dièses contre les préconçus

La « décolonisation par intégration » en question : l’exemple de la Guadeloupe


Précarité, vie chère, jeunesse sans perspective, crise de l’eau potable, scandale du chlordécone, crise identitaire… Michelle E. J. Martineau revient pour dièses sur l'histoire de l’intégration de la Guadeloupe à la France, entre espoirs et déceptions.
par #Michelle Edwige Jeanne Martineau — temps de lecture : 11 min —
Portrait d’Aimé Césaire, par Hom Nguyen (2021)

L’année 2021 fut riche en évènements sociaux et politiques ayant de nouveau secoué l’archipel guadeloupéen. En juillet dernier, différentes organisations syndicales demandent l’annulation de l’obligation vaccinale pour le personnel soignant et les sapeurs-pompiers. Exigeant entre autres la réintégration des salariés non vaccinés suspendus ainsi que la mise en place de moyens logistiques pour le personnel de la santé, le mouvement s’est durci le 15 novembre, entrainant des barrages routiers qui ont paralysé l’archipel guadeloupéen.

À cela s’ajoutent d’autres revendications, restées sans réponse depuis des décennies. Ce sont ainsi les maux d’une société guadeloupéenne qui refont surface : précarité, vie chère, chômage massif, jeunesse sans perspective, crise de l’eau potable, scandale du chlordécone, crise identitaire… Autant de problématiques qui reviennent sur la table des négociations année après année et n’ayant, pour l’heure, trouvé aucune solution. Certains en rejettent la responsabilité sur l’État ; d’autres sur les élus locaux. Une possible évolution statutaire refait également surface dans les débats publics avec, notamment, la question de l’autonomie. C’est aussi la question identitaire qui revient au cœur des débats politiques : qui sommes-nous ? Quel avenir pour la Guadeloupe ?

Comprendre la situation économique, politique et sociale de la Guadeloupe revient à établir un retour historique sur son évolution politique, sociale, mais aussi culturelle et ainsi tenter d’appréhender au mieux la réalité. Travaillant sur le cas de la Guadeloupe dans le cadre de mes recherches doctorales, cet article s’attachera à revenir sur la notion de décolonisation par intégration, trajectoire atypique où de nombreux territoires non souverains décident, pour plusieurs raisons, de se rapprocher de leurs anciens colonisateurs. 

De la décolonisation, une trajectoire classique…

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, nombreux furent les territoires africains, asiatiques et caribéens à demander une émancipation totale (territoriale, culturelle ou encore identitaire) de leur ancien colonisateur : c’est le processus de décolonisation. Dans le bassin caribéen, on peut observer cette tendance avec, par exemple, le cas de la Trinité-et-Tobago en 1962, la Barbade en 1966 ou encore la Dominique (Commonwealth of Dominica) en 1978. La communauté internationale, avec la participation active des Nations Unies, s’engage dans ce processus dès 1945 : « Au moment où l’Organisation des Nations Unies était fondée, 750 millions de personnes – soit près du tiers de la population mondiale – vivaient dans des territoires qui n’étaient pas autonomes et qui dépendaient de puissances coloniales. » Cet engagement s’inscrit au niveau juridique avec la création d’un régime international de tutelle permettant aux territoires non souverains de « favoriser le progrès politique, économique et social des territoires ainsi que leur évolution vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou vers l’indépendance » tout en favorisant le « respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ». On peut aussi évoquer la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux adopté en 1960 avec, en 1962, la création d’un comité spécial « pour suivre l’application de la Déclaration et formulé des recommandations relatives à son application ». L’implication des Nations Unies se traduit également par l’adoption de la Décennie internationale de l’élimination du colonialisme (DIEC). Votée pour la première fois en 1990, il s’agit alors d’accélérer le processus de décolonisation notamment mis en œuvre par la Déclaration de 1960. L’année 2021 a vu l’inauguration de la Quatrième Décennie internationale de l’élimination du colonialisme, toujours dans l’optique de poursuivre les efforts menés dans l’élimination du colonialisme. D’ailleurs, comme le rapporte le site officiel des Nations Unies, l’ambassadrice Keisha McGuire, actuelle Présidente du Comité spécial, a souligné lors de la séance d’ouverture le 18 février 2021 la nécessité pour les États membres de « renouveler leur engagement et de s’employer à ce que cette décennie soit la dernière ».

… à la décolonisation par intégration, une trajectoire atypique

De nombreux territoires non souverains décident de se rapprocher de leurs anciens colonisateurs, et d’emprunter donc un chemin contraire : la « décolonisation par intégration » (upside down decolonization). Cette notion invite à aller au-delà de l’affirmation selon laquelle l’ensemble des territoires souhaite obtenir l’indépendance, et à déconstruire l’équation selon laquelle la décolonisation est égale à l’indépendance. Des auteurs de référence tels que Baldacchino ou encore M. Ferdinand proposent plusieurs pistes d’explication : la question du territoire (et notamment de sa petite superficie), mais aussi les raisons économiques, dans la mesure où certains territoires indépendants présentent des difficultés économiques importantes face à leurs voisins étant sous administration économique avec la métropole (aides sociales, système de santé similaire, système éducatif, etc.). Les facteurs géographique, géostratégique, historique, démographique, écologique ou encore politique et constitutionnel sont aussi à prendre en compte.

La décolonisation par intégration : l’exemple de la loi de départementalisation du 19 mars 1946 

Les anciennes colonies françaises (Guadeloupe, Martinique, Guyane française et la Réunion) deviennent, le 19 mars 1946, des départements français d’outre-mer. Passant du statut de colonie à celui de département, ces territoires jouissent ainsi des mêmes droits que leurs voisins de l’Hexagone. On peut y voir la traduction d’un rapprochement avec l’ancien colonisateur, la France.

La Conférence de Brazzaville (République démocratique du Congo) de janvier-février 1944 avait déjà évoqué l’avenir de l’empire colonial français, et cherchait à déterminer la politique assimilationniste de la France non seulement en Afrique, mais aussi aux Antilles françaises. L’ambition était alors de créer une fédération française, avec la France et ses colonies, pour permettre à la France de garder une mainmise sur ces territoires. Cette idée sera toutefois mise de côté avec le refus de certaines colonies africaines d’accéder à l’autonomie.

Sous l’égide d’Aimé Césaire, Gaston de Monnerville, Raymond Vergès et Léopold Bissol, la loi de départementalisation a pour objectif de permettre un rattrapage socio-économique, mais également administratif, avec la France hexagonale, et répond également au désir d’appartenir à la France de façon pleine et entière. Ce souhait s’est manifesté dès janvier 1946, lorsque les élites politiques locales prononcent des discours en faveur de la décolonisation de la Guadeloupe. Prenant exemple sur la Martinique, Thélus Léro, militant communiste, évoque le souhait d’une politique décolonisatrice de la France. Le Parti communiste de l’époque prend conscience de la nécessité d’une évolution statutaire majeure permettant une intégration complète (au niveau juridique et administratif) des Antilles françaises. Les facteurs explicatifs en faveur de la départementalisation sont similaires à la décolonisation par intégration : facteurs économiques, géostratégiques, géographiques, etc. T. Games, dans son mémoire de maitrise datant de 2002, évoque d’autres raisons pour lesquelles la départementalisation est plus que jamais nécessaire. Se référant au rapport d’Aimé Césaire du 26 février 1946, T. Games insiste sur la nécessité de « procéder à des réformes urgentes dans les colonies des Antilles ». Il affirme que « seule leur intégration dans la partie française peut résoudre les nombreux problèmes auxquelles elles ont à faire face […] ». De plus, cette « assimilation des vieilles colonies à la Métropole serait la meilleure réponse de la France aux théoriciens de racisme, ainsi qu’une nouvelle garantie pour ces territoires contre les convoitises étrangères ».

Cette reconnaissance du rattachement des anciennes colonies à la France sera officialisée par l’article 60 de la Constitution de la IVe République. La loi du 19 mars 1946, dite loi de départementalisation, marque ainsi un tournant majeur dans l’espace politique local et national.

Cependant, les espoirs nés autour de la loi du 19 mars 1946 laisseront place à l’amertume, la déception et une vague de manifestations. Il faudra par exemple attendre deux ans pour que la loi de départementalisation puisse prendre effet dans les territoires d’outremers. Il faut ajouter à cette déception la colère de la population et de certains responsables politiques, qui voient dans cette loi l’apparition d’une politique néocoloniale avec une forme d’assimilation contrôlée. Cette période marque également l’apparition de mouvements indépendantistes-nationales demandant à s’inscrire dans le processus classique de la décolonisation, à savoir une émancipation totale de la France – l’indépendance. Les refontes politiques, sociales et économiques tant attendues par la loi du 19 mars 1946 semblent se faire toujours attendre et ce, 76 ans après son vote à l’Assemblée nationale.

Un impact sur les inégalités de l’archipel guadeloupéen

Les évènements de 2021 qui ont secoué l’archipel guadeloupéen ont soulevé des problématiques inhérentes au territoire. En effet, cette situation ne date pas d’hier. La grève générale de 2009 avait déjà souligné la présence de problèmes économiques datant de plusieurs décennies : des prix à la consommation 33% plus élevés que la moyenne nationale, une précarité et un chômage massifs (notamment chez les jeunes), ou encore, plus récemment, la hausse de l’inflation. Ce fut la dénonciation de « profits illégitimes » avec la domination d’un petit nombre d’acteurs économiques (notamment les « békés » – descendants d’esclavagistes) dans des domaines importants tels que le carburant, l’agroalimentaire ou encore dans la grande distribution. Yves Jégo, ancien secrétaire d’État à l’outremer, parlait d’un « problème de monopoles […] d’organisation de l’économie insulaire qui est l’héritière des comptoirs de l’époque de la colonisation ». Cette cherté de la vie s’explique notamment par plusieurs facteurs, dont l’insularité, l’éloignement et la fiscalité locale avec l’existence de l’octroi de mer, la taxe douanière appliquée sur l’ensemble des produits importés dans les régions d’outre-mer. Marquée par l’absence de concurrence sur le marché et la domination d’un petit groupe d’acteurs économiques, cette situation a un impact sur la formation des prix et accentue encore un peu plus les inégalités socio-économiques et politiques sur ces territoires.

Quid de la question identitaire ?

Les contestations qui ont suivi l’application de la loi du 19 mars 1946 sont également d’ordre culturel et identitaire. Perçue comme une politique néocoloniale et assimilationniste, la départementalisation fait l’objet de contestations au niveau de la population, de certaines élites politiques ainsi qu’au niveau des mouvements indépendantistes-nationalistes, qui dénoncent une politique imposée par la France au détriment de la culture locale. La prévalence du français sur le créole (interdit dans les administrations et lieux publics pendant des années) est par exemple pointée du doigt. Est aussi dénoncée, au niveau éducatif, l’omission (voulue par le gouvernement central) de l’histoire de l’archipel guadeloupéen d’évènements clés s’inscrivant dans la mémoire collective : on peut par exemple penser à la révolution de 1802 ou encore les évènements de mai 1967. Au travers de la départementalisation et des différentes contestations face à son application, on voit donc la manifestation d’un malaise identitaire.

C’est en ce sens que les intellectuels antillais décident de participer aux débats publics et politiques en y apportant une revalorisation intellectuelle de l’identité antillaise. On voit ainsi l’apparition, à partir des années 1960-1980, de notions/concepts telles que la négritude, l’antillanité, la créolisation ou encore la créolité. En reprenant les réflexions de Christine Chivallon, plusieurs interrogations peuvent être soulevées : peut-on considérer que les Antilles françaises ont une mémoire, une identité « post-esclavagiste » ? Cette identité est-elle africaine, antillaise, créole, ou bien les trois ? La départementalisation serait-elle un frein à la construction de l’identité antillaise post-esclavagiste ? On pourrait également rajouter : le flou autour de l’identité guadeloupéenne peut-elle avoir un impact dans le devenir politique (et les inégalités socio-économiques) de l’archipel ?

Cette absence de définition de « l’identité guadeloupéenne » peut, sur le long terme, avoir impact non négligeable dans le développement politique, économique, sociale et culturel. Comprendre les inégalités socio-économiques et politiques implique d’étudier les relations entre la classe, la race et le genre dans la société caribéenne, en situation postcoloniale/post-colonisation. Ceci permettant de saisir, entre autres, les rapports de force entre le pouvoir central, le prolétariat et la population. Pour reprendre les observations de Justin Daniel dans un article issu de l’ouvrage collectif La fabrique de la race dans la Caraïbe, la polarisation socio-raciale, notamment dans le monde agricole (les Békés face aux ouvriers de couleur), démontre l’existence d’une « véritable assignation identitaire » en Martinique. Les mobilisations socio-écologiques s’imprègnent également de cette polarisation socio-raciale (entre Békés et les « autres Martiniquais ») mêlant idéologie anticoloniale et revendication identitaire. On retrouve cette même réflexion chez Malcom Ferdinand dans son ouvrage de référence, Une écologie décoloniale, qui démontre, à l’appui de notions telles que l’habiter colonial et le plantationocène, qu’on assiste à une « reproduction globale d’une économie de plantation » mais aussi à une « imposition mondiale d’une politique de plantation », où la hiérarchie raciale et sociale constituant les sociétés caribéennes reproduit des inégalités socio-économiques et politiques. Le scandale du chlordécone et le traitement de la population affectée par le pesticide en est un exemple. Le rapport de force entre les Békés, le gouvernement et le reste de la population traduit une polarisation socio-raciale concernant les conflits socio-écologiques aux Antilles françaises. 

Appréhender les inégalités socio-économiques et politiques affectant actuellement l’archipel guadeloupéen demande donc d’établir un retour historique sur son évolution politique et statutaire depuis 1946. Les espoirs noués autour de la loi de départementalisation se sont vite transformés en déceptions, colères et contestations. Les inégalités socio-économiques et politiques présentes sur le territoire depuis des décennies laissent aussi transparaitre d’autres enjeux. La question identitaire est notamment à prendre en considération, d’autant que le flou entourant la définition de ce qu’on entend par « identité guadeloupéenne » peut avoir un impact dans le devenir politique de l’archipel. Par exemple, la Barbade s’est émancipée de la Couronne britannique le 30 novembre 2021. Outre l’aspect historique (et les 400 ans de présence britannique marqués par la colonisation et la traite négrière), l’identité et sa valorisation furent aussi au cœur des réflexions permettant à ce projet d’aboutir.

Au même moment en Guadeloupe, alors en pleine crise sanitaire et sociale, la question statutaire refait surface avec l’autonomie. La résurgence de cette thématique fut une surprise pour plus d’un, mais nous invite une fois de plus à nous interroger sur la situation socio-économique et politique de la Guadeloupe et les réflexions à adopter. La décolonisation par intégration présentée par la loi de départementalisation du 19 mars 1946 semble arriver à son terme, ne répondant plus aux réalités contemporaines.

Comment endiguer ces problèmes ? Il est clair qu’une refonte de la politique locale est à prendre en considération. Mais l’on pourrait aussi envisager l’inclusion de la focale identitaire dans les réflexions futures, de façon à aller vers une régionalisation du développement économique en favorisant des politiques publiques spécifiques au territoire. La focale identitaire pourrait s’inscrire dans les réflexions concernant l’autosuffisance alimentaire et permettre de sortir de l’économie de service qui caractérise le fonctionnement économique de la Guadeloupe. C’est ce que proposent notamment Didier Destouches et Cécile Madassamy dans l’essai Manifeste pour une autonomie alimentaire. L’objectif : permettre une valorisation de l’identité par le biais de la culture et l’agronomie, par la production et consommation locales, qui peuvent servir de rempart face aux conflits internationaux, au coût des matières premières et aux pénuries.

Michelle Edwige Jeanne Martineau est doctorante en science politique à l’Université de Montréal.


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