objets rituels faisant partie de son sac de médecine, des bandeaux qui revêtent une signification qui lui est propre selon leur couleur, les aînés qui les lui ont offerts et les enseignements qu’il a reçus.

[2] Dans la présente action contre la Couronne, M. Ewert affirme qu’au cours de l’été de 2019, Service correctionnel Canada (SCC) a violé les droits que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés en fouillant, en son absence, son sac de médecine en contravention avec la politique de SCC, et en lui demandant de retirer ses bandeaux ou en le forçant à les retirer pour des photographies et des fouilles. M. Ewert cherche à obtenir des jugements déclaratoires et des dommages-intérêts en réparation de ces violations.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la saisie et la fouille du sac de médecine de M. Ewert par SCC, survenues en juillet 2019, constituent une violation des droits garantis par l’alinéa 2a) et l’article 8 de la Charte, violation qui ne saurait se justifier au regard de l’article premier de la Charte. Je conclus aussi, cependant, que M. Ewert n’est pas parvenu à démontrer que les demandes faites concernant ses bandeaux, en juillet et août 2019, constituent une atteinte aux droits que lui garantit la Charte. Après examen des divers facteurs applicables à l’octroi et au montant des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, j’arrive à la conclusion que l’octroi de 7 500 $ est une réparation convenable et juste des violations de la Charte que j’ai constatées.

II. Questions en litige

[4] Dans sa déclaration initiale, M. Ewert soulève un grand nombre de questions, y compris des allégations quant aux raisons pour sa longue incarcération et les représailles dont il serait l’objet dues aux diverses procédures judiciaires qu’il a entamées contre la Couronne pour défendre ses croyances et pratiques spirituelles. Cela étant dit, dans le cadre de la gestion spéciale de la présente action, les parties ont convenu que seules les trois questions qui suivent devaient être instruites. J’ai légèrement reformulé ces questions :

  1. La fouille du sac de médecine de M. Ewert menée par le personnel de SCC, le 17 juillet 2019, porte-t-elle atteinte à quelconque de ses droits garantis par les articles 2, 7, 8, 12 et/ou 15 de la Charte?
  2. Le personnel de SCC a-t-il harcelé M. Ewert parce qu’il portait des bandeaux pour se conformer aux enseignements traditionnels et à ses croyances spirituelles entre les mois de juin et d’août 2019, en contravention avec les articles 2, 7, 8, 12 et/ou 15 de la Charte?
  3. Dans l’affirmative, M. Ewert a-t-il droit à des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte?

III. Discussion

A. La fouille du sac de médecine de M. Ewert du 17 juillet 2019 a porté atteinte à ses droits garantis par l’alinéa 2a) de la Charte

(1) Le sac de médecine de M. Ewert

[5] Je commence par l’analyse de l’origine et de la nature du sac de médecine de M. Ewert, de même que la connexion spirituelle de ce dernier avec son sac de médecine, vu leur importance dans le présent litige.

[6] M. Ewert se dit victime de la rafle des années soixante. À la naissance, il a été mis sous la protection de la Société de l’aide à l’enfance et a été mis en adoption par une famille non autochtone à Surrey, en Colombie-Britannique. Les liens à sa culture et à sa communauté ayant été coupés, il s’est retrouvé sans grand soutien pour faire face au racisme à l’école et dans la société à un jeune âge. Les difficultés qu’il a connues ont été amplifiées par la santé mentale et la toxicomanie de ses parents adoptifs. Il a grandi en ayant honte de son héritage autochtone, sans grande orientation et avec peu de respect pour lui-même. Il a commencé à s’adonner à l’alcool et aux drogues à un jeune âge. En mai et juin 1984, à l’âge de 22 ans, il a commis deux crimes horribles, soit le meurtre au deuxième degré d’une jeune femme et la tentative de meurtre sur une autre jeune femme, dont il a été reconnu coupable plus tard : voir R c Ewert, 1992 CanLII 35 (CSC), [1992] 3 RCS 161, infirmant 1991 CanLII 5763 (BC CA). M. Ewert est incarcéré depuis juillet 1984.

[7] M. Ewert a décrit son transfert à un pénitencier fédéral de la Colombie-Britannique comme étant [traduction] « la première fois [qu’il a] été exposé à la culture autochtone, […] à voir les Frères autochtones dans l’établissement faire ce qu’ils font ». Il s’est plongé dans la culture autochtone dans le pénitencier, se liant à la Fraternité des autochtones pour obtenir la reconnaissance des droits et des pratiques autochtones en milieu carcéral. Il a fait connaissance avec des aînés et a commencé à recevoir leurs enseignements sur la spiritualité autochtone. Alors qu’il occupait les fonctions de chef de la Fraternité des autochtones, en 1990, M. Ewert a jeûné dans le cadre de la bénédiction d’une nouvelle suerie. L’aîné qui l’avait amené à jeûner lui a offert une plume d’aigle, un bol de purification par la fumée, des herbes médicinales et d’autres articles. Voilà l’origine du sac de médecine de M. Ewert.

[8] Au fil du temps, le sac de médecine de M. Ewert s’est enrichi. Il a reçu d’autres enseignements des aînés. Il a reçu des aînés d’autres herbes médicinales, objets sacrés, pierres d’importance spirituelle, artéfacts tels que des pointes de flèche, et des bandeaux qu’il porte pour se conformer à ses croyances spirituelles, comme je l’explique ci-après. Il conserve ces articles dans une étoffe où des pochettes permettent de protéger des articles particuliers, notamment les pierres et les pointes de flèche. Lorsque M. Ewert n’utilise pas son sac de médecine, l’étoffe est roulée sur elle-même, puis nouée.

[9] Le sac de médecine de M. Ewert est sacré pour lui. M. Ewert ne consomme plus d’alcool ou de drogues depuis près de quarante ans. Il n’a plus honte de son identité autochtone. Selon lui, sa guérison lui vient du fait qu’il a renoué avec sa culture autochtone, et surtout des vertus qu’il attribue à son sac de médecine. M. Ewert estime que son sac de médecine est un objet « pur » qui agit comme une seconde conscience.

[10] Vu la nature sacrée du sac de médecine et les enseignements qu’il a reçus à ce sujet, M. Ewert est d’avis qu’il est le seul à pouvoir toucher à son sac de médecine. La preuve tend à indiquer que cet avis est largement répandu dans les communautés autochtones. Selon une partie d’un manuel de SCC (non datée, mais remontant apparemment autour d’avril 2005) traitant de Principes régissant la satisfaction des besoins pour motifs religieux et spirituels soumise en preuve, il est reconnu que « [p]our préserver la valeur spirituelle d’un ballot de médecine sacrée, celui-ci ne peut être manipulé que par son propriétaire ou par une personne à qui sa garde a été confiée ». Mme Ginette Nadon, une aînée de la collectivité algonquine qui travaillait à forfait pour SCC en juillet 2019 et qui a témoigné au procès, a confirmé, dans le même sens, qu’il ressort des cérémonies de suerie auxquelles elle a pris part que personne, hormis son propriétaire, ne peut manipuler un sac de médecine et même que certains croient que si quelqu’un d’autre qu’eux touche à leur sac de médecine, ils mourront.

[11] À juste titre, la Couronne ne conteste ni les allégations mentionnées ci-dessus ni la sincérité ou la puissance des croyances de M. Ewert concernant son sac de médecine, notamment l’importance que lui seul puisse le manipuler. Comme il en ressort en détail de la discussion ci‑dessous, M. Ewert a plusieurs fois eu maille à partir avec le personnel de SCC qui au fil des ans a manipulé son sac de médecine. Il s’est sans cesse battu pour conserver son sac de médecine, en assurer le respect et être la seule personne qui puisse y toucher.

(2) Le cadre législatif et réglementaire des fouilles

[12] L’incarcération de M. Ewert dans le système correctionnel fédéral, de même que le contrôle et la supervision de son incarcération par SCC, sont régis par les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi) et du règlement pris en application de celle-ci, le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement). Selon la Loi, le système correctionnel fédéral « vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité » en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines et en aidant au moyen de programmes appropriés à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale : Loi, art 3.

[13] La Loi énonce les principes que SCC suit pour atteindre ce but. Le critère prépondérant est la protection de la société : Loi, art 3.1. D’autres principes applicables sont que le SCC prend les mesures qui, compte tenu de la protection de la société, des agents et des délinquants, sont les moins privatives de liberté; les délinquants continuent à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui leur est infligée; les directives d’orientation générale, programmes et pratiques respectent, entre autres, les différences culturelles et religieuses et tiennent compte des besoins propres aux Autochtones : Loi, art 4c), d), g).

[14] Comme M. Ewert le reconnaît, la fouille des détenus est un élément important de la sécurité en milieu carcéral. Diverses dispositions de la Loi et du Règlement traitent de la fouille des détenus, des effets qu’ils ont en leur possession et de leur cellule : Loi, arts 46–58; Règlement, arts 43–53. C’est l’article 47 de la Loi qui est la disposition la plus pertinente en l’espèce. Cet article prévoit que, dans certains cas justifiés par des raisons de sécurité, l’agent peut, sans soupçon précis, procéder à la fouille discrète ou à la fouille par palpation ordinaires des détenus. L’article 47 du Règlement énumère les cas justifiés, notamment lorsque le détenu entre dans le pénitencier, un secteur de sécurité, un secteur de travail ou d’activité ou en sort.

[15] Un certain nombre de dispositions de la Loi traitent précisément des délinquants autochtones : Loi, arts 79–-84.1. Sont d’un intérêt particulier en l’espèce : l’alinéa 79.1(1)c), qui prévoit que SCC doit tenir compte de l’identité et de la culture autochtones du délinquant; l’article 82, qui prévoit la création de comités consultatifs autochtones; et l’article 83, qui souligne que la spiritualité autochtone et les chefs spirituels ou aînés autochtones sont « traités à égalité de statut avec toute autre religion et tout autre chef religieux ».

[16] En vertu des articles 97 et 98 de la Loi, le commissaire de SCC a adopté des directives pour encadrer toute mesure d’application de la Loi. Ces directives sont modifiées de temps en temps. Au procès, la Cour a entendu le témoignage de Mme Kathleen Angus, administratrice régionale de la Direction des initiatives pour les Autochtones à SCC. Mme Angus a mentionné qu’après l’adoption de la Loi en 1992, et notamment des dispositions susmentionnées concernant les délinquants autochtones, le commissaire a émis diverses directives pour tenir compte des pratiques et du vécu des Autochtones. Selon sa compréhension qu’elle tire de ses fonctions, les principes de ces directives ont été établis en consultation avec les aînés et les organisations autochtones, par l’intermédiaire du Comité consultatif national sur les questions autochtones créé en application de l’article 82 de la Loi.

[17] Je constate que les versions des directives pertinentes du commissaire qui ont été soumises en preuve datent du milieu des années 2010, voire des années antérieures à 2010 : il ne s’agit pas des versions les plus récentes ni des versions applicables en 2019. Ces anciennes versions, versées en anglais au dossier, emploient le terme « Aboriginal » plutôt que « Indigenous ». Selon la compréhension de la Cour, les versions anglaises actuelles emploient « Indigenous », comme le fait la Loi, depuis les modifications apportées en 2019 : Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi, LC 2019, c 27. Dans la version anglaise du présent jugement, j’utilise le texte original dans les citations de ces anciennes versions; sinon, j’utilise le terme « Indigenous ». En français, le terme « autochtone » est resté le même. À l’inverse, le terme anglais « medicine bundle » est demeuré sensiblement inchangé, mais les équivalents français, entre autres, « sac sacré » et « ballot de médecine autochtone », sont nombreux. Dans la version française du présent jugement, j’utilise le texte original de la version française des documents cités; sinon, j’utilise le terme « sac de médecine » parce que, en général, c’est le terme qu’ont employé les témoins lorsqu’ils faisaient référence, en français, au « medicine bundle » de M. Ewert.

14. « Sac sacré » : un contenant ou une couverture, l’un et l’autre de dimension quelconque, qui renferme des objets de la nature ou des substances ayant une valeur spirituelle. Le sac est réputé sacré : pour préserver sa valeur spirituelle, le sac ne peut être manipulé que par son propriétaire ou par une personne à qui sa garde a été confiée.

[…]

21. Les détenus autochtones ont le droit de garder sur eux des sacs et autres objets sacrés qui ont été autorisés ou distribués par un aîné que l’établissement a choisi pour offrir des services aux détenus. Normalement, la vérification de sécurité des sacs et objets est effectuée visuellement par l’agent responsable, avec la collaboration du propriétaire qui manipule lui-même les objets.

[Je souligne.]

[19] La DC 702 a par la suite été modifiée, et toutes les mentions de sac sacré ont été retirées. Les protocoles concernant la fouille des sacs de médecine se trouvent maintenant dans la directive du commissaire no 566-7, « Fouille des délinquants » (DC 566-7), et dans la directive du commissaire no 566-9, « Fouille de cellules, de véhicules et d’autres secteurs de l’établissement » (DC 566-9). L’article 10 de la DC 566-7 est ainsi libellé :

10. Toute inspection de sécurité des ballots de médecine autochtone et d’autres objets religieux, spirituels ou sacrés sera effectuée par un agent qui soumettra l’objet à un examen visuel pendant que son propriétaire le manipule. Si le propriétaire est absent, un Aîné ou le représentant d’un Aîné (qui n’est pas un détenu) ou encore un représentant religieux inspectera l’objet ou le manipulera pour en permettre l’inspection.

[Je souligne.]

[20] La version de 2011 de la DC 566-9, versée au dossier, contient une disposition semblable à l’article 10. La Couronne a informé la Cour que la version actuelle de la DC 566-9, quoiqu’elle n’ait pas été versée en preuve, renferme, à l’article 15, une disposition similaire, libellée quelque peu différemment. Les parties conviennent que, en dépit des modifications ultérieures de la terminologie et de la numérotation, le libellé de l’article 10 de la DC 566-7, cité ci-dessus, reflétait la politique applicable de SCC en ce qui concerne la fouille des sacs de médecine et des objets rituels. À partir d’ici, toute mention de l’« article 10 » ou de la « politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés » renverra simplement à cette politique.

[21] Comme je le mentionne plus haut, l’article 10 reconnaît le principe voulant que le propriétaire d’un sac de médecine doive être le seul à le manipuler, mais qu’un aîné ou représentant d’un aîné peut le faire « [s]i le propriétaire est absent ». Comme la discussion l’indique, ci-après, des éléments de preuve et des arguments ont été présentés en ce qui concerne le sens de l’expression « [s]i le propriétaire est absent ».

[22] La directive du commissaire no 566-12, « Effets personnels des délinquants » (DC 566-12), est également pertinente en l’espèce. La DC 566-12 établit la liste des effets personnels normalement autorisés et précise les diverses règles et politiques applicables à ces effets personnels. Est d’un intérêt particulier, en l’occurrence, l’article 69 de la DC 566-12, qui prévoit que « [e]n règle générale, l’établissement d’accueil remettra au détenu ses effets personnels dans les 10 jours ouvrables suivant leur réception ».

(3) La fouille

a) Les circonstances entourant la fouille

[23] Le 17 juin 2019, M. Ewert a été transféré de l’Établissement de La Macaza, un établissement à sécurité moyenne situé à La Macaza, au Québec, à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, à Sainte-Anne-des-Plaines, au Québec. L’Établissement Archambault est un établissement regroupé, comportant une unité à sécurité moyenne et une unité à sécurité minimale. M. Ewert a été transféré à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault après avoir reçu une cote de sécurité minimale pour la première fois dans ses 35 années d’incarcération.

[24] Le sac de médecine de M. Ewert a été fouillé avant son départ de La Macaza. Cette fouille s’est déroulée ainsi : M. Ewert manipulait le sac de médecine et en montrait le contenu à un agent correctionnel et à un aîné, à La Macaza, avant le transport en véhicule de transfèrement. M. Ewert a voyagé en compagnie de son sac de médecine, à bord du véhicule de transfèrement.

[25] À l’arrivée à l’Établissement Archambault, le sac de médecine de M. Ewert a été pris et entreposé au secteur des effets personnels. Dix jours plus tard, le 27 juin, la nouvelle agente de libération conditionnelle de M. Ewert, Mme Catherine Lesey, a emmené ce dernier au secteur des effets personnels. Une autre fouille (qui n’est pas visée par la présente action) du sac de médecine a été menée, où l’on a demandé à M. Ewert de prendre son sac, de l’ouvrir et d’en montrer le contenu en présence d’une agente de liaison autochtone, Mme Chantale Chartrand, et d’un agent correctionnel. La fouille a duré environ une heure, après quoi M. Ewert a été autorisé à apporter son sac de médecine à sa cellule. Bien que M. Ewert estime qu’il n’était pas nécessaire d’attendre 10 jours avant la fouille, il ne se plaint pas de la façon dont cette fouille s’est déroulée. En fait, cette fouille semble avoir été menée en conformité avec la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, du fait que c’est M. Ewert qui a lui-même manipulé son sac aux fins de l’inspection visuelle par un agent.

[26] Le même jour, soit le 27 juin, M. Ewert a eu un contretemps avec son agente de libération conditionnelle, Mme Lesey. Dans une réunion au sujet d’un plan semestriel, M. Ewert a formulé à Mme Lesey des commentaires qui, selon lui, se voulaient enjoués et amusants, mais qui portaient sur l’apparence et le charme de l’agente. Peu de temps après, M. Ewert a été appelé à l’entrée principale, où il a été menotté et informé des préoccupations soulevées par Mme Lesey concernant sa propre sécurité à cause des commentaires de M. Ewert, surtout à la lumière des antécédents criminels de ce dernier. M. Ewert a été transféré à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault jusqu’à ce que sa cote de sécurité soit révisée.

[27] À son transfèrement à l’unité à sécurité moyenne, M. Ewert n’a pas reçu son sac de médecine, qui était dans sa cellule de l’unité à sécurité minimale. Le 9 juillet 2019, M. Ewert a demandé où se trouvait son sac de médecine dans une réunion avec les avocats de SCC au sujet d’une allégation concernant une fouille antérieure de son sac, à La Macaza, en 2017. Une semaine plus tard, le 16 juillet, deux agents correctionnels sont venus à la cellule de M. Ewert et lui ont demandé où était son sac de médecine. Il a répondu qu’il n’en savait rien, pensant qu’il était toujours dans sa cellule de l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault. En réalité, cette cellule avait été nettoyée dans la journée qui a suivi le transfèrement de M. Ewert à l’unité à sécurité moyenne.

[28] Plus tard, le même jour, soit le 16 juillet, M. Ewert s’est entretenu avec l’aînée Nadon, qui travaillait à forfait pour SCC, à l’Établissement Archambault, et à Mme Anabelle Morin, l’agente de liaison autochtone de l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault. M. Ewert a tenté de s’informer au sujet de son sac de médecine et a souligné l’importance qu’il soit le seul à le manipuler. Mme Morin, qui a témoigné au procès, avait peu de souvenirs de l’objet de cette réunion, mais a convenu qu’elle savait que le sac de médecine de M. Ewert était une grosse affaire pour lui. L’aînée Nadon a dit se rappeler que M. Ewert a mentionné qu’il ne voulait pas qu’aucune personne ne touche à son sac de médecine.

[29] Au cours de la semaine qui a suivi, M. Ewert a rencontré l’aînée Nadon et Mme Morin un certain nombre de fois pour discuter, entre autres, du sac de médecine. Le 23 juillet, M. Ewert a rencontré l’aînée Nadon pour s’informer de son sac de médecine. Cette fois, à la grande surprise de M. Ewert, l’aînée Nadon l’a informé qu’elle et Mme Morin avaient déjà fouillé son sac de médecine la semaine précédente, le 17 juillet.

b) La preuve concernant la fouille

[30] Au moment du transfèrement de M. Ewert à l’unité à sécurité moyenne, son sac de médecine a été apporté directement au bureau du gestionnaire correctionnel, M. Mark Morris. Durant son témoignage, Mme Édith Desnoyers, directrice adjointe de l’Établissement Archambault, a déclaré que le sac avait été envoyé au bureau du gestionnaire correctionnel, et non au secteur des effets personnels où de nombreuses personnes travaillaient, vu les inquiétudes que M. Ewert avait exprimées lors de son transfèrement de La Macaza. Mme Desnoyers a mentionné que SCC voulait savoir où se trouvait le sac de médecine pour qu’il puisse être fouillé en présence de M. Ewert ou en présence d’un aîné et qu’il lui soit remis le plus rapidement possible. La fouille n’a toutefois pas eu lieu en présence de M. Ewert et, comme j’en fais état ci-dessous, le sac de médecine n’a pas été remis à M. Ewert avant qu’il soit transféré à un autre établissement près d’un mois plus tard. En fait, la fouille du sac de médecine de M. Ewert a eu lieu le 17 juillet 2019, au bureau de M. Morris, en présence de l’aînée Nadon et de Mme Morin.

[31] M. Morris, le gestionnaire correctionnel qui aurait apparemment décidé de procéder à la fouille du sac de médecine de M. Ewert en l’absence de ce dernier, n’a pas été appelé à témoigner au procès.

[32] Mme Morin s’est rappelé avoir aidé à la fouille du sac de médecine de M. Ewert en présence de l’aînée Nadon, mais elle se souvenait peu de la fouille elle-même et des réunions avec M. Ewert qui ont précédé la fouille ou qui y ont succédé. Elle se rappelait néanmoins avoir vu une boîte de carton contenant les effets autochtones de M. Ewert, notamment une chemise à rubans, un tambour, des pierres, des bandeaux et un sac de médecine. Elle ne se rappelait plus si le sac était noué ou non ou si l’aînée Nadon ou elle ont dû le dénouer. Elle a déclaré qu’au cours de cette fouille, les objets mis à l’intérieur des pochettes du sac de médecine avaient été inspectés visuellement, que l’aînée Nadon et elle informaient le gestionnaire correctionnel si elles reconnaissaient les objets ou non, s’il s’agissait d’objets que M. Ewert pouvait garder ou qui devaient être entreposés ailleurs. Elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait fait avec les objets après la fouille, mais a mentionné qu’elle a dû les avoir remis comme ils étaient placés auparavant, telle son habitude.

[33] L’aînée Nadon a, elle aussi, gardé quelques souvenirs de la fouille, mais ne pouvait se souvenir de nombreux détails. Elle ne se souvenait plus de l’apparence des objets et du sac de médecine dans la boîte au moment où elle a été ouverte. Elle se rappelait initialement avoir vu des pots d’herbe et des bandeaux dans un coin de la boîte, mais a ensuite mentionné qu’elle n’en était pas sûre, puis qu’elle ne se souvenait pas. Elle se rappelait qu’on lui avait demandé d’identifier les diverses plantes et autres remèdes, mais se souvenait peu du reste.

[34] Ni Mme Morin ni l’aînée Nadon ne se rappellent avoir fait part à M. Morris du problème que représentait la manipulation du sac de médecine de M. Ewert ou la fouille en l’absence de ce dernier malgré les soucis exprimés la veille par M. Ewert. Selon le témoignage de l’aînée Nadon, il semble évident que celle-ci estimait qu’il ne lui appartenait pas de mentionner de tels problèmes ou de mettre en doute les décisions des agents correctionnels en ce qui concerne les fouilles. En revanche, Mme Desnoyers a déclaré que, d’après elle, le gestionnaire correctionnel et l’aîné peuvent tous deux décider si la présence du détenu autochtone à la fouille est requise. Quoi qu’il en soit, je conclus que ce problème n’a pas été soulevé. La fouille s’est déroulée en l’absence de M. Ewert et n’a révélé aucun objet interdit.

[35] M. Ewert n’a pas revu son sac de médecine avant le vendredi 26 juillet. Aucune preuve ni aucune raison n’a été fournie pour expliquer comment il se fait que le sac de médecine n’ait pas été remis à M. Ewert immédiatement après la fouille. Le 26 juillet, M. Ewert a rencontré le personnel de SCC qui lui a annoncé que sa cote de sécurité resterait minimale et a discuté avec lui des options de transfèrement qui s’offraient à lui. Mme Morin s’est jointe à l’une de ces rencontres, et M. Ewert a encore une fois demandé ce qu’il était advenu de son sac de médecine. M. Ewert a été accompagné jusqu’au bureau de M. Morris où il a pu voir son sac de médecine en présence de M. Morris et de Mme Morin. M. Ewert a déclaré que le sac était dans une boîte de carton, mais que son contenu avait été retiré des pochettes et était libre au fond de la boîte. Les pierres et les pointes de flèche, normalement enveloppées de velours pour les protéger, étaient à découvert dans la boîte. Pour reprendre les mots de M. Ewert, son sac de médecine était [traduction] « dans un état pire que tout ce qu’[il] avai[t] jamais vu auparavant ».

[36] M. Ewert a été alors avisé qu’il ne pouvait apporter l’entièreté de son sac à sa cellule. Mme Morin lui a en fait dit qu’il ne pouvait apporter que quelques articles avec lui pour le week-end, avant son transfèrement prévu à un nouvel établissement à sécurité minimale. M. Ewert a expliqué que son sac de médecine constitue en soi un tout qui ne peut être facilement divisé, mais on lui a répété qu’il ne pouvait prendre que quelques articles. Il en a choisi quelques-uns, puis est retourné à sa cellule.

[37] M. Ewert n’a pas été contre-interrogé à ce sujet, si ce n’est que pour confirmer qu’aucun des articles de son sac de médecine n’avait été ébréché ou endommagé. Mme Morin n’a gardé aucun souvenir des événements du 26 juillet. Comme je le mentionne plus haut, M. Morris n’a pas été appelé à témoigner. La preuve de M. Ewert sur ce qu’il a vu et l’état dans lequel se trouvait son sac de médecine le 26 juillet était détaillée, cohérente et franche; elle demeure non contestée. J’accepte sa preuve.

[38] Le mardi 30 juillet, M. Ewert a été transféré à une unité à sécurité minimale d’un autre établissement à niveaux de sécurité multiples, au Québec, le Centre fédéral de formation, également connu sous l’acronyme CFF-6099. Avant son transfèrement, il a été amené au bureau de M. Morris pour y récupérer son sac de médecine. M. Ewert et son sac se sont rendus au CFF-6099 à bord du même véhicule de transfèrement. À son arrivée, M. Ewert a rencontré un aîné qui a inspecté visuellement tous les objets contenus dans le sac que M. Ewert lui montrait. M. Ewert a ensuite remis les objets dans son sac qu’il a apporté à sa nouvelle cellule. M. Ewert ne soulève aucun problème relativement à cette fouille.

[39] Selon mon appréciation de la preuve donnée par M. Ewert et par Mme Desnoyers, l’aînée Nadon et Mme Morin, je conclus que les faits suivants se sont produits entre le transfèrement de M. Ewert à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, le 27 juin, et son transfèrement au CFF-6099, le 30 juillet :

  • a)Le sac de médecine de M. Ewert a été retiré de sa cellule, à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, mis dans une boîte avec d’autres effets, laquelle a été apportée à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault et laissée dans le bureau de M. Morris, gestionnaire correctionnel.

  • b)À un moment donné avant le 17 juillet, le sac de médecine a été ouvert par des membres inconnus du personnel de SCC. C’est la seule explication qui donne un sens aux déclarations de Mme Morin voulant qu’elle ait vu les pierres et les bandeaux dans la boîte, lorsqu’elle a été ouverte pour la première fois et celles de l’aînée Nadon voulant qu’elle ait vu les bandeaux, alors que M. Ewert gardait ces articles à couvert dans son sac de médecine.

  • c)Le 17 juillet, l’aînée Nadon et Mme Morin ont procédé à la fouille du sac de médecine dans le bureau de M. Morris. M. Ewert, qui était à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, aurait pu être amené au bureau ou à un autre endroit quelconque pour être présent lors de la fouille, mais tel n’a pas été le cas. Aucun témoin n’a avancé une raison quelconque pour justifier l’urgence de la fouille.

  • d)Au terme de la fouille ou à un moment donné par la suite, le contenu du sac de médecine de M. Ewert a été placé dans la boîte de carton, à l’extérieur du sac de médecine tel quel. Il y a peu de raisons de douter des déclarations de l’aînée Nadon et Mme Morin selon lesquelles elles croient avoir traité les objets du sac de médecine avec soin, et des déclarations de Mme Morin sur son habitude de remettre les choses à la place où elle les a trouvées. Cependant, qu’il s’agisse du dénouement de la fouille ou d’un fait qui s’est produit par la suite, le contenu du sac de médecine de M. Ewert a été retiré des pochettes et des tissus censés le protéger et laissé à découvert au fond de la boîte de carton. C’est la seule inférence qui concorde avec l’état dans lequel M. Ewert a trouvé les objets le 26 juillet, de la preuve qui n’a pas été contredite.

  • e)Le sac de médecine de M. Ewert ne lui a pas été remis après la fouille. Il a seulement appris que son sac avait été fouillé le 23 juillet et n’a pas été emmené pour voir son sac avant le 26 juillet où on l’a autorisé à ne prendre alors que quelques objets avec lui, et son sac de médecine ne lui a été remis que le 30 juillet.

[40] La Couronne soutient que la Cour ne devrait pas tirer les inférences dont j’ai fait état ci‑dessus, notamment celles indiquées aux alinéas b) et d), selon la directive énoncée à l’article 2849 du Code civil du Québec selon laquelle la Cour « ne doit prendre en considération que [les présomptions] qui sont graves, précises et concordantes ». Pour l’application de cet article, « présomption » s’entend d’une conséquence que la loi ou le tribunal tire d’un fait connu à un fait inconnu : Code civil du Québec, art 2846. Je suis convaincu que les inférences mentionnées ci-dessus aux alinéas b) et d) concernant la manipulation du sac de médecine de M. Ewert satisfont aux critères des présomptions graves, précises et concordantes : Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48 aux para 59–60. Plus précisément, le lien entre les faits connus (l’état dans lequel se trouvait le sac de médecine lorsque Mme Morin, l’aînée Nadon et M. Ewert l’ont respectivement vu pour la première fois) et les faits inconnus (comment il en est venu à cet état) est tel que l’existence de l’un établit l’autre de façon claire et évidente. À mon avis, aucune inférence contraire ou différente ne concorde avec les faits connus, et aucune preuve contradictoire n’a été présentée. À cet égard, l’allusion de la Couronne au fait que M. Ewert a admis que ses pointes de flèche n’ont pas été ébréchées ou endommagées n’est pas pertinente. Le fait que les articles ont été retirés et que les pierres et les pointes de flèche se trouvaient à l’extérieur du sac de médecine n’est nullement contredit par le fait que les articles n’ont pas été endommagés de façon permanente.

[41] Je note que la Couronne fait valoir que l’article 2849 du Code civil du Québec s’applique en vertu de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5. L’article 40 prévoit que, dans les procédures qui relèvent de l’autorité du Parlement, les lois sur la preuve qui sont applicable sont celles qui sont « en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées » [je souligne] (dans la version anglaise de la loi, « in force in the province in which those proceedings are taken » [je souligne]).

[42] Il ressort de l’examen de la jurisprudence limitée de notre Cour sur l’application de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada qu’il n’est pas clair, selon moi, que la présente procédure soit « exercée » au Québec. Dans diverses affaires, les Cours fédérales se sont fondées sur le lieu où les procédures ont été commencées, le lieu où elles se sont poursuivies et/ou le lieu de l’audience pour déterminer là où elles sont « exercées » : voir par ex Anderson c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 270; Desroches c La Reine, 2013 CCI 81 au para 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Halindintwali, 2015 CF 390 au para 96; Tepper c Canada (Procureur général), 2020 CF 1046 au para 2; Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais c Belcan SA, 1996 CanLII 4040 (CAF), [1996] 2 CF 751 (CA) au para 8, inf pour d’autres motifs par 1997 CanLII 308 (CSC), [1997] 3 RCS 1278; South Yukon Forest Corporation c Canada, 2010 CF 495 aux para 1–4, 40–41, inf pour d’autres motifs par 2012 CAF 165, autorisation de pourvoi refusée, 2012 CanLII 76981 (CSC).

[43] En l’occurrence, l’affaire a commencé à Vancouver, les faits générateurs sont survenus au Québec, et le procès a eu lieu (par vidéoconférence) dans le cadre d’une séance à Montréal, les parties étant au Québec. Je doute que les règles de preuve applicables doivent être déterminées uniquement à partir de l’emplacement du bureau du greffe où l’acte introductif d’instance a été délivré. En l’espèce, je suis convaincu que les dispositions légales québécoises sur la preuve devraient s’appliquer, comme le propose la Couronne, mais je constate qu’aucune de mes conclusions ne différerait si c’était la loi britanno-colombienne sur la preuve qui s’appliquait.

[44] Après le survol des faits entourant la fouille, je me tourne vers les revendications de M. Ewert qui se fondent sur la Charte.

(4) Alinéa 2a) de la Charte

[45] Comme je le mentionne plus haut, M. Ewert soutient que la fouille de son sac de médecine a porté atteinte aux droits et libertés que lui garantissent les articles 2, 7, 8, 12 et 15 de la Charte. Les parties ont concentré la majeure partie de leurs arguments sur l’alinéa 2a) de la Charte. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que les libertés visées à l’alinéa 2a) de la Charte sont les plus directement touchées en l’espèce. Puisque la trame factuelle qui sous-tend chacune des allégations fondées sur la Charte est la même et que je conclus qu’il y a eu violation de l’alinéa 2a), je suivrai l’approche établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32 aux para 7678 et concentrerai mon analyse sur cette disposition.

[46] L’alinéa 2a) de la Charte garantit la « liberté de conscience et de religion » à titre de libertés fondamentales. Il est établi qu’une mesure contrevient à l’alinéa 2a) de la Charte lorsque : (1) le plaignant entretient une croyance ou se livre à une pratique sincère ayant un lien avec la religion; et que (2) la mesure contestée nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à la capacité du plaignant de se conformer à ses croyances religieuses : Alberta c Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37 au para 32, citant Syndicat Northcrest c Amselem, 2004 CSC 47 et Multani c Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6; Trinity Western au para 63. S’il y a eu une telle violation, la question à trancher est alors celle de savoir si la restriction constitue une limite raisonnable, créée par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique : Charte, art 1; Hutterian Brethren au para 34; École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 au para 39.

a) Les croyances sincères de M. Ewert ont un lien avec la religion

[47] La Couronne ne conteste pas la sincérité des croyances et des pratiques de M. Ewert en ce qui concerne son sac de médecine ni leur lien avec la religion. Je suis convaincu que la preuve, y compris le témoignage de M. Ewert, établit qu’il croit sincèrement que son sac de médecine est un objet sacré et pur; qu’il l’aide dans sa guérison, son rétablissement et sa sobriété; qu’il doit le garder en sa possession; qu’il devrait être le seul à pouvoir toucher à son sac de médecine; et qu’il est profané si une personne autre que lui y touche, surtout, mais pas exclusivement, si cette personne a consommé des drogues ou de l’alcool ou si elle [traduction] « a ses lunes » (ses règles); et qu’il ne fait qu’un tout, qui ne saurait être divisé. Étant donné les liens entre ces croyances et la foi spirituelle de M. Ewert, je suis convaincu que ses croyances ont un lien avec la religion : Amselem au para 56.

b) Le traitement du sac de médecine de M. Ewert constitue une atteinte non négligeable

[48] À mon avis, M. Ewert a établi que la fouille de son sac de médecine constituait une atteinte non négligeable à sa capacité d’agir conformément à ses croyances religieuses. L’appréciation de ce que constitue une atteinte non négligeable dépend du contexte : Amselem au para 60. En l’occurrence, comme il n’a pas eu accès à son sac de médecine pendant plus d’un mois, M. Ewert n’a pas pu mettre en pratique ses croyances religieuses. La fouille a permis à d’autres personnes que lui de toucher à son sac de médecine et à son contenu, un geste que M. Ewert considère sincèrement comme un acte de profanation. Il a par la suite été autorisé à prendre seulement certains articles, et non le sac en entier, même si la fouille n’avait révélé aucun objet qui lui était interdit d’apporter dans sa cellule. Vu la preuve de M. Ewert concernant l’importance de son sac de médecine, le lien qu’il a avec son sac et la connexion entre son sac et ses croyances traditionnelles et spirituelles, l’atteinte est non négligeable.

[49] Je constate que l’atteinte à la liberté de religion de M. Ewert n’a pas eu lieu de façon accidentelle ou sans s’en rendre compte. La preuve montre clairement que SCC était bien au courant de l’importance spirituelle et du caractère sacré des sacs de médecine, en général, ainsi que des croyances de M. Ewert en lien avec son sac, en particulier. En fait, M. Ewert avait précisément mentionné à l’aînée Nadon et Mme Morin, la veille de la fouille, l’importance que personne d’autre ne touche à son sac de médecine. Bien qu’on ait demandé à toutes deux de prendre part à la fouille et qu’elles y aient pris part, ni l’une ni l’autre n’a fait part des préoccupations de M. Ewert au gestionnaire correctionnel, M. Morris.

[50] Il convient de souligner un point du témoignage de l’aînée Nadon à ce sujet. L’aînée Nadon savait que M. Ewert était d’avis que personne n’avait le droit de toucher à son sac de médecine, et a reconnu que c’est un avis qui concorde avec ses propres connaissances des croyances traditionnelles à l’égard des objets sacrés tels que sa plume d’aigle. Toutefois, l’aînée Nadon a jugé bon de clarifier ses réponses en ce qui concerne la vie au pénitencier et la vie à l’extérieur du pénitencier et a ajouté qu’à l’intérieur du pénitencier, tout est « complètement différent ». Voici les réponses de Mme Nadon aux questions de M. Ewert :

Q : [traduction] Alors, Mme Nadon, vous disiez à la Cour, en ce qui concerne les personnes qui touchent à votre plume, que vous faisiez plus particulièrement allusion à la situation à l’extérieur d’une prison, et non à l’intérieur d’une prison. C’est bien ça?

R : C’est ça.

Q : [traduction] Alors, êtes-vous en train de dire que si quelqu’un touchait à votre plume, à l’intérieur d’une prison, sans votre permission, ce serait correct?

R : [Il y a] une grosse différence, M. Ewert, entre vous et moi. Je suis une aînée, vous vous êtes un détenu. Donc les politiques sont pas les mêmes. Malheureusement, si le détenu ne peut pas être présent, l’aîné et son [agente de liaison autochtone] ont le droit de faire les fouilles sans la présence du détenu. Ça, on en a parlé au début. Donc, et moi, […] je vous assure que tout ce que moi j’ai fait, ça a été dans le respect de vos croyances et de vos objets.

[Je souligne.]

[51] Les déclarations de l’aînée Nadon au sujet des différences entre les détenus et les non-détenus semblent découler des politiques de SCC sur les fouilles et, plus particulièrement, de l’article 10 de la DC 566-7, et non des conséquences de la manipulation d’un sac de médecine appartenant à quelqu’un d’autre d’un point de vue religieux ou spirituel. J’examine ci-après les politiques de SCC au regard de l’article premier de la Charte. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’aînée Nadon laisse entendre que ce qui constitue une entrave à une croyance religieuse diffère que l’on soit détenu ou non, je ne suis pas d’accord. Comme le juge Norris l’a affirmé récemment au nom de notre Cour, [traduction] « les établissements correctionnels n’échappent pas à l’application de la Charte » : Richards v Canada, 2022 FC 1763 au para 273; voir aussi R v Joseph, 2014 ONCJ 559 au para 38, citant R c Taylor, 2014 CSC 50 au para 34. Bien que le fait qu’il s’agit d’un milieu correctionnel puisse jouer sur la question de la justification, il n’empêche pas les actes de SCC de constituer une entrave à la liberté de religion de M. Ewert. Je note en outre que je conviens avec M. Ewert que vu ses croyances qu’il devrait être le seul à pouvoir toucher à son sac de médecine, les déclarations de l’aînée Nadon voulant qu’elle ait manipulé le sac de médecine de M. Ewert « dans le respect de[s] croyances » de ce dernier sont difficiles à réconcilier. L’aînée Nadon peut très bien avoir manipulé le sac de médecine avec soin, mais l’avoir fait sans faire état des objections de M. Ewert au sujet de la manipulation de son sac de médecine ou sans suggérer qu’il soit présent pour le manipuler lui-même montre peu de respect à l’égard des croyances de M. Ewert.

[traduction]

Je crois que c’est acceptable. En fin de compte, si c’est quelque chose qui n’a culturellement aucun sens pour la personne à qui on le demande, alors il faut le faire savoir. Mais, à la base, sachant qu’on vient de différentes traditions et qu’on est ouvert aux différences, on peut demander de bonne foi. Et je pense que c’est correct que quelqu’un ait fait la demande dans le but de rassurer ou dans le but de s’assurer que vous aviez accès à vos produits médicinaux. Si, selon vous, il était approprié ou non [de le dissocier] en le recevant, dans le sens que si ce n’est pas quelque chose que vous faites habituellement, alors c’est correct de le dire.

[Je souligne.]

[53] En l’espèce, on a demandé à M. Ewert de ne prendre que certains objets de son sac de médecine. Il avait mentionné qu’il était d’avis qu’il n’était pas acceptable de dissocier son sac. Malgré cela, personne n’a tenu compte de ses pratiques religieuses et on l’a obligé à dissocier des objets de son sac. Cette demande constitue une autre entrave à sa liberté de religion.

[54] Dans ses observations finales, la Couronne n’a pas soutenu que la saisie, la fouille et la rétention du sac de médecine de M. Ewert n’ont pas fait entrave à la capacité de ce dernier de se conformer à ses croyances ou qu’une telle entrave était négligeable ou insignifiante. Elle n’a pas non plus fait valoir que l’entrave n’avait pas été faite par le gouvernement du Canada, ou les fonctionnaires ou les préposés de l’État, dont la Couronne répond. Au lieu, la Couronne s’est contentée de soutenir que la fouille, et donc, l’entrave, était raisonnable et justifiée. Je me penche ci-dessous sur cette question.

(5) Article premier de la Charte

a) Cadre d’analyse

[55] Comme je le mentionne plus haut, les droits et libertés garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique : Charte, art 1. La charge de prouver qu’une telle restriction est raisonnable et justifiée incombe à la partie qui demande le maintien de cette restriction, en l’occurrence, la Couronne : R c Oakes, [1986] 1 RCS 103 aux p 136–137, 1986 CanLII 46 (CSC) au para 66.

[56] La Cour suprême du Canada a établi deux cadres d’analyse pour déterminer s’il y a justification au sens de l’article premier. Selon le cadre établi dans l’arrêt Oakes, la Couronne doit d’abord montrer que l’objectif de la restriction se rapporte à des préoccupations « urgentes et réelles » et, ensuite, qu’il existe une proportionnalité entre l’objectif et les moyens pris pour atteindre cet objectif : Oakes aux p 136–137, aux para 69–70. Selon le cadre établi dans les arrêts Doré et Loyola, utilisé pour examiner les décisions administratives découlant de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui portent prétendument atteinte aux droits des particuliers, la Cour examine si la décision est « raisonnable » dans le sens qu’elle représente une mise en équilibre proportionnée de sorte qu’elle n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi : Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 aux para 3–7, 54–58; Loyola aux para 4, 35, 37–39; Trinity Western aux para 79–80. Le cadre établi par les arrêts Doré et Loyola fait place à la déférence à l’égard du décideur administratif, mais demeure une analyse « robuste » de la proportionnalité et ne constitue pas une « version atténuée ou édulcorée de l’analyse de la proportionnalité » : Trinity Western aux para 79–80; Loyola au para 3.

[57] La Couronne soutient que la Cour devrait appliquer le cadre établi par les arrêts Doré et Loyola, car la fouille du sac de médecine de M. Ewert est le résultat d’une décision administrative. Je doute que ce cadre, mis au point expressément dans le contexte du contrôle judiciaire en droit administratif, puisse s’appliquer aisément aux actions en dommages-intérêts fondées sur la Charte : Doré aux para 3, 32–35, 52–58; Loyola aux para 35–39; Trinity Western aux para 57–59. Les dommages-intérêts ne sont pas une mesure de réparation possible au terme du contrôle judiciaire, et un contrôle judiciaire n’est pas une condition préalable pour une action en dommages-intérêts, y compris une action fondée sur la Charte : Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62 aux para 4, 23–28; Canada (Procureur général) c McArthur, 2010 CSC 63 aux para 1, 7, 13–14.

[58] Je doute aussi, du moins dans les circonstances de l’espèce, qu’il y ait lieu de faire preuve de déférence à l’égard du décideur administratif même à qui l’on reproche d’avoir fait entrave aux droits et libertés que la Charte garantit aux détenus, sans saper du même coup ces droits et libertés. Si la Cour devait être limitée lorsqu’elle détermine si un préposé de l’État a enfreint les droits que la Charte garantit aux particuliers par le fait que le préposé est d’avis qu’il n’a commis aucune infraction, ces droits mêmes que la Charte vise à protéger en sortiraient appauvris.

[59] Cela dit, selon moi, le cadre d’analyse applicable ne change pas l’évaluation visant à déterminer si l’atteinte à la liberté de religion de M. Ewert était une restriction raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Pour les besoins actuels, j’adopte donc le cadre proposé par la Couronne pour déterminer si la fouille était raisonnable parce qu’elle mettait en balance de façon proportionnée les protections garanties par la Charte pour veiller à ce qu’elles « ne soient pas restreintes plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs applicables visés par la loi » : Loyola au para 4; voir Brazeau v Attorney General (Canada), 2019 ONSC 1888 aux para 322–324, inf en partie pour d’autres motifs par 2020 ONCA 184.

[60] Avant d’examiner la question de la mise en balance proportionnée, je tiens à noter que les parties n’ont pas traité en profondeur de la question de savoir si la liberté de religion de M. Ewert pouvait d’une quelconque façon être restreinte par une « règle de droit ». Comme je le mentionne plus haut, la Loi et le Règlement renferment des dispositions sur la fouille des détenus et de leurs effets personnels. On ne saurait prétendre que ces dispositions autorisent les fouilles qui portent déraisonnablement atteinte aux droits garantis par la Charte, j’en déduis donc que la fouille d’un détenu – qui est menée en conformité avec ces dispositions législatives et réglementaires et qui restreint de façon raisonnable les droits garantis par la Charte – est prescrite par une règle de droit.

b) La preuve concernant la mise en balance proportionnée

[61] Même si j’accepte les observations de la Couronne sur le cadre d’analyse applicable, je ne suis pas convaincu que la Couronne a démontré que la restriction de la liberté de religion de M. Ewert était raisonnablement justifiée. Je note qu’il incombe habituellement au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable d’une décision administrative, mais lorsque la question en litige est le caractère raisonnable de la restriction d’un droit garanti par la Charte, je suis d’avis qu’il incombe à la partie qui cherche à maintenir la restriction, en l’occurrence la Couronne, de justifier cette restriction : Trinity Western au para 117, juge en chef McLachlin, concordante, para 195–197, juge Rowe, concordant, et para 312–314, juges Côté et Brown, dissidents; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 57, 100. De toute façon, peu importe à qui incombe la charge de preuve, j’en arrive à la même conclusion.

[62] En l’espèce, il n’y a aucune preuve que la personne qui a décidé du moment, de l’endroit et de la façon de procéder à la fouille – selon toute apparence, M. Morris – ait tenté de mettre en équilibre les droits garantis par la Charte et les objectifs prévus par la loi. On comprend bien sûr qu’il n’y a aucune décision écrite. Cependant, il n’y a non plus aucune preuve concernant les raisons pour lesquelles : la fouille a eu lieu 20 jours après l’arrivée de M. Ewert à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault; la fouille a été faite en l’absence de M. Ewert au lieu de lui demander de mettre lui-même à vue le contenu de son sac de médecine; la fouille s’est soldée par la dispersion des articles contenus dans le sac de médecine de M. Ewert au fond d’une boîte de carton, et non enveloppés dans le sac comme il les avait laissés; le sac de médecine de M. Ewert ne lui a été remis que plusieurs jours après la fouille. La situation est donc différente de celle de l’arrêt Trinity Western, où la Cour suprême a dû procéder à l’examen du caractère raisonnable au regard de la Charte, en l’absence de motifs formels, en se fondant sur le cadre démocratique et les discours prononcés par les conseillers du barreau : Trinity Western aux para 51–56; voir aussi Vavilov aux para 136–137.

[63] La Couronne soutient que la preuve de la mise en équilibre et du caractère raisonnable de la décision peut être déduite de la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, telle qu’énoncée à l’article 10 de la DC 566-7, et de la façon dont la fouille a été menée. Selon moi, l’allusion à ces éléments de preuve mène à la conclusion que la restriction de la liberté de religion de M. Ewert n’était pas raisonnablement justifiée. Par souci de clarté, je tiens à préciser que la question, en l’espèce, n’est pas de savoir si la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés contrevient à l’alinéa 2a) de la Charte. L’examen, ci-dessous, de cette politique est pertinent, car, à défaut de toute preuve de la personne qui a décidé de procéder à la fouille en l’absence de M. Ewert, la Couronne soutient que la fouille était raisonnable parce qu’elle était conforme à la politique, selon l’interprétation qu’elle propose de lui donner.

c) La politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés

[64] Pour examiner la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, je pars de la prémisse que les fouilles en milieu carcéral sont nécessaires. M. Ewert part d’ailleurs de la même prémisse. Comme je le mentionne plus haut, la Loi énonce d’importants objectifs qui mettent l’accent sur la protection de la société, du personnel et des délinquants : Loi, arts 3a), 3.1, 4c). Toutefois, conformément aux protections offertes et aux valeurs consacrées par la Charte, la Loi précise que les délinquants continuent à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui leur est infligée, et que les politiques correctionnelles respectent les différences culturelles et religieuses et tiennent compte des besoins propres aux Autochtones : Loi, art 4c), g).

[65] La DC 566-7, dont l’article 10 énonce la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, a été émise dans ce contexte. Par souci de commodité, je reproduis cet article à nouveau :

10. Toute inspection de sécurité des ballots de médecine autochtone et d’autres objets religieux, spirituels ou sacrés sera effectuée par un agent qui soumettra l’objet à un examen visuel pendant que son propriétaire le manipule. Si le propriétaire est absent, un Aîné ou le représentant d’un Aîné (qui n’est pas un détenu) ou encore un représentant religieux inspectera l’objet ou le manipulera pour en permettre l’inspection.

[66] La Cour a entendu la preuve de quatre témoins de SCC sur cette politique. Ces derniers avaient différentes compréhensions de la politique, notamment pour ce qui est du sens du passage « [s]i le propriétaire est absent ».

[67] M. Éric Cyr, gestionnaire correctionnel à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, connaissait cette politique et a été appelé à l’appliquer dans le cadre de ses fonctions. Selon lui, le passage « [s]i le propriétaire est absent » vise les cas où il est impossible que le propriétaire soit présent, par exemple lorsqu’un détenu est à l’extérieur de l’établissement ou qu’il a dû quitter l’établissement pour cause d’urgence. Ce passage n’inclut pas les cas où le propriétaire d’un sac de médecine est simplement dans sa cellule ou ailleurs dans l’établissement, car, dans de tels cas, il est possible de simplement amener le propriétaire à l’endroit où se trouve son sac de médecine pour qu’il manipule les objets et les mette à vue.

[68] Selon Mme Morin, le passage « [s]i le propriétaire est absent » signifie que le propriétaire n’est pas sur les lieux de la fouille, par exemple une salle précise à l’intérieur de l’établissement. Elle a ajouté que, comme la fouille du sac de médecine de M. Ewert a eu lieu au bureau du gestionnaire correctionnel auquel les détenus n’ont généralement pas accès, c’est peut-être pour cette raison que la fouille a eu lieu en son absence. L’aînée Nadon était du même avis. Elle considère que l’« absence » signifie simplement que le propriétaire n’est pas présent au moment où l’on ordonne la fouille, par exemple s’il est à l’hôpital ou si le sac de médecine se trouve à un endroit auquel le détenu n’a pas accès.

[69] Mme Desnoyers a déclaré que, selon elle, la fouille peut avoir lieu en l’« absence » de son propriétaire si ce dernier n’est pas présent lorsque la fouille doit être faite. En guise d’exemples, elle a mentionné des cas où le détenu est à l’école, suit un programme, est hospitalisé ou jouit d’une permission de sortir avec une escorte. Elle a indiqué que la politique fait simplement référence à l’« absence » du propriétaire, et non à son absence dans l’établissement. D’après elle, la politique n’interdit pas d’amener le détenu à l’endroit où la fouille est menée, mais elle ne l’oblige pas non plus. Au lieu, il serait loisible au personnel correctionnel d’amener le détenu si cela donne une « valeur ajoutée ». Selon Mme Desnoyers, il est possible qu’il soit « préférable » d’amener le détenu autochtone à la fouille de son sac de médecine, mais la politique ne prévoit aucune obligation en ce sens. Selon les déclarations de Mme Desnoyers, à l’Établissement Archambault du moins, la fouille des sacs de médecine, après transfèrement, a généralement lieu en l’absence de leur propriétaire, car, d’ordinaire, de telles fouilles ont lieu dans le secteur des effets personnels, où les détenus ne vont habituellement pas. Mme Desnoyers ne se rappelait pas avoir reçu une formation ou des instructions sur les objectifs de la politique ni avoir informé les gestionnaires correctionnels de l’établissement du sens qu’elle donnait à cette politique.

[70] Il ressort clairement des déclarations susmentionnées que les opinions divergent, même au sein de SCC, quant au sens de la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés et, surtout sur le sens du passage « [s]i le propriétaire est absent ». Aucune de ces opinions n’était toutefois celle de M. Morris, qui aurait apparemment ordonné la fouille du sac de médecine de M. Ewert en l’absence de ce dernier.

[71] À première vue, la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés vise à respecter le caractère sacré de tels objets, y compris les sacs de médecine. S’il en était autrement, la politique ne viserait pas expressément de tels objets. Elle prévoit en effet que la fouille de tels objets « sera effectuée » [italique ajouté] par un agent qui soumettra l’objet à un examen visuel pendant que son propriétaire le manipule. La Couronne propose de donner à la politique la même interprétation que celle qu’y donnent Mmes Desnoyers et Morin et l’aînée Nadon où le libellé obligatoire est contourné dès que le détenu n’est pas déjà présent au moment de la fouille.

[72] Comme M. Ewert le souligne, le personnel correctionnel gère les allées et venues des détenus et de leurs effets personnels, surtout en contexte de transfèrement. L’interprétation que la Couronne propose de donner à la politique permettrait au personnel de SCC de contourner l’obligation incombant à l’agent que la fouille « sera effectuée » en soumettant l’objet à un examen visuel pendant que son propriétaire le manipule, en s’assurant simplement que le détenu n’est pas présent au moment de la fouille ou en procédant à la fouille à un endroit où le détenu n’est pas présent ou auquel il n’a pas accès. Cette interprétation repose essentiellement sur le passage « [s]i le propriétaire est absent » en le retirant du contexte d’ensemble de la politique, qui indique que la situation dans laquelle « le propriétaire est absent » devrait être une exception à la règle pour effectuer la fouille d’objets sacrés, et non une invitation à faire en sorte qu’en pratique, toutes les fouilles soient faites en l’absence du propriétaire.

[73] Il s’agit là d’une interprétation et d’une application déraisonnables de la politique, qui ne respectent ni la lettre ni l’esprit de la politique et qui ne reposent pas sur une approche équilibrée à la protection du droit à la liberté de religion garanti par la Charte.

[74] Le caractère déraisonnable de cette interprétation est mis en relief par les faits de l’espèce. M. Ewert et son sac de médecine ont été transférés à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault le 27 juin 2019. Son sac de médecine a été retiré de sa cellule de l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault. Laissé complètement au choix du personnel de SCC, il a été apporté au bureau du gestionnaire correctionnel, un endroit où M. Ewert ne pouvait aller sans assignation ou laissez-passer du personnel correctionnel. Cette procédure a été suivie apparemment, selon Mme Desnoyers, pour assurer le contrôle du sac de médecine par SCC pour procéder à la fouille conformément à la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés et pour remettre le sac à M. Ewert rapidement, soit dans les dix jours suivants comme le mentionne la DC 566-12. Or, 20 jours se sont ensuite écoulés avant la fouille. Il est admis qu’il n’y avait aucune raison de ne pas amener M. Ewert pour assurer sa présence au bureau du gestionnaire correctionnel, pendant cette période, comme il a été fait par la suite, après la fouille, pour lui permettre de récupérer certains articles de son sac de médecine. Il n’y avait aucune raison de procéder de toute urgence à la fouille du sac de médecine de M. Ewert, sinon pour remettre à ce dernier ses effets rapidement, ce qui n’a pas eu lieu en temps voulu, et il n’y avait aucune raison de procéder à la fouille en son absence.

[75] Contrairement aux dires de Mme Desnoyers, aucune disposition de l’article 10 ne donne à croire que la présence du propriétaire d’un objet sacré relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du personnel de SCC, qui doit décider de l’exercer lorsqu’il estime que la présence du propriétaire donne une « valeur ajoutée ». La politique énoncée dans la directive du commissaire va dans le sens contraire. Au risque de me répéter, la politique prévoit que la fouille « sera effectuée » en présence du propriétaire. Le fait qu’elle précise par la suite comment procéder à la fouille en l’absence du propriétaire ne rend pas la politique absolument discrétionnaire.

[76] L’interprétation que la Couronne propose de donner à la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés permettrait à un agent correctionnel de faire entrave aux croyances religieuses d’un détenu simplement pour éviter un inconvénient ou du fait qu’il aurait choisi de procéder à la fouille en l’absence du détenu sans même qu’il y ait, pour des questions de sécurité ou d’urgence, une raison de le faire. On peut difficilement voir comment cette interprétation puisse constituer une restriction raisonnable de la liberté de religion d’un détenu et comment sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je ne suis pas disposé à attribuer à SCC, en tant qu’institution, ou au commissaire qui a émis la directive qui renferme la politique, l’intention de respecter aussi peu la liberté de religion des détenus.

[77] En revanche, la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, telle que l’interprète M. Cyr, est le reflet d’une mise en équilibre réaliste entre la liberté de religion des détenus et le milieu correctionnel. Selon cette interprétation, la fouille d’un objet sacré, tel un sac de médecine, doit être effectuée par un agent qui soumet l’objet à un examen visuel pendant que son propriétaire le manipule, à moins que le contexte factuel ne rende une telle façon de procéder réellement ou pratiquement impossible, auquel cas un aîné, le représentant d’un aîné ou un représentant religieux procède à la fouille.

[78] La Couronne mentionne que le libellé de la politique a changé entre la version antérieure de 1995 et l’actuel article 10. En effet, la version de 1995 de la DC 702 ne traitait que des objets sacrés autochtones, et non des objets sacrés en général. Comme je le reproduis au paragraphe [18] ci-dessus, la politique prévoyait autrefois que « [n]ormalement, la vérification de sécurité des sacs et objets est effectuée visuellement par l’agent responsable, avec la collaboration du propriétaire qui manipule lui-même les objets » [je souligne]. Elle ne traitait pas des fouilles à effectuer dans des circonstances qui font exception à la norme.

[traduction]

Mon examen de la politique révèle clairement que, normalement, le détenu devrait être présent à la fouille de son sac. C’est ainsi pour qu’il puisse manipuler les articles pour permettre l’inspection visuelle et préserver ainsi la valeur spirituelle des articles en question. Les fouilles faites sans la présence du détenu devraient être l’exception à la règle et ne sauraient se produire qu’en de rares circonstances.

Je conviens donc avec vous que vous devriez être présent durant la fouille de votre sac, tant qu’il n’y a pas des questions urgentes de sécurité. J’accueille votre grief.

[Je souligne.]

[80] En modifiant la politique, le commissaire de SCC a renforcé le passage « [n]ormalement […] est effectuée » par « sera effectuée », le rendant ainsi beaucoup plus obligatoire, et a ajouté une phrase complète pour préciser comment procéder à la fouille en l’absence du détenu. Il est vrai qu’il n’y a aucune preuve de l’objet de cette modification, mais, encore une fois, je ne peux attribuer au commissaire l’intention, en ajoutant le passage « [s]i le propriétaire est absent », de miner la force de l’expression « sera effectuée » pour rendre les fouilles en l’absence des détenus moins rares, pour rendre la politique discrétionnaire en réalité, ou pour permettre au personnel correctionnel d’avilir plus librement la valeur spirituelle des sacs de médecine autochtones.

[81] En fin de compte, la question n’est pas de savoir l’interprétation qu’il faut donner à la politique, mais bien de déterminer si la fouille telle qu’effectuée contrevient à l’alinéa 2a) parce qu’elle constitue une limite dont la justification ne peut se démontrer. Je conclus que la Couronne ne peut se fonder sur le respect de la politique pour établir le caractère raisonnable étant donné l’interprétation douteuse de la politique qui, en soi, engendrerait des restrictions plus rigoureuses que nécessaire à la liberté de religion. Autrement dit, dans la mesure où la « mise en balance » en cause est la mise en balance prévue par la directive du commissaire, cette mise en balance ne peut être proportionnée que si la politique est interprétée et appliquée telle que M. Cyr l’entend, et non de façon à permettre au personnel correctionnel, en pratique, de toujours procéder aux fouilles quand « le propriétaire est absent » en les effectuant au moment où ce dernier n’est pas présent ou à un endroit auquel il ne peut être présent.

d) Conclusions sur la mise en balance proportionnée

[82] Les objectifs premiers de la Loi que la Couronne considère comme pertinents par rapport à la mise en balance sont le mandat de sécurité du personnel de SCC, surtout pour ce qui est des fouilles, et la protection de la société, du personnel et des délinquants : Loi, arts 3.1, 4c), 47, 58. Je conviens avec la Couronne que ces principes importants justifient la nécessité de fouiller les effets personnels des détenus à leur arrivée à un nouvel établissement. Dans son témoignage, M. Cyr a d’ailleurs indiqué que les fouilles permettent parfois de découvrir des objets interdits, même dans les effets qui ont déjà été fouillés.

[83] Toutefois, comme la Couronne l’a elle-même admis dans ses observations finales, la question n’est pas de savoir si la fouille aurait dû être effectuée; elle porte en fait sur la façon dont elle a été effectuée. Sur cette question, la Couronne n’a avancé aucune raison ni aucun argument pour expliquer en quoi la fouille effectuée par l’aînée Nadon et Mme Morin, par opposition à celle qu’aurait pu faire M. Ewert en mettant les articles de son sac de médecine à vue, a permis de mieux atteindre les objectifs de la Loi, à savoir la sécurité et la protection. De même, la Couronne n’a pas tenté de justifier en quoi une politique atteindrait mieux ces objectifs en donnant au personnel correctionnel le pouvoir discrétionnaire absolu de décider de la présence des détenus autochtones lors de la fouille de leur sac de médecine ou non.

[84] La Couronne est passée le plus proche de donner une telle justification par l’intermédiaire du témoignage de Mme Desnoyers, qui a noté en général les réalités opérationnelles et le nombre de fouilles effectuées en milieu carcéral, notamment des fouilles mensuelles périodiques des cellules conformément à des plans de fouille et d’autres fouilles lorsqu’il y a des raisons de croire à l’existence d’objets interdits. Elle a laissé entendre qu’il était impossible, sur le plan opérationnel, de voir à la présence des détenus lors de telles fouilles. Elle a précisé que l’Établissement Archambault compte une centaine de détenus qui s’identifient comme Autochtones et, ainsi, « potentiellement » une centaine de détenus qui ont des sacs de médecine qui doivent être périodiquement fouillés. Je note, parallèlement, que M. Cyr, qui a plus de 16 années d’expérience en tant qu’agent correctionnel et gestionnaire correctionnel à SCC, y compris à l’Établissement Archambault, a déclaré n’avoir effectué qu’une ou deux fouilles de sacs de médecine.

[85] Je ne suis pas convaincu que cette maigre preuve suffise à justifier la fouille du sac de médecine de M. Ewert en l’absence de ce dernier. La Cour n’a pas à se prononcer sur toutes les fouilles de sacs de médecine à l’Établissement Archambault ni sur les fouilles périodiques des cellules. La question dont la Cour est saisie porte sur la fouille du sac de médecine de M. Ewert lors de son transfèrement à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, en juillet 2019. Il se peut qu’il y ait des circonstances où il n’est pas possible d’effectuer une fouille en présence du détenu, soit pour des raisons opérationnelles, soit pour des raisons de sécurité, ou les deux. En telles circonstances, une entrave à la liberté de religion pourrait constituer une restriction dont la justification peut se démontrer. Toutefois, la preuve limitée sur les difficultés opérationnelles présentée par la Couronne ne saurait créer une justification universelle pour effectuer toutes les fouilles d’une façon qui porte atteinte à la liberté de religion. En particulier, aucune preuve n’a été présentée pour faire état de difficultés opérationnelles ou de l’impossibilité de demander à M. Ewert de se présenter au bureau du gestionnaire correctionnel pour qu’il puisse manipuler son sac de médecine et mettre les articles que le sac contient à vue, ou pour montrer qu’une telle demande était, sur le plan opérationnel, plus difficile que la demande faite à l’aînée Nadon et Mme Morin de s’y présenter pour effectuer la fouille.

[86] Comme je le mentionne plus haut, la mise en balance proportionnée vise à assurer que les protections garanties par la Charte ne sont limitées que dans la mesure nécessaire compte tenu des objectifs de la Loi : Loyola aux para 4, 31. La fouille du sac de médecine de M. Ewert en l’absence de ce dernier, alors que d’autres personnes ont dû toucher à son sac et aux articles qu’il contenait, a restreint la liberté de religion de M. Ewert beaucoup plus que s’il avait été présent pour manipuler lui-même son sac et mettre les articles à vue. Il n’y a simplement aucune preuve pour démontrer que les objectifs pertinents de la Loi nécessitaient cette restriction plus accrue. À cet effet, je conviens avec M. Ewert que, même si l’aînée Nadon et Mme Morin ont effectué la fouille avec respect comme elles le disent – abstraction faite pour le moment de l’état dans lequel était le sac de médecine après la fouille – la fouille n’est pas pour autant intrinsèquement respectueuse. Le manque de respect envers la liberté de religion de M. Ewert tient de la simple manipulation de son sac de médecine et des articles qui s’y trouvaient, alors qu’elle n’était pas nécessaire pour la fouille, indépendamment de la façon dont ils ont été manipulés.

[87] Dans la mesure où le décideur qui a décidé de procéder à la fouille du sac de M. Ewert en l’absence de ce dernier a même tenté de mettre en équilibre les droits que la Charte garantit à M. Ewert avec les objectifs pertinents de la Loi, ce qui semble loin d’être clair au vu du dossier dont la Cour dispose, je ne suis pas convaincu que la mise en balance a été proportionnée.

[88] Je ne suis pas convaincu non plus que les objectifs pertinents de la Loi ou les réalités d’ordre pratique ont nécessité un délai de 20 jours avant la fouille du sac de médecine de M. Ewert – 20 jours durant lesquels M. Ewert a été privé des objets sacrés importants et essentiels à ses croyances – et de 10 jours additionnels avant de rendre le sac de médecine à M. Ewert. La Couronne n’a même pas tenté d’expliquer ces délais. Selon la politique de SCC, les effets personnels, religieux ou non, des détenus doivent normalement être remis à leur propriétaire dans les 10 jours ouvrables suivant leur arrivée.

[89] Je note, entre parenthèses, que M. Ewert considère que son sac de médecine n’est ni un « effet personnel » ni un « objet personnel » au sens de la DC 566-12, mais bien un « objet spirituel personnel », terme utilisé comme synonyme d’« objet de cérémonie » dans la version actuelle de la DC 702. Il souligne que les sacs de médecine ne figurent pas dans les listes nationales des effets personnels et que dans son relevé des effets personnels du détenu, la valeur pécuniaire de son sac de médecine est de zéro. Si la Cour comprend bien, cet argument donnerait à croire que le délai de 10 jours prévu dans la DC 566-12 ne s’applique pas aux sacs de médecine. J’ai de la difficulté à accepter, sur la foi de cet argument limité, que les objets spirituels personnels puissent ne pas faire partie des effets personnels au sens de la DC 566-12, surtout vu les nombreuses références aux « articles religieux, spirituels et culturels » dans la matière couverte par cette directive. En même temps, la DC 566-12 en soi n’agit pas comme explication infaillible pour justifier le délai de 10 jours avant la remise des articles religieux lorsqu’un tel délai porte atteinte à la liberté de religion. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas besoin de me prononcer sur cette question, car la période écoulée, sans explication, avant la remise du sac de médecine à M. Ewert excède de beaucoup ce délai.

[90] Je ne suis pas convaincu non plus qu’effectuer une fouille de manière à entraîner la dispersion des articles contenus dans le sac de médecine de M. Ewert à l’intérieur d’une boîte de carton, et non dans le sac lui-même – peu importe la personne qui peut en être imputable à SCC – démontre le caractère raisonnable de la fouille, une « mise en balance proportionnée » ou la nécessité d’atteindre les objectifs de la Loi, soit la sécurité et la protection.

[91] Enfin, je conclus que la preuve ne permet pas d’établir une quelconque raison qui expliquerait comment il se fait que M. Ewert n’ait pu apporter que quelques articles de son sac de médecine à sa cellule le 26 juillet. Le sac avait été fouillé. La Couronne n’a présenté aucune preuve indiquant que les articles qu’il contenait n’étaient pas autorisés dans les cellules. Même s’il avait expliqué que son sac de médecine formait un tout, M. Ewert a dû dissocier son sac pour n’apporter que quelques articles, sans qu’on lui dise pourquoi alors, et sans qu’on l’explique à la Cour, au procès.

[92] Je conclus donc, indépendamment de la personne à qui il incombe de justifier ou de démontrer que la fouille était raisonnable, que la preuve montre qu’il n’y a eu aucune « mise en balance proportionnée » qui aurait permis d’assurer que les droits que la Charte garantit à M. Ewert n’ont été limités que dans la mesure nécessaire compte tenu des objectifs législatifs. L’atteinte aux libertés de M. Ewert prévues à l’alinéa 2a) de la Charte n’est donc pas justifiée au regard de l’article premier.

B. Le traitement réservé aux bandeaux de M. Ewert par SCC ne viole pas les droits que la Charte confère à M. Ewert

(1) Les bandeaux de M. Ewert

[93] Dans l’exercice de ses croyances et pratiques spirituelles, M. Ewert porte sur la tête des bandeaux de différentes couleurs et provenances qui ont un sens particulier pour lui. Comme il le dit lui-même, les bandeaux ne sont pas en soi traditionnels en ce sens qu’ils proviennent d’une source traditionnelle ou qu’ils sont fabriqués selon une méthode traditionnelle. Il s’agit de bandanas qu’on peut acheter dans les magasins. Cependant, les bandeaux de M. Ewert lui ont été offerts par des aînés dans le cadre d’enseignements qui lui sont importants, et il en porte certains pour honorer ces aînés. Dans son témoignage, Mme Angus a confirmé qu’elle considère, elle aussi, qu’un objet peut prendre une signifiance culturelle et spirituelle même si cet objet est ordinaire au départ, mais il est ensuite offert par un aîné en lien avec un enseignement.

[94] Les bandeaux de M. Ewert sont de différentes couleurs, revêtent différents sens et sont portés différents jours. M. Ewert a fait état du lien entre les couleurs de ses bandeaux et le cercle de vie, des différents sens liés aux couleurs et des enseignements d’autres Premières Nations sur le port des bandeaux.

[95] Comme je le mentionne plus haut, les bandeaux de M. Ewert font partie de son sac de médecine. Ils font partie de ses croyances traditionnelles et spirituelles, et, comme les autres articles de son sac de médecine, il considère qu’ils sont sacrés et qu’il devrait être le seul à pouvoir y toucher. Il conserve ses bandeaux dans son sac de médecine. Ils font partie des enseignements et des croyances auxquels il attribue sa guérison et son épanouissement personnel. Il dit que, lorsqu’il porte ses bandeaux, il sent que sa [traduction] « pensée est plus claire ».

[96] M. Ewert a souvent comparé ses bandeaux à d’autres couvre-chefs religieux, comme la kippa, le kufi et le turban. Ces comparaisons semblent découler en partie des difficultés que M. Ewert a eues au fil du temps à convaincre le personnel de SCC de reconnaître ses bandeaux comme couvre-chefs religieux ou culturels donnant droit à la même protection que les autres couvre-chefs auxquels le personnel est plus habitué. Dans le présent contexte, de telles comparaisons peuvent s’avérer utiles à la réflexion, mais ce qui importe, au final, ce sont les croyances et les pratiques de M. Ewert par rapport à ses propres bandeaux, qui peuvent avoir des similarités et des différences avec les autres couvre-chefs mentionnés.

(2) Les incidents

[97] M. Ewert a raconté avoir eu de nombreux heurts avec le personnel et les politiques de SCC au sujet de ses bandeaux, au cours des ans, le plus ancien remontant au moins à 2011. En général, ces heurts se sont traduits par l’interdiction de porter ses bandeaux, des demandes de retirer ses bandeaux pour diverses raisons, y compris pour des fouilles ou pour accéder à certaines parties d’un établissement. Les politiques de SCC sur les bandanas ont évolué au fil du temps. Le dossier fait allusion à une modification de la DC 566-12, qui prévoit que les « mouchoirs de tête (autres que de gang) » font maintenant partie des effets personnels autorisés des délinquants. SCC s’est aussi penché sur la possibilité d’assimiler les bandeaux à des articles religieux ou spirituels, du moins en réponse aux plaintes de M. Ewert. Selon une décision accueillant un grief de M. Ewert, il est reconnu que [traduction] « les couvre-chefs religieux et culturels ne sont pas interdits au même titre que les autres couvre-chefs » et que [traduction] « les bandeaux peuvent être légitimement considérés comme des articles culturels »; toutefois, le responsable de l’établissement a le pouvoir d’interdire des articles [traduction] « même s’ils sont autorisés selon la politique ».

[98] En l’espèce, toutefois, les incidents en cause ayant trait aux bandeaux de M. Ewert se sont produits entre le 17 juin 2019, à son arrivée à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, et le 20 août 2019. M. Ewert soutient que ces incidents équivalent à du harcèlement portant atteinte aux droits que lui garantissent les articles 2, 7, 8, 12 et 15 de la Charte.

a) Photographie à l’arrivée à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault

[99] À son arrivée dans un nouvel établissement, tout détenu doit être photographié. La photographie est insérée sur sa carte d’identité et versée au Système de gestion des délinquants. Le 17 juin 2019, une agente correctionnelle a demandé à M. Ewert de retirer son bandeau pour qu’elle puisse prendre la photographie. Sur la foi de l’expérience acquise à la suite d’incidents antérieurs dans d’autres établissements, M. Ewert a répondu qu’il n’y était pas obligé. L’agente a donc photographié M. Ewert portant son bandeau, mais, selon ce dernier, elle l’a fait [traduction] « à contrecœur ».

[100] Le lendemain matin, M. Ewert a été appelé pour s’entretenir avec M. Cyr, qui lui a demandé s’il accepterait de retirer son bandeau pour la photographie. M. Ewert a encore une fois expliqué que cette question avait déjà été réglée et qu’on lui avait dit qu’il n’était pas tenu de retirer son bandeau. M. Cyr a alors dit à M. Ewert qu’il s’informerait à ce sujet. M. Ewert en a parlé à Mme Angus, qui s’est portée volontaire pour essayer de résoudre la question. Elle s’est adressée à l’administrateur régional de la sécurité et lui a demandé d’examiner l’historique de M. Ewert pour déterminer la marche à suivre qui avait été établie dans le passé.

[101] Bien que la preuve ne soit pas précise à ce sujet, il semblerait que, à la suite de l’examen fait par l’administrateur régional, M. Cyr aurait été informé que M. Ewert n’est pas obligé de retirer son bandeau pour les photographies. La photographie de M. Ewert avec son bandeau a donc été utilisée.

[102] Je note que la preuve de MM. Ewert et Cyr ainsi que de Mme Angus relativement à cet incident est généralement cohérente.

b) Autres demandes de retrait du bandeau

[103] Dans les six autres incidents invoqués par M. Ewert (quatre, à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault; deux, au CFF-6099), il s’agissait de demandes de retirer le bandeau soit pour accéder à un endroit de l’établissement soit pour se soumettre à une fouille. La preuve présentée par M. Ewert est la seule preuve dont la Cour dispose relativement à ces incidents. M. Cyr a parlé de certains aspects de l’exécution des fouilles, mais il n’était pas présent lors des fouilles en question et aucun autre témoin de ces incidents n’a été appelé au procès.

[104] Incident no 1. Le 28 juin 2019, après son transfèrement à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, M. Ewert a été appelé à se rendre à l’infirmerie pour l’examen de son dossier. Une fois rendu au point de contrôle de l’infirmerie, un agent correctionnel lui a dit qu’il ne pouvait porter ses bandeaux dans l’infirmerie. M. Ewert lui a expliqué qu’il portait ses bandeaux pour des raisons religieuses. L’agent lui a répondu qu’il pourrait porter ses bandeaux cette fois-ci, mais que M. Ewert devrait obtenir une note écrite d’un aîné pour les fois à venir.

[105] Incident no 2. Le 10 juillet 2019, alors qu’il était toujours à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, M. Ewert a rencontré une stagiaire en droit relativement à une autre question découlant d’une fouille de son sac de médecine menée plus tôt, à La Macaza. Encore une fois, un agent correctionnel a dit à M. Ewert qu’il ne pouvait entrer dans l’aire des visites s’il portait son bandeau et lui a demandé de l’enlever. Encore une fois, M. Ewert a expliqué qu’il le portait pour des raisons religieuses. L’agent lui a permis de le porter, mais lui a demandé de le retirer pour qu’il puisse l’inspecter. Comme il devait voir le stagiaire, M. Ewert a obtempéré. L’agent n’a fouillé aucun autre article de sa tenue vestimentaire, comme les chaussures.

[106] M. Ewert a abordé le sujet de l’incident du 10 juillet avec Mme Angus, le 11 juillet. Mme Angus lui a suggéré d’obtenir de la part d’un aîné une permission écrite de porter ses bandeaux, et il en a fait la demande le jour même. Le 16 juillet (la veille de la fouille de son sac de médecine), l’aînée Nadon et Mme Morin ont répondu brièvement par écrit à M. Ewert : [traduction] « Aucune permission écrite n’est requise ».

[107] Incidents nos 3 et 4. Quoi qu’il en soit, M. Ewert soutient qu’à deux autres occasions, à des dates non précisées durant le mois de juillet, des agents correctionnels lui ont demandé, à son arrivée à l’infirmerie, de retirer son bandeau pour qu’il soit inspecté. Ils ne lui ont pas demandé d’enlever ses chaussures ou d’autres articles de sa tenue vestimentaire.

[108] À un moment donné, alors que M. Ewert était détenu à l’Établissement Archambault, M. Simon Brunet, directeur adjoint, Opérations, a fait circuler une note de service au sujet de M. Ewert. Cette note incluait la photographie de M. Ewert et le texte suivant :

Veuillez noter que le détenu précité est autorisé à porter son bandeau à l’intérieur de l’établissement (tous secteurs confondus) en tout temps. Ce bandeau est considéré un article religieux. Si vous devez procéder à une fouille exhaustive, ce dernier doit lui-même enlever son bandeau afin de vous permettre de faire une inspection visuelle dudit bandeau.

[109] Cette note de service n’est pas datée. Mme Desnoyers a pu confirmer que la note avait circulé au moment où M. Ewert était détenu à l’Établissement Archambault, mais aucune date plus précise de cette note n’a pu être fournie.

[110] Incident no 5. Le 1er août 2019, après son transfèrement au CFF-6099, M. Ewert a eu une autre réunion avec des avocats. Avant de lui donner la permission d’entrer dans l’aire des visites, un agent correctionnel a demandé à M. Ewert de retirer son bandeau pour que l’agent puisse l’inspecter – mais pas ses chaussures ni aucun autre article de sa tenue vestimentaire.

[111] Incident no 6. Le 20 août 2019, avant une autre réunion avec des avocats, M. Ewert a dû se soumettre à une fouille par palpation et retirer son bandeau pour inspection. M. Ewert a mentionné que normalement il n’y a pas de fouilles par palpation dans les unités à sécurité minimale, mais l’agent correctionnel a répondu que, comme il y avait aussi des détenus à sécurité moyenne, il recevrait le même traitement qu’eux. M. Ewert a expliqué qu’il n’aurait pas eu à retirer son couvre-chef s’il s’agissait d’une kippa, d’un kufi ou d’un turban, mais l’agent a insisté qu’il retire son bandeau. M. Ewert a retiré son bandeau pour montrer à l’agent qu’il ne dissimulait rien en dessous. Encore une fois, l’agent ne lui a pas demandé d’enlever ses chaussures ou un autre article de sa tenue vestimentaire.

[112] Selon la preuve que M. Ewert a produite lors du procès, à chacun de ces incidents, l’agent chargé d’effectuer la fouille a manipulé le bandeau avant de le lui remettre, ce qui a entraîné chez lui le sentiment qu’il devait se laver les cheveux et purifier son bandeau à la fumée. Il souligne que ces incidents, pris séparément, peuvent paraître insignifiants, mais, par accumulation, ils illustrent un manque de respect envers sa liberté de religion. Il ajoute qu’à chacun de ces incidents, il a senti que s’il avait insisté pour qu’on respecte ses droits, les tensions avec l’agent correctionnel se seraient envenimées ou un avertissement aurait pu être versé à son dossier, ce qui aurait éventuellement nui à sa cote de sécurité, ou les deux. M. Ewert raconte, dans ses propres mots, que durant ces incidents, il [traduction] « suait à grosses gouttes », craignant de se mettre les responsables de SCC à dos en défendant sa liberté de religion.

[113] M. Ewert souligne en outre le fait que, durant ces fouilles, on ne lui demandait pas de retirer ses chaussures ou d’autres articles de sa tenue où il aurait été beaucoup plus facile de dissimuler des objets interdits. Il soutient que ce fait montre que son bandeau était la cible de fouilles inutiles. Il attire l’attention sur les déclarations de M. Cyr, qui a indiqué qu’il n’aurait pas effectué une fouille où il aurait demandé à un détenu de retirer son bandeau, mais non ses chaussures.

[114] La Couronne met en doute les déclarations de M. Ewert voulant que les fouilles de ses bandeaux comprenaient toujours la manipulation de ceux-ci par un agent correctionnel. Elle note que M. Ewert, au paragraphe 74 de sa déclaration, mentionne simplement que le 10 juillet, on lui a demandé de [traduction] « retirer [son bandeau] pour inspection », sans préciser que c’est l’agent qui l’avait manipulé. Durant l’interrogatoire préalable, M. Ewert a décrit cet incident de la même façon, en disant [traduction] « j’ai dû l’enlever pour lui montrer que je n’avais rien dissimulé avant qu’il me permette de le porter ». De même, au paragraphe 124 de la déclaration, M. Ewert dit que, lors de l’incident du 1er août, un agent correctionnel lui a demandé de [traduction] « retirer son bandeau pour qu’il puisse voir que rien ne se cachait en dessous ». Enfin, au paragraphe 134 de la déclaration, M. Ewert affirme que, lors de l’incident du 20 août, il [traduction] « a montré [à l’agent correctionnel] qu’il ne cachait rien sous son bandeau ».

[115] Le paragraphe 69 de la déclaration, traitant de l’incident du 28 juin, va dans le même sens que le paragraphe 74, M. Ewert y déclare que l’agent lui a permis de porter son bandeau après [traduction] « l’avoir enlevé pour inspection ». La preuve de M. Ewert concernant l’incident du 28 juin, précisément, ne traite ni de la fouille ni de la nature de la fouille.

[116] Répondant à ces allusions, M. Ewert a répété qu’à sa mémoire, chaque fois qu’on lui a demandé de retirer son bandeau, c’est l’agent qui manipulait le bandeau. Il a indiqué qu’il n’a pas mentionné précisément que l’agent touchait à son bandeau simplement parce que c’était inhérent à la nature même de la fouille.

[117] Je ne suis pas convaincu par les explications de M. Ewert, surtout en ce qui concerne les incidents du 10 juillet, du 1er août et du 20 août. La preuve de M. Ewert, à l’interrogatoire préalable, concernant l’incident du 10 juillet et la description des incidents du 1er et du 20 août, dans la déclaration, indiquent que M. Ewert [traduction] « montrait » son bandeau pour que l’agent puisse [traduction] « voir » (et non « sentir au toucher ») que rien n’y avait été dissimulé. Selon moi, ces déclarations antérieures, faites à des dates considérablement plus proches de la date des incidents en question, sont sans doute le reflet de souvenirs plus frais des événements. Je note en outre que M. Ewert, dans son témoignage sur les fouilles, n’a pas mentionné qu’il avait informé les agents correctionnels qui voulaient le fouiller qu’il était important pour lui qu’il soit le seul à toucher à son bandeau. Je constate que M. Ewert est sincère quand il décrit les conversations qu’il a eues avec les responsables de SCC et est prêt à faire part de ses préoccupations au sujet du traitement de ses articles religieux. Si les fouilles avaient de fait compris la manipulation inopportune de son bandeau par un agent correctionnel, j’estime que M. Ewert aurait fait part de ses préoccupations sur le champ et sa preuve concernant les incidents aurait fait référence à de telles discussions.

[118] Par ailleurs, même si la déclaration n’est pas une preuve en soi, l’un de ses objectifs premiers est d’informer le défendeur des faits allégués et de lui donner l’occasion d’y répondre, notamment en présentant la preuve pertinente au procès. Il est vrai que la déclaration n’inclut pas tous les détails, mais en l’espèce, je considère que les allégations faites dans la déclaration, notamment celles aux paragraphes 124 (« lui a demandé de retirer son bandeau pour qu’il puisse voir que rien ne se cachait en dessous ») et 134 (« [M. Ewert] a montré à l’agent correctionnel qu’il ne cachait rien sous son bandeau »), ne concordent pas avec les allégations voulant que ce soit l’agent correctionnel qui a manipulé le bandeau. Bien que le paragraphe 146 de la déclaration, qui traite de la violation de l’article 15 de la Charte, fasse allusion de façon générale à des contraventions dues à la [traduction] « manipulation avec des gants sales », aucune allégation factuelle concernant les incidents en question n’a été faite pour étayer cette assertion.

[119] Je conclus donc que M. Ewert n’est pas parvenu à s’acquitter de la charge de prouver que les fouilles de ses bandeaux survenues entre le 28 juin et le 20 août 2019 se sont traduites par la manipulation de ses bandeaux par des agents correctionnels, que M. Ewert s’y soit opposé ou non.

[120] Je constate par ailleurs que la procédure qui consiste à laisser M. Ewert enlever lui-même son bandeau pour le montrer pour inspection concorde avec la note de service que M. Brunet a fait circuler à l’Établissement Archambault, bien qu’il n’y ait aucune preuve que cette note ou toute autre note en ce sens ait jamais circulé au CFF-6099. Selon les déclarations de M. Cyr, s’il s’agit d’une casquette ou d’une toque, il ferait lui-même la fouille, mais s’il s’agit d’articles religieux, comme les bandeaux de M. Ewert, il se contenterait d’inspecter visuellement l’article que le détenu lui montre. Le témoignage de M. Cyr concorde, comme tel, avec la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, qui vise également les « articles religieux et spirituels ».

[121] Selon mon appréciation globale de la preuve, je conclus que :

  • a)À son arrivée à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, des agents ont demandé à M. Ewert de retirer son bandeau pour pouvoir prendre une photographie d’identité. M. Ewert a signalé qu’il ne devrait pas être obligé de le faire et que, dans le passé, il portait son bandeau sur la photographie. M. Cyr, entre autres, s’est renseigné sur la question et a conclu que la photographie avec bandeau était acceptable.

  • b)À deux occasions (incidents nos 1 et 2), à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, M. Ewert s’est fait dire qu’il ne pouvait pas porter son bandeau dans un endroit de l’établissement. Chaque fois, on lui a permis de garder son bandeau à l’endroit en question après que M. Ewert a expliqué le caractère religieux de son bandeau et que ce dernier a été fouillé. M. Ewert n’a pas réussi à s’acquitter de la charge qui lui incombait de montrer, grâce à la preuve présentée à la Cour, que ces fouilles ont été réalisées par des agents correctionnels qui ont manipulé ses bandeaux, et non par lui-même qui les a manipulés pour les montrer aux agents pour inspection à vue. Personne n’a demandé à M. Ewert d’enlever un autre article de sa tenue vestimentaire, par exemple sa chemise ou ses chaussures, lors de ces fouilles.

  • c)À deux autres reprises (incidents nos 3 et 4), à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault, et à deux reprises (incidents nos 5 et 6), au CFF-6099, on a demandé à M. Ewert de retirer son bandeau pour en faire la fouille avant de lui permettre d’entrer à l’infirmerie ou de rencontrer des avocats. Encore une fois, M. Ewert n’a pas réussi à établir, grâce à la preuve présentée à la Cour, que ces fouilles ont été réalisées par des agents correctionnels qui ont manipulé ses bandeaux, et non par lui-même qui les a manipulés pour les montrer aux agents pour inspection à vue. Personne n’a demandé à M. Ewert d’enlever un autre article de sa tenue vestimentaire, par exemple sa chemise ou ses chaussures, lors de ces fouilles.

(3) Alinéa 2a) de la Charte

a) Les croyances sincères de M. Ewert ont un lien avec la religion

[122] La Couronne ne conteste pas la sincérité des croyances et des pratiques de M. Ewert en ce qui concerne ses bandeaux, ni leur lien avec la religion, tout comme elle ne contestait pas ses croyances à l’égard de son sac de médecine. Je suis convaincu que le témoignage de M. Ewert établit que le port des bandeaux fait partie de ses pratiques et croyances spirituelles sincères et est une manifestation de ces croyances. Les bandeaux lui donnent une connexion aux enseignements des aînés et ont un sens précis, selon leur couleur ou leur provenance. Vu la connexion entre ces croyances et la foi spirituelle de M. Ewert, je suis convaincu que ses croyances ont un lien avec la religion : Amselem au para 56.

[123] Il est moins clair cependant que les croyances de M. Ewert obligent ce dernier à toujours porter ses bandeaux et à ne jamais les enlever, même brièvement. M. Ewert a expliqué que le port des bandeaux, en général, est important pour lui, et ce, partout dans l’établissement. Il estime qu’il ne devrait pas avoir à enlever son bandeau si ce n’est pas nécessaire de le faire, notamment pour les photographies et les fouilles qu’il juge futiles. Toutefois, la preuve de M. Ewert quant à la mesure dans laquelle ses enseignements ou sa foi l’obligeraient à porter ses bandeaux en tout temps ou quant aux conséquences spirituelles ou religieuses de les enlever était limitée.

b) La demande de retrait du bandeau de M. Ewert pour la photographie ne constitue pas une atteinte non négligeable

[124] Comme je le mentionne plus haut, ce ne sont pas tous les actes visant les croyances ou pratiques religieuses qui constituent une atteinte à la liberté de conscience et à la liberté de religion. Plutôt, il y a violation de l’alinéa 2a) de la Charte seulement si la mesure contestée nuit aux croyances religieuses d’une manière « plus que négligeable ou insignifiante » : Hutterian Brethren au para 32; Amselem aux para 58–60. Une entrave est dite plus que négligeable ou insignifiante, si, compte tenu du contexte, elle « menace […] véritablement une croyance ou un comportement religieux » : Hutterian Brethren au para 32; Amselem au para 60.

[125] À mon avis, l’incident du 17 juin, où l’on a d’abord demandé à M. Ewert de retirer son bandeau pour la photographie d’identité, puis pris finalement la photographie sans qu’il ait à l’enlever, ne constitue pas une atteinte aux croyances religieuses de M. Ewert. Comme le juge Dickson (tel était alors son titre) l’a mentionné dans l’arrêt Big M Drug Mart, « [l]a liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte » : R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295 à la p 336, 1985 CanLII 69 au para 95. Les événements du 17 juin n’indiquent pas que M. Ewert a été forcé ou contraint, malgré la nervosité compréhensible de ce dernier à interagir avec les responsables correctionnels. Au contraire, lorsque M. Ewert a informé l’agente correctionnelle du caractère religieux de son bandeau, elle a à juste titre contacté son supérieur, M. Cyr, qui a par la suite examiné la question avec d’autres, au sein de SCC, pour conclure finalement que M. Ewert pouvait garder son bandeau pour la photographie.

[126] À mon sens, il n’y a pas entrave à la liberté de religion du simple fait qu’on demande quelque chose et qu’on retire ensuite la demande, une fois que la pratique religieuse est soulevée, identifiée et expliquée. À ce sujet, je reviens à l’approche formulée par Mme Angus, citée ci‑dessus au paragraphe [52]. Mme Angus s’exprimait en se basant sur sa perspective et son expérience des traditions culturelles autochtones et des détenus autochtones et ne tentait pas de définir ce qu’est une entrave aux libertés protégées par l’alinéa 2a) de la Charte. Néanmoins, selon moi, cette approche concorde avec l’approche adoptée par la Cour suprême relativement à l’alinéa 2a). Comme Mme Angus le mentionne, et j’en conviens, il est acceptable de faire une demande de bonne foi compte tenu du fait que différentes personnes ont différentes traditions. Lorsque la réponse est donnée et que des efforts sont faits de bonne foi pour s’adapter à la réponse, la demande en soi ne saurait être vue comme une entrave même si, pour y répondre, il faut faire valoir sa liberté de religion. En l’espèce, rien n’indique que la demande initiale présentée à M. Ewert, la réponse de ce dernier et le retrait subséquent de la demande ont été entrepris autrement que de bonne foi.

c) La demande d’enlèvement du bandeau de M. Ewert en vue d’une fouille constitue une atteinte non négligeable

[127] J’accepte toutefois que le fait d’obliger M. Ewert à enlever son bandeau en vue d’une fouille constitue une entrave non négligeable à sa liberté de religion. S’agissant de ces fouilles, on a non seulement demandé à M. Ewert d’enlever son bandeau, mais on l’a aussi contraint de l’enlever bien qu’il ait annoncé ses pratiques traditionnelles. M. Ewert n’a pas précisé si sa foi l’empêchait de retirer ses bandeaux, même brièvement, mais je suis convaincu que le fait de l’obliger à retirer son bandeau, alors qu’il le porte pour se conformer à ses croyances religieuses, constitue un acte de coercition qui fait entrave de manière non négligeable aux pratiques religieuses de M. Ewert. Là encore, la Couronne n’a avancé aucun argument contraire et a concentré ses observations sur la justification au regard de l’article premier de la Charte.

(4) Article premier de la Charte

[128] Bien que le fait d’obliger M. Ewert à retirer son bandeau en vue d’une fouille constitue une entrave à sa liberté de religion, je conclus que la Couronne a établi que cette entrave à sa liberté de religion était justifiée et raisonnable. L’entrave, quoique non négligeable, était relativement modeste, était prescrite par une règle de droit et était justifiée comme étant le moyen le moins envahissant d’atteindre les importants objectifs de sécurité et de protection prévus par la Loi et le Règlement.

[129] L’article 47 du Règlement prévoit que le personnel de SCC peut soumettre les détenus à une fouille ordinaire – discrète ou par palpation – lorsque ces derniers entrent dans un secteur de sécurité ou en sortent; entrent dans le secteur des visites-contacts ou des visites familiales ou en sortent; entrent dans un secteur de travail ou d’activité ou en sortent. Bien qu’il se plaigne de la nature des fouilles, M. Ewert ne prétend pas que, en général, les fouilles ordinaires par palpation à l’entrée de l’infirmerie ou de l’aire des visites sont inappropriées, illégales ou contraires aux plans de fouille en place à l’Établissement Archambault ou au CFF-6099. Qui plus est, il ne conteste pas les dispositions légales et réglementaires qui autorisent de telles fouilles. Selon le témoignage de M. Cyr, tous les détenus qui se rendent à une aire des visites doivent se soumettre à la fouille avant et après parce qu’ils ont eu des contacts avec d’autres, pour prévenir l’arrivée d’objets interdits. Les mandats de sécurité et de protection énoncés dans la Loi et le Règlement, y compris l’obligation d’effectuer des fouilles, présentent une justification importante de certaines restrictions aux droits et libertés des détenus, peu importe si on appelle cette obligation un objectif « urgent et réel » pour faire l’analyse selon l’arrêt Oakes ou un objectif pertinent « visé par la loi » pour faire une mise en balance proportionnée suivant l’arrêt Doré.

[130] Je suis convaincu que le fait qu’un agent correctionnel demande à M. Ewert de retirer ses bandeaux pour en faire l’inspection visuelle est le fruit d’un exercice de mise en balance proportionnée et constitue le moyen le moins envahissant d’atteindre les objectifs de la fouille. En théorie, le bandeau pourrait quand même être inspecté visuellement alors qu’il est toujours sur la tête de M. Ewert, mais l’agent chargé de la fouille ne pourrait pas ainsi détecter, le cas échéant, les objets qui sont dissimulés à l’intérieur. J’accepte, comme M. Ewert l’affirme, qu’on n’a jamais, dans ses 30 années d’incarcération, trouvé d’objets interdits dissimulés dans son bandeau ou son sac de médecine. Toutefois, selon moi, cela n’empêche pas la continuation des fouilles afin d’assurer la sécurité et la protection de l’établissement.

[131] M. Ewert reconnaît la nécessité des fouilles dans certaines circonstances. Il prétend toutefois qu’il devrait pouvoir se rendre à l’infirmerie ou à l’aire des visites sans que son bandeau fasse l’objet d’une fouille. Je ne suis pas d’accord. Il est vrai que l’alinéa 2a) de la Charte garantit la liberté de religion, mais seulement sous réserve de limites raisonnables et justifiées. À mon avis et compte tenu de la preuve entendue, obliger M. Ewert à retirer son bandeau en vue d’une fouille, à certains endroits de l’établissement, constitue une telle limite raisonnable.

[132] Je conclus en outre, au-delà les fouilles individuelles, que les fouilles, prises dans leur ensemble, n’équivalent pas à une restriction injustifiée de la liberté de religion de M. Ewert. Je n’exclus pas la possibilité que des cas répétés de conduite – même s’ils sont justifiables pris isolément – puissent équivaloir à une restriction injustifiée, surtout si la preuve révèle que la conduite est adoptée de mauvaise foi ou dans le but de harceler ou de discriminer. Il n’y a toutefois aucune preuve en ce sens en l’espèce. M. Ewert a désigné six incidents où on lui a demandé de retirer son bandeau pour inspection sur une période de deux mois, dans deux établissements. Aucun lien n’a été établi entre ces incidents et aucune preuve produite n’indique que les fouilles ont été menées pour une raison autre que la nécessité d’effectuer une fouille du fait que M. Ewert passait d’un secteur à un autre de l’établissement. Je comprends l’argument de M. Ewert, auquel s’ajoute le témoignage de M. Cyr, selon lequel fouiller le bandeau de M. Ewert sans fouiller ses chaussures ou un autre article vestimentaire ne correspond pas à une pratique exemplaire en matière de fouille, mais je considère que cette preuve est insuffisante pour montrer qu’il y avait absence de « soupçon précis », qu’il y avait une intention de harceler, ou que les bandeaux ont été sans raison la cible d’un traitement particulier à cause ou en dépit de leur signification religieuse.

[133] Vu mes conclusions, ci-dessus, sur la manière dont les fouilles ont été effectuées, je n’ai pas besoin de déterminer si la fouille où un agent correctionnel obligerait M. Ewert à lui remettre son bandeau pour qu’il puisse lui-même le manipuler est le résultat d’une mise en balance proportionnée ou une restriction justifiée. Chaque fouille peut être un cas d’espèce qui dépend des faits, notamment le fait que l’agent était au courant de la croyance de M. Ewert que lui – et lui seul – devrait avoir le droit de toucher à ses bandeaux, et les motifs de l’agent pour effectuer la fouille. Je ne tire aucune conclusion sur ces questions.

[134] Par souci d’exhaustivité, je note que la preuve en l’espèce inclut un bulletin émis par la Direction de la sécurité de SCC, le 7 juin 2022, au sujet de la « Fouille des bandanas autochtones ». Ce bulletin, qui renvoie à la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, amène la précision suivante :

Le port du bandana par des détenus autochtones, lorsque porté conformément à des croyances spirituelles et à des pratiques culturelles autochtones et dans le respect de celles-ci, doit être traité avec le même respect et assujetti aux mêmes pratiques et règles de fouille que d’autres couvre-chefs à caractère religieux (comme le turban, le kufi et [la] kippa).

[Caractères gras dans l’original.]

[135] Ce bulletin a été émis bien après les événements en cause dans la présente action. Il est toutefois le reflet de l’application précise de la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés aux bandeaux portés conformément aux croyances spirituelles autochtones, comme c’est le cas pour M. Ewert. Il correspond par ailleurs à l’opinion de M. Ewert, qui considère que ses bandeaux devraient être respectés de la même façon que les autres couvre-chefs religieux. Le principe énoncé au paragraphe 83(1) de la Loi va dans le même sens : « la spiritualité autochtone et les chefs spirituels ou aînés autochtones sont respectivement traités à égalité de statut avec toute autre religion et tout autre chef religieux ». Il faut espérer que la confirmation de ces principes dans la politique de SCC limitera à l’avenir les mésententes à ce sujet.

[136] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que M. Ewert n’a pas établi que les demandes et l’obligation de retirer son bandeau en juillet et en août 2019 constituent une entrave injustifiée aux libertés protégées par l’alinéa 2a) de la Charte.

C. Autres dispositions de la Charte

[137] Comme je le mentionne au début, M. Ewert soutient en outre que les mêmes incidents ont porté atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7, 8, 12 et 15 de la Charte. Les parties ont formulé des observations limitées sur ces articles et se sont concentrées sur l’alinéa 2a). Je vais donc les examiner brièvement seulement.

(1) Article 7 : Vie, liberté et sécurité

[138] Pour établir l’existence d’une violation de l’article 7 de la Charte, le demandeur doit démontrer : (i) qu’une mesure porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne; et (ii) que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale : Ewert c Canada, 2018 CSC 30 au para 68; Guérin c Canada (Procureur général), 2019 CAF 272 au para 26.

[139] M. Ewert mentionne que l’atteinte à sa vie, à sa liberté et à la sécurité de sa personne découle de l’incarcération excessive et l’autonomie psychologique. Pour ce qui est de l’incarcération excessive, M. Ewert invoque sa propre longue incarcération et ses cotes de sécurité durant son incarcération. Il fait aussi allusion à l’incarcération excessive des Autochtones en général. Je ne suis pas convaincu que M. Ewert ait produit une preuve suffisante qui établirait un lien entre les seuls événements en cause en l’espèce – découlant de la fouille de son sac de médecine le 17 juillet 2019 et du traitement de ses bandeaux au cours de l’été 2019 – et une quelconque atteinte à sa liberté ou à ses intérêts résiduels à la liberté.

[140] Plus précisément, M. Ewert a présenté une preuve sur l’effet potentiel des rapports d’incident dans l’évaluation des cotes de sécurité des détenus, mais il n’y a aucune preuve que les incidents en cause ont donné lieu à des rapports qui auraient été versés à son dossier et qui auraient même la possibilité de nuire à sa cote de sécurité. Je ne suis pas convaincu non plus que M. Ewert ait établi par la preuve que son transfèrement de l’unité à sécurité minimale à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault est la conséquence de l’un des incidents en cause, de préoccupations en lien avec sa réputation en tant que personne « litigieuse », de l’intervention du directeur de l’Établissement Archambault ou de toute question autre que les préoccupations suscitées par ses commentaires à son agente de libération conditionnelle.

[141] Pour ce qui est de l’atteinte alléguée à l’autonomie psychologique de M. Ewert, la Cour suprême a reconnu que l’article 7 de la Charte protège l’intégrité psychologique et l’intégrité physique : Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 aux para 55–56. Toutefois, pour que l’article 7 entre en jeu, il doit y avoir une « tension psychologique grave causée par l’État » qui va bien au-delà des « tensions et [d]es angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental » : Blencoe aux para 57, 81, citant R c Morgentaler, 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 RCS 30 à la p 56 et Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c G(J), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 RCS 46 aux para 59–64; Guérin au para 36. Selon moi, M. Ewert n’a pas produit une preuve suffisante pour établir qu’il y a eu atteinte à son intégrité psychologique qui concorderait avec la description faite dans l’arrêt Blencoe.

[142] Je conclus donc que M. Ewert n’est pas parvenu à établir qu’il y a eu atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne et il n’est donc pas nécessaire que j’examine si une telle atteinte aurait été faite conformément aux principes de justice fondamentale.

(2) Article 8 : Fouilles, perquisitions ou saisies

[143] Une fouille ne sera pas abusive au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 8 de la Charte si elle est autorisée par la loi, si la loi elle-même n’a rien d’abusif et si la fouille n’est pas effectuée d’une manière abusive : Ewert c Canada (Procureur général), 2018 CAF 175 au para 15, citant R c Golden, 2001 CSC 83 au para 44; R c Tessling, 2004 CSC 67 au para 18.

[144] Pour pratiquement les mêmes raisons que celles exposées en détail ci-dessus, je conclus que la fouille du sac de médecine de M. Ewert à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault était autorisée par des règles de droit (la Loi et le Règlement), dont le caractère raisonnable n’est pas contesté, mais a été effectuée de façon abusive. Malgré les arguments avancés par M. Ewert, je suis d’avis qu’il n’est pas déraisonnable de fouiller le sac de médecine de M. Ewert à son arrivée à l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault, même s’il avait été fouillé à son départ de La Macaza. Il n’était non plus pas déraisonnable de le fouiller encore une fois à l’unité à sécurité moyenne de l’Établissement Archambault. Mais, la fouille à l’unité à sécurité moyenne a été effectuée de façon abusive. En effet, cette fouille a été menée sans égard aux politiques mêmes de SCC et à la liberté de religion de M. Ewert, et était donc « plus envahissant[e] que ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs » : R c Vu, 2013 CSC 60 au para 22. Une fouille abusive au sens de l’article 8 peut se justifier comme une restriction raisonnable au regard de l’article premier, mais il n’y a en l’espèce aucune telle justification.

[145] Inversement, encore une fois pour pratiquement les mêmes raisons que celles exposées ci-dessus, je conclus que les fouilles des bandeaux de M. Ewert ne contrevenaient pas à l’article 8, car elles étaient autorisées par des règles de droit dont le caractère raisonnable n’est pas contesté et n’ont pas été effectuées de façon abusive.

(3) Article 12 : Cruauté et traitements ou peines cruels et inusités

[146] Les prétentions de M. Ewert qui sont fondées sur l’article 12 se concentraient initialement sur des questions ayant trait à son incarcération excessive, qui ont été retirées des questions en litige en l’espèce. Dans ses observations finales, M. Ewert a reconnu à juste titre que l’application de l’article 12 n’était plus une question à débattre et a abandonné ses prétentions fondées sur ce motif.

(4) Article 15 : Égalité

[147] Selon les arguments limités de M. Ewert invoquant l’article 15 de la Charte, SCC et ses agents correctionnels ont traité ses articles spirituels autochtones avec moins de respect que les articles spirituels d’autres religions. Il soutient plus précisément que les détenus qui portent le turban, la kippa ou le kufi ne sont pas tenus de retirer leur couvre-chef pour les fouilles. À mon avis, la preuve est insuffisante pour établir une différence de traitement en ce qui concerne les couvre-chefs religieux. Les déclarations mêmes de M. Ewert à ce sujet étaient de nature générale. M. Cyr a dit être d’avis que les couvre-chefs religieux devraient être fouillés de la même façon, mais a déclaré qu’il n’avait aucune expérience personnelle et qu’il ne pouvait pour cette raison dire si tel était le cas. Une telle preuve est insuffisante pour établir l’existence d’une discrimination. Je ne suis pas prêt non plus à tirer l’inférence que M. Ewert me demande de tirer, à savoir que l’émission du bulletin intitulé « Fouille des bandanas autochtones », le 7 juin 2022, indique que la procédure qui y est décrite n’était pas la pratique suivie avant juin 2022.

[148] L’alinéa 146b) de la déclaration de M. Ewert fait aussi allusion au traitement différent de ses articles spirituels par rapport aux articles rituels d’autres religions, notamment les tapis de prière, les livres saints et les rosaires. Aucune preuve n’a cependant été présentée concernant ces autres articles.

[149] Les revendications fondées sur l’article 15 de la Charte n’ont pas à reposer sur la comparaison avec un autre « groupe aux caractéristiques identiques » : Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 aux para 55–60. Toutefois, les revendications et allégations de M. Ewert concernant l’article 15 se limitaient aux arguments mentionnés ci-dessus en comparaison avec le traitement réservé aux couvre-chefs et aux articles spirituels d’autres religions. La preuve n’étaye pas ces allégations. Je conclus que M. Ewert n’a pas établi qu’il y a eu violation de ses droits à l’égalité, indépendamment de toute discrimination, selon l’article 15 de la Charte.

D. Dommages-intérêts

(1) Les dommages-intérêts sont une réparation convenable et juste

[150] Selon le paragraphe 24(1), quiconque s’estime victime de violation ou de négation des droits ou libertés que lui garantit la Charte peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Dans sa déclaration, M. Ewert demande diverses réparations, notamment une injonction. Toutefois, comme je le mentionne plus haut et comme les parties en ont convenu avant le procès, la seule réparation demandée par M. Ewert, au procès, est les dommages-intérêts.

[151] La Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Ward que les dommages-intérêts peuvent, dans certaines circonstances, constituer une réparation « convenable et juste » : Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27 aux para 4, 21. S’exprimant au nom de la Cour, la juge en chef McLachlin a énoncé une analyse en quatre étapes pour traiter les demandes de dommages-intérêts fondées sur la Charte. À la première étape de l’analyse, il doit être établi qu’un droit garanti par la Charte a été enfreint. À la deuxième étape, il faut démontrer la justification fonctionnelle des dommages‑intérêts, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste. À la troisième étape, il faut démontrer, le cas échéant, que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts. Enfin, la quatrième étape consiste à fixer le montant des dommages‑intérêts, s’ils sont jugés convenables et justes : Ward aux para 4, 16–57; Henry c Colombie-Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24 aux para 34–36; Richards aux para 258–266.

[152] Comme je l’indique plus haut, M. Ewert a établi que la fouille et la saisie de son sac de médecine, en juillet 2019, ont porté atteinte au droit à la liberté de religion que lui garantit l’alinéa 2a) de la Charte et au droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives que lui confère l’article 8 de la Charte. Il s’agit là du « préjudice fondant l’action en dommages‑intérêts » : Ward au para 23.

[153] Dans ses observations finales, la Couronne n’a pas contesté que les dommages-intérêts seraient une réparation convenable et juste en l’espèce s’il était établi qu’il y a eu violation de la Charte, et n’a pas démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emporteraient sur le caractère approprié des dommages-intérêts : Ward aux para 33–39. Je conviens que, vu leurs fonctions d’indemnisation, de défense et de dissuasion, les dommages-intérêts rempliraient un but utile puisqu’ils serviraient les objectifs généraux de la Charte : Ward aux para 25–29. Ces fonctions sont également pertinentes lorsque vient le moment de fixer le montant des dommages-intérêts. Je vais donc les examiner dans ce contexte, compte tenu de la concession de la Couronne : Ward aux para 47–55.

(2) Montant des dommages-intérêts

[154] Toute réparation accordée en application du paragraphe 24(1) de la Charte doit être « convenable et juste ». Ce critère s’applique également au montant des dommages-intérêts : Ward au para 46. Pour répondre à ce critère, la Cour doit éviter, dans la mesure du possible, non seulement de « sous-indemniser » le demandeur, mais aussi de le « sur-indemniser » d’une manière injuste pour le défendeur. Les fonctions des dommages-intérêts mentionnées ci-dessus, à savoir l’indemnisation, la défense et la dissuasion, déterminent le montant des dommages-intérêts à accorder en vertu de la Charte.

[155] Indemnisation. Selon l’arrêt Ward, la fonction d’indemnisation est axée sur la perte personnelle du demandeur, qu’elle soit physique, psychologique ou pécuniaire ou le préjudice causé aux « intérêts intangibles » du demandeur, notamment la détresse, l’humiliation, l’embarras et l’anxiété : Ward aux para 27, 48–50. Il convient de souligner que la juge en chef McLachlin a reconnu que le demandeur ne devrait pas se voir empêché d’obtenir des dommages-intérêts du simple fait qu’il est incapable d’établir l’existence d’un préjudice psychologique substantiel : Ward au para 27. Le préjudice non pécuniaire peut être plus difficile à évaluer, mais il n’y a pas lieu de l’écarter pour autant : Ward au para 50.

[156] En l’espèce, le caractère sacré du sac de médecine de M. Ewert a été violé d’une manière qu’il assimile à une profanation. Bien qu’aucun des articles du sac n’ait été physiquement endommagé, il serait mal à propos de s’arrêter au préjudice physique et de faire fi du préjudice causé aux intérêts spirituels ou intangibles, surtout lorsqu’il est question de liberté de religion. Le fait que l’atteinte à la liberté de religion n’ait causé aucun préjudice physique ni aucun préjudice psychologique substantiel ne signifie pas qu’elle n’a eu aucune incidence indemnisable : Ward aux para 27, 50, 55.

[157] Par ailleurs, M. Ewert n’a pas eu accès à son sac de médecine pendant environ un mois, sans raison apparente ni explication. L’absence du sac et la possibilité que quelqu’un d’autre que lui ait manipulé son sac ont laissé M. Ewert dans un état d’anxiété et de nervosité au point où l’aînée Nadon a fait état du comportement de M. Ewert dans un rapport d’observation suivant la réunion qu’elle avait eue avec lui le jour précédant la fouille. À mon avis, les effets de la fouille et des circonstances entourant la fouille sur le bien-être spirituel de M. Ewert nécessitent une indemnisation.

[158] M. Ewert fait allusion à des comportements répétitifs de la part de SCC, en citant des incidents passés où son sac de médecine avait été fouillé de façon inappropriée. M. Ewert le reconnaît, ces incidents ont fait l’objet d’autres procédures, maintenant réglées. Ils ne font donc pas partie du « préjudice fondant l’action en dommages‑intérêts » : Ward au para 23. La Couronne soutient, pour cette raison, que ces autres incidents ne devraient pas être pris en considération dans l’appréciation du préjudice en l’espèce. Je conviens avec la Couronne qu’il n’y a pas lieu de tenir compte de ces incidents pour ce qui est de la fonction d’indemnisation des dommages-intérêts. Toutefois, comme je l’explique en détail ci-après, je les considère comme pertinents pour ce qui est de la fonction de dissuasion des dommages-intérêts.

[159] Je réitère que la preuve n’étaye pas la conclusion voulant que la fouille du sac de médecine de M. Ewert ou aucun des incidents qu’il cite ait eu une quelconque incidence sur sa cote de sécurité ou ses transfèrements. Je note en outre que je conviens que les décisions de la Cour supérieure du Québec et de la Cour d’appel du Québec concernant la demande d’habeas corpus de M. Ewert au sujet de son transfèrement de l’unité à sécurité minimale de l’Établissement Archambault au CFF-6099 ne sont pas pertinentes pour ce qui est de l’évaluation des dommages-intérêts : Ewert c Thibeault, 2019 QCCS 5911, conf par 2020 QCCA 1141.

[160] Défense. La fonction de défense des dommages-intérêts est axée sur le préjudice que l’atteinte cause à la société et reconnaît que toute atteinte à des droits protégés par la Constitution nuit à la confiance qu’a le public en la vigueur de la protection constitutionnelle : Ward au para 28. La gravité de l’atteinte est le principal facteur à évaluer au regard de son incidence sur le demandeur et de la gravité de la faute : Ward au para 52.

[161] En l’espèce, la fouille du sac de médecine de M. Ewert a été effectuée par des personnes autres que lui, en son absence, malgré la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés et l’avis exprimé par M. Ewert voulant qu’il soit le seul à pouvoir toucher à son sac. Même s’il a fait part de son avis, les personnes à qui il en avait fait part ne l’ont pas communiqué au gestionnaire correctionnel responsable de la fouille. Cette fouille n’a pas été effectuée avant le vingtième jour suivant l’arrivée de M. Ewert et ce dernier n’en a été informé que près d’une semaine plus tard. Son sac de médecine a été laissé dans un état où les articles étaient à l’extérieur du sac et étaient étalés, çà et là, au fond d’une boîte. Paradoxalement, SCC avait fait des efforts pour que la fouille soit effectuée par une aînée et une agente de liaison autochtone, et non par un agent correctionnel. Je conclus que, bien qu’elle ait constitué une atteinte plutôt sérieuse à la liberté de religion de M. Ewert et qu’elle ait été abusive, la fouille n’a pas été hautement flagrante.

[162] Dissuasion. La fonction de dissuasion vise à éviter toute nouvelle violation du droit en influençant la conduite du gouvernement afin d’assurer le respect de la Constitution : Ward au para 29. Comme je le mentionne plus haut, j’estime pertinent que l’atteinte de juillet 2019 n’était pas la première occurrence de la fouille du sac de médecine de M. Ewert en son absence, les occurrences précédentes ayant donné lieu à des plaintes de la part de M. Ewert.

[163] Comme je le mentionne au paragraphe [79] ci-dessus, M. Ewert a déposé un grief au sujet de la fouille de son sac de médecine faite en son absence, en novembre 2006. Le grief a été accueilli en septembre 2007, à l’aide de motifs par le sous-commissaire principal de SCC de l’époque précisant ce que devrait être la « norme » applicable à la fouille des sacs de médecine.

[164] La preuve révèle aussi : (i) le règlement, survenu en 2011, d’une plainte déposée à la Commission canadienne des droits de la personne concernant une fouille effectuée en novembre 2006 et d’une autre fouille effectuée en janvier 2007; (ii) le règlement, survenu en 2016, d’une action intentée devant notre Cour concernant une autre fouille effectuée en septembre 2012; et (iii) le règlement d’une autre action intentée devant notre Cour concernant une fouille effectuée en décembre 2017. À une exception près, les modalités de ces règlements n’ont pas été versées au dossier.

[165] Cette exception est une lettre d’excuses de la part de SCC rédigée par le directeur de l’Établissement de Kent, en juin 2011. Je reproduis le corps de la lettre ci-dessous :

[traduction]

Veuillez accepter les excuses de SCC pour la fouille de votre sac de médecine le 8 novembre 2006 qui a été effectuée de façon non conforme au paragraphe 21 de la DC 702.

SCC reconnaît que, puisque les circonstances à l’établissement le permettaient, vous auriez dû être présent à la fouille et que vous auriez dû être la seule personne à manipuler votre sac de médecine.

SCC s’excuse en outre d’avoir filmé la fouille de votre sac de médecine le 25 janvier 2007.

[166] M. Ewert souhaite se fier sur cette lettre d’excuses pour faire valoir que, en plus de l’aveu d’inconduite, les excuses indiquent en soi que SCC entend ne plus adopter la même conduite. La Couronne ne s’est pas opposée au dépôt de cette lettre d’excuses en preuve, mais soutient qu’elle ne peut constituer un aveu et ne peut être prise en compte dans l’évaluation des dommages-intérêts. La Couronne invoque l’article 2853.1 du Code civil du Québec, dont le libellé est le suivant :

2853.1 Une excuse ne peut constituer un aveu.

De plus, elle ne peut être admise en preuve, avoir d’incidence sur la détermination de la faute ou de la responsabilité, interrompre la prescription ou annuler ou diminuer la garantie d’assurance à laquelle un assuré ou un tiers a droit.

Constitue une excuse toute manifestation expresse ou implicite de sympathie ou de regret.

2853.1. An apology may not constitute an admission.

Furthermore, it may not be admitted into evidence, affect the determination of fault or liability, interrupt prescription or cancel or reduce the insurance coverage to which the insured or a third person is entitled.

Any express or implied expression of sympathy or regret constitutes an apology.

[167] Cet article est nouveau : il est entré en vigueur en 2020. La Couronne n’a donc pas pu citer de jurisprudence pertinente sur cette disposition. Selon les recherches de la Cour, cette disposition a rarement été examinée, et si oui, brièvement seulement : voir par ex Air Canada c PA, 2021 QCCA 873 au para 122, n 97; Douville c St-Germain, 2021 QCCS 3374 au para 13; Municipalité du Canton de Potton c Roger, 2023 QCCS 341 au para 169. Dans la décision Potton, le juge Villeneuve s’est demandé si cet article vise à empêcher la personne qui offre ses excuses, par opposition à la personne qui les reçoit, d’invoquer ces excuses pour atténuer les dommages-intérêts, mais n’a pas eu à répondre à la question : Potton au para 169.

[168] Bien qu’il soit nouveau, l’article 2853.1 comporte des similarités avec les lois sur les excuses des provinces de common law : voir par ex Apology Act, SBC 2006, c 19; Apology Act, SNS 2008, c 34; Loi de 2009 sur la présentation d’excuses, LO 2009, c 3. Les causes tranchées en application de telles lois confirment que les excuses ou les manifestations de regret faites au sujet d’une affaire ne peuvent être prises comme des aveux de faute, du moins dans les instances introduites contre la personne qui a offert les excuses au sujet de cette affaire : Rebello v Ontario, 2023 ONSC 601 aux para 18–23; Symonds v Halifax Regional Municipality (Halifax Regional Police Department) (Re), 2021 CanLII 37128 (NS HRC) aux para 68–74. Dans certaines autres causes, les juges ont déclaré que le passage qui contient les « excuses », dans une lettre d’excuses, pouvait être considéré différemment des éléments factuels de la même lettre : voir par ex Coles v Takata Corporation, 2016 ONSC 4885 aux para 17–21 et les causes qui y sont citées.

[169] La lettre d’excuses de 2011 traite d’un incident dont la responsabilité n’est pas en cause en l’espèce. Elle renferme aussi une reconnaissance du sens de la DC 702 qui pourrait être distinguée, si la Cour suit l’approche décrite dans la décision Coles, des passages d’excuses de la lettre. Toutefois, dans le contexte de la présente affaire, je conclus que je n’ai pas à trancher cette question, car il n’est pas nécessaire de tenir compte de la lettre d’excuses pour évaluer les dommages-intérêts pour la simple raison que M. Ewert, en somme, entend se fier sur la lettre d’excuses à trois fins, à savoir : (i) il y a eu un incident antérieur, en 2008, où son sac de médecine a été fouillé en son absence; (ii) il a déposé une plainte concernant cet incident, qui a été réglée; et (iii) SCC savait et reconnaissait que, selon sa propre politique, les détenus devraient être présents, lorsque les circonstances le permettent, lors de la fouille de leur sac de médecine. Chacun de ces trois faits est établi de façon indépendante dans le dossier. En particulier, la décision prise par le sous-commissaire principal de SCC pour régler le grief au sujet du même incident, décision mentionnée précédemment, démontre la même compréhension de la politique concernant les fouilles. À mon avis, que SCC ait officiellement ou non formulé des excuses au sujet de cet incident dans le cadre du règlement d’une plainte en matière de droits de la personne n’a aucune incidence sur la nécessité de dissuader.

[170] En effet, la nécessité de dissuader ressort du fait que, malgré la politique écrite sur les fouilles, qui existait depuis au moins 1995, et les manquements répétés à cette politique, qui ont mené à des différends auparavant, les agents correctionnels de SCC ont continué d’effectuer des fouilles en l’absence de M. Ewert, sans raison apparente sur le plan de la sécurité ou des opérations. En fait, au procès, SCC a adopté la thèse formelle que la fouille du sac de médecine de M. Ewert effectuée par une personne autre que lui, lorsqu’il n’est pas déjà physiquement présent sur les lieux, peu importe le moment, et peu importe l’endroit où SCC a apporté le sac en question, constitue une limite raisonnable à la liberté de religion de M. Ewert, et que SCC peut faire de même avec tous les détenus autochtones, dans tous les établissements correctionnels.

[171] Je tiens compte du fait que les incidents visés en l’espèce ne constituent que trois ou quatre incidents qui ont eu lieu au cours de la décennie se terminant en 2019. Je prends aussi en considération la preuve voulant qu’il y ait eu d’autres fouilles qui ont été effectuées conformément à la politique de SCC concernant la fouille des objets sacrés, c’est-à-dire en présence de M. Ewert, qui montrait les articles de son sac de médecine pour inspection. Cependant, les divers incidents montrent que la connaissance (ou l’interprétation) de la politique est loin d’être constante et uniforme, et que SCC était disposé à fouiller le sac de médecine de M. Ewert, en son absence, même si ce dernier avait à maintes reprises fait connaître ses croyances religieuses à ce sujet.

[172] Ni l’une ni l’autre partie n’a formulé d’observations précises sur le montant des dommages-intérêts qui conviendrait pour la fouille du sac de médecine de M. Ewert. M. Ewert demande 50 000 $ en dommages-intérêts pour tous les incidents mentionnés ci-dessus, y compris ceux concernant ses bandeaux. Il fait valoir qu’une somme moindre ne suffirait pas étant donné les antécédents de conduite de SCC, en mettant l’accent sur la dissuasion. La Couronne ne propose aucun montant, mais cite le passage de l’arrêt Ward selon lequel l’indemnisation des préjudices non pécuniaires est généralement « assez modeste » à moins de circonstances exceptionnelles et renvoie à plusieurs causes où des dommages-intérêts modestes ont été octroyés en vertu de la Charte.

[173] J’ai pris en considération les causes qui suivent pour en dégager une idée de la fourchette de dommages-intérêts accordés à titre de réparation convenable et juste pour violation à la Charte :

  • a)L’arrêt Ward aux para 6–9, 61–73. La Cour suprême du Canada a maintenu l’octroi de 5 000 $ en dommages-intérêts pour la fouille à nu d’un particulier soupçonné à tort d’avoir voulu entarter le premier ministre. L’humiliation et les conséquences sur la personne de M. Ward ont été reconnues comme non négligeables.

  • b)L’arrêt Stewart v Toronto (Police Services Board), 2020 ONCA 255 aux para 8, 19, 128–149. La Cour d’appel a accordé 500 $ pour détention arbitraire et fouille abusive du sac à dos du demandeur par la police durant le sommet du G20, à Toronto, en 2010. La fouille a duré moins de trois minutes et a mené à la saisie de lunettes de natation. Il y avait peu de preuve de préjudice physique, psychologique, pécuniaire ou de préjudice causé à des intérêts intangibles du demandeur. La bonne foi et le professionnalisme des policiers ont été considérés comme des facteurs pertinents.

  • c)La décision Russell v British Columbia (Public Safety & Solicitor General), 2018 BCSC 1757 aux para 47–49, 59, 66–78. La Cour a accordé 1 000 $ pour entrave au droit d’un accusé d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat aux termes de l’alinéa 10b) de la Charte puisque la police n’a pas facilité la communication avec l’avocat pendant les 13 heures qui ont suivi l’arrestation légitime. Bien qu’elle ait été jugée comme grave, la violation de la Charte n’a causé aucun préjudice personnel, et la conduite de la police n’était ni délibérée ni malveillante.

  • d)La décision McGowan c City of Montréal, 2018 QCCS 1740 aux para 1, 153–168. La Cour a accordé 3 000 $ pour détention arbitraire d’une heure après l’arrestation légitime d’une étudiante qui prenait part à une manifestation contre la brutalité policière au centre-ville. Durant sa détention, Mme McGowan a dû utiliser les toilettes d’une façon humiliante. La Cour a constaté que, selon la jurisprudence québécoise, les dommages-intérêts octroyés pour préjudice non pécuniaire découlant d’une détention arbitraire varient de 1 500 $ à 25 000 $.

  • e)La décision Richards aux para 10, 268–283. Notre Cour a accordé 32 500 $ en dommages-intérêts pour diverses violations de la Charte découlant de coups et blessures, d’une arrestation illégale d’un détenu et de placements en isolement préventif. Ces dommages-intérêts ne répondaient qu’aux fonctions de défense et de dissuasion, car les dommages-intérêts compensatoires avaient déjà été octroyés en vertu de causes d’action de droit privé.

[174] Dans la décision Richards, le juge Norris a souligné deux caractéristiques du contexte correctionnel qui méritent d’être répétées et qui sont pertinentes en l’espèce. Il a noté, dans un premier temps, le profond déséquilibre des pouvoirs entre les agents correctionnels et les détenus, ces derniers étant particulièrement vulnérables face à l’abus de pouvoir. En conséquence, [traduction] « les mesures de réparation visant significativement la défense des droits garantis par la Charte et la dissuasion contre de nouvelles violations revêtent ainsi une importance particulière en milieu correctionnel » : Richards au para 273. Le juge Norris a reconnu, dans un second temps, les défis inhérents auxquels font face les détenus qui présentent des demandes fondées sur la Charte à l’encontre des agents correctionnels, de sorte que, lorsque de telles demandes sont jugées fondées, [traduction] « la Cour doit accorder des mesures de réparation significatives » : Richards au para 274.

[175] J’ai également tenu compte de la décision que le tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a rendue dans l’affaire Kelly v BC (Ministry of Public Safety and Solicitor General) (No 3), 2011 BCHRT 183, décision indirectement citée par M. Ewert, qui invoquait un article de presse sur cette affaire. Le tribunal a conclu que le déni du droit d’accès aux services spirituels autochtones, alors que M. Kelly était en isolement préventif, équivalait à un acte de discrimination fondée sur l’ascendance et la religion et a accordé à ce dernier 5 000 $ en dommages-intérêts : Kelly aux para 1–4, 14, 433–443. Le tribunal a souligné la vulnérabilité de M. Kelly en tant que jeune détenu autochtone et les effets favorables qu’auraient pu avoir les services spirituels autochtones, et a noté que [traduction] « les droits de la personne d’un détenu ne sont pas suspendus à son incarcération » : Kelly aux para 440–441. Il est vrai que le contexte des droits de la personne n’est pas le même que celui de la Charte, mais la Cour suprême a noté des analogies entre les fonctions des dommages-intérêts octroyés en vertu de la Charte et celles des dommages-intérêts octroyés en vertu des lois sur les droits de la personne : Ward au para 26.

[176] J’ai tenu compte des circonstances entourant la violation des droits que la Charte garantit à M. Ewert découlant de la fouille de son sac de médecine, en juillet 2019, et particulièrement les facteurs exposés ci-dessus. Je conclus que l’octroi de 7 500 $ en dommages-intérêts en vertu de la Charte serait le meilleur moyen de servir les fonctions d’indemnisation, de défense et de dissuasion et constituerait une réparation convenable et juste dans les circonstances.

IV. Conclusion

[177] Pour les motifs exposés ci-dessus, j’accueille en partie l’action de M. Ewert. J’accorde à M. Ewert 7 500 $ à titre de réparation en vertu du paragraphe 24(1) pour la violation des droits que lui garantissent l’alinéa 2a) et l’article 8 de la Charte découlant de la fouille de son sac de médecine, en juillet 2019. Les demandes de réparation de M. Ewert en ce qui concerne le traitement réservé à ses bandeaux en juillet et en août 2019 sont rejetées.

[178] À l’audience, la Couronne a informé la Cour que des offres de règlement avaient été présentées et qu’elles pourraient avoir une incidence sur les dépens. Elle a demandé à la Cour de permettre aux parties de présenter leurs observations sur les dépens après que la Cour aura rendu son jugement. Si elles sont incapables de s’entendre sur les dépens, les parties pourront présenter leurs observations selon l’échéancier suivant :

  • a)dans les 15 jours suivant la date du jugement, M. Ewert pourra signifier et déposer ses observations sous forme de lettre, ne dépassant pas 4 pages, auxquelles il pourra joindre en annexe son mémoire de frais;

  • b)dans les 15 jours suivant la réception des observations de M. Ewert, la Couronne pourra signifier et déposer ses observations en réponse sous forme de lettre, ne dépassant pas 4 pages, auxquelles elle pourra joindre en annexe son mémoire de frais et, au besoin, ses observations, ne dépassant pas 1 page, en réponse aux articles précis du mémoire de frais (s’il en est) de M. Ewert;

  • c)dans les 7 jours suivant la réception des observations de la Couronne, M. Ewert pourra signifier et déposer ses observations en réplique sous forme de lettre, n’excédant pas 2 pages, auxquelles il pourra joindre en annexe ses observations, ne dépassant pas 1 page, en réponse aux articles précis du mémoire de frais (s’il en est) de la Couronne.

[179] Les parties peuvent sur consentement proroger les délais mentionnés ci-dessus pourvu que les observations finales sur les dépens soient déposées, au plus tard, dans les 60 jours suivant la date du jugement.


JUGEMENT dans le dossier T-2069-19

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’action est accueillie en partie. Le défendeur doit verser au demandeur la somme de 7 500 $ à titre de réparation pour la violation des droits que l’alinéa 2a) et l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés garantissent au demandeur découlant de la fouille de son sac de médecine, en juillet 2019.

  2. Le reste de l’action est rejeté.

  3. Si elles sont incapables de s’entendre sur les dépens, les parties peuvent présenter leurs observations selon l’échéancier établi dans les motifs.

« Nicholas McHaffie»

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2069-19

 

INTITULÉ :

JEFFREY G EWERT c SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE tenue PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 15, 17 ET 21 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 1er août 2023

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey G. Ewert

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Me Julien Dubé-Senécal

Me Dominique Guimond

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR