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Le sentiment d’appartenance :
envers quoi et à quelles conditions?


24 novembre 2020

Une illustration de visages en mosaïque.

La question de l’« appartenance » est complexe et capitale pour les Noirs d’ascendance africaine partout au Canada et de la diaspora. Quel prix pouvons-nous nous permettre de payer pour être « acceptés » par les autres selon leurs propres conditions? Quels sacrifices sommes-nous prêts à faire en tant qu’êtres authentiques pour nous adapter, endurer résister, aux actes oppressifs et pernicieux des autres, à essayer de changer les perceptions? Quelle est notre compréhension de l’« appartenance » dans un environnement corrompu par le racisme systémique? Quelles énergies d’une source déjà tarissable devons-nous déployer pour résister à de telles pressions? Comment pouvons-nous nous réinventer et devenir les arbitres de notre propre valeur et les créateurs de connaissances, d’expériences, de compétences et de dynamisme, afin d’avancer sur notre propre voie selon nos propres conditions?

Pourquoi l’appartenance est-elle importante?

En 2015, le premier ministre Justin Trudeau a prononcé une allocution à Londres, au Royaume-Uni, intitulée « La diversité est notre force », dans laquelle il affirme : « Le Canada a appris à être fort non pas en dépit de nos différences, mais grâce à celles-ci. Désormais, cela sera au cœur même de notre réussite et de ce que nous offrons au monde ». La diversité est bel et bien notre force, sur les plans culturel, politique et économique. Cependant, les chemins pour accéder à un objectif si ambitieux sont pavés de difficultés à surmonter, et notre histoire regorge d’exemples. Les peuples autochtones du Canada témoignent des inégalités passées et actuelles en ce qui concerne l’octroi et la défense des droits fondamentaux de la personne. « Nous devons reconnaître que notre histoire a eu ses moments plus sombres : la taxe d’entrée imposée aux immigrants chinois, l’internement de Canadiens d’origine ukrainienne, japonaise et italienne pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales, notre refus d’accueillir des bateaux de réfugiés juifs ou panjabis, notre propre histoire d’esclavagisme », a souligné le premier ministre. Cette série d’échecs dans l’atteinte de nos idéaux doit cependant être mise en contraste avec ses réussites où nos aspirations ont porté – et portent encore – leurs fruits.

Ta-Nehisi Coates, un Américain noir, une personnalité intellectuelle publique remarquable et un commentateur de l’expérience vécue par les Noirs d’ascendance africaine, traite du désir d’appartenance dans la préface de The Origin of Others (2017; L’Origine des autres) par Toni Morrison, célèbre romancière et lauréate d’un prix Nobel. Le livre lui-même aborde les thèmes de la race, des frontières, des vastes mouvements populaires, de ce qui motive les gens à construire les « autres », et de l’utilisation de termes tels quel « clivage racial », « fossé racial », « profilage racial », « diversité raciale » – « comme si chacune de ces idées était ancrée dans quelque chose qui ne dépend pas de nous » (p. X1; traduction).

En effet, notre société a créé de telles catégories de race, puis les a étayées avec des couches de connaissances, de faits et de théories déclarés. Elles ont été conçues dans le but de confirmer l’humanité et la valeur des créateurs de ces prétendues connaissances, au détriment de ceux à qui ces étiquettes sont accolées. Selon Ta-Nehisi Coates, l’invention des différences entre les catégories, et l’imposition de valeurs à ces mêmes différences, a sa raison d’être. Et cet argument est approfondi encore davantage par Toni Morrison dans son livre.

Ce que signifie faire partie d’un « groupe culturel », avec des « lacunes culturelles » entre votre groupe et celui des autres, n’est pas aussi clair qu’on pourrait le penser. La culture est l’un des nombreux regroupements auxquels nous pouvons nous associer volontairement, ou dans lesquels les autres peuvent nous catégoriser. Dans Our Search For Belonging : How Our Need to Connect is Tearing Us Apart (2018) par Howard Ross et Jon Robert Tartaglione, Howard Ross cherche à explorer les qualités « fondamentalement sociales » des êtres humains et les raisons pour lesquelles nous voulons établir des liens profonds avec certaines personnes et pas d’autres. Il veut comprendre pourquoi nous sommes plus à l’aise avec les gens des groupes auxquels nous appartenons, et constate que cela « crée une sorte de lien qui nous donne un sentiment de sécurité et grâce auquel nous savons à quoi nous attendre, ce qui est considéré comme étant normal, et comment se comporter » (p. 7; traduction). Il tente de comprendre pourquoi les humains veulent à tout prix vivre en groupes et être façonnés par ces groupes auxquels ils s’identifient. Cette introspection concertée fait en sorte que nous évoluons dans des réalités différentes. Elle nous plonge de plus en plus dans une mosaïque de groupes. Elle nous force à nous éloigner du contact des autres, et donc à moins comprendre et à moins nous identifier aux personnes qui s’associent volontairement à d’autres groupes, ou qui y sont catégorisées.

Selon Howard Ross, les raisons pour lesquelles nous voulons tellement être intégrés à cette mosaïque de groupes tournent autour du « besoin d’appartenance » : un besoin si puissant qu’il est inscrit dans nos gènes et qu’il nous pousse vers ce but d’appartenir (à un groupe), au risque d’être intentionnellement séparés des autres. Comment alors créer des ponts entre des groupes aussi étroitement liés, aussi biologiquement liés? Cela vaut-il la peine de déployer tous ces efforts? On commence à voir à quel point c’est difficile d’ériger des ponts entre de tels groupes sociaux et culturels. En plus d’être prédisposé biologiquement pour attirer par des gens qui nous ressemblent et qui nous procure un sentiment de sécurité. Il faut tenir compte cet élément que certains affirment être le plus influent - le contexte sociétal du groupe dominant parmi ces groupes sociaux. Ce contexte élève un groupe au-dessus des autres, et fournit et préserve l’infrastructure de son hégémonie soutenue.

Redéfinir l’appartenance

Howard Ross admet qu’il existe certaines voies d’appartenance reposant sur la conviction selon laquelle il est possible de créer des percées dans la compréhension humaine pouvant augmenter nos chances de ressentir cette appartenance envers d’autres. Cette hypothèse repose sur l’acceptation de la réalité du comportement humain, des pressions biologiques et sociétales, du désir de s’adapter à cette réalité et d’en modifier les effets néfastes. Cela ne signifie pas que nous acceptons ces pressions comme une évidence, une réalité fixe, mais plutôt que nous les considérons comme un point de départ à partir duquel nous pouvons trouver des solutions pour les gérer.

Essentiellement, ce qu’il faut, c’est une vision claire de ce à quoi nous aspirons, des personnes à qui nous voulons nous identifier, et une compréhension mutuelle des raisons pour lesquelles nous sommes ensemble. Comment ces individus et ces communautés, pris au piège dans les catégories raciales qui leur sont imposées par d’autres plus dominants, naviguent-ils dans cette mosaïque de groupes culturels pour revendiquer un certain sentiment d’appartenance? En Nouvelle-Écosse, ma terre natale, les personnes d’ascendance africaine noire qui vivent dans la province depuis des dizaines d’années, mais aussi les nouveaux immigrants d’origine africaine noire, ont trouvé des moyens de revendiquer cette appartenance, mais par des voies différentes. Ceux de la lignée générationnelle le voient largement dans le sens interprété par bell hooks dans son livre Belonging : A Culture of Place (2009), où des concepts comme la « propriété », l’établissement, la stabilité, la durabilité et l’endurance créent des liens générationnels dans un espace délimité (géographique, dans le cas de la Nouvelle-Écosse, mais pas nécessairement dans d’autres cas).

De leur côté, les nouveaux immigrants noirs d’ascendance africaine recherchent principalement l’acceptation et l’appartenance de manière discrète, mais aussi en s’appuyant sur l’accès à l’éducation formelle et à l’acquisition des compétences requises en milieu de travail. Les nouveaux arrivants noirs d’ascendance africaine empruntent un chemin différent et perceptible de celui emprunté par Leurs prédécesseurs ou les générations précédentes; c’est cette approche qui révèle que la séparation, la ségrégation et l’existence parallèle ne sont plus acceptables et ne seront pas tolérées.

L’appartenance véritable à une société diversifiée, équitable et inclusive, c’est d’être traité sur un même pied d’égalité que tous les autres. C’est de pouvoir profiter d’occasions similaires, pour aspirer à ce que vous voulez et réaliser ce que vous avez l’intention de revendiquer. C’est de ne pas avoir de restrictions imposées qui entravent l’épanouissement à cause de notions fallacieuses sur les origines et les perceptions de différence. C’est de reconnaître qu’en raison de contraintes sociétales, ceux à qui l’on impose des obstacles pour acquérir les outils nécessaires à la réalisation des objectifs établis ont la possibilité et les ressources pour y arriver.

Déclarations d’intention

Dans sa Lettre de la prison de Birmingham (1963), Martin Luther King Junior a déclaré : « Nous sommes pris dans un inéluctable filet de coresponsabilité, enfermés dans l’enveloppe d’une même destinée. Tout ce qui affecte directement l’un affecte indirectement tous les autres. Je ne pourrai jamais être ce que je devrais être tant que vous ne serez pas ce que vous devriez être, et vous ne pourrez être ce que vous devriez être tant que je ne serai pas ce que je devrais être. C’est là la structure interdépendante de la réalité ».

Ce lien, cette codépendance est difficile à comprendre et à accepter pour certains leaders et décideurs, sans parler du travail à accomplir. James Baldwin (1924-1987) l’a compris et a expliqué qu’en tant que Noirs d’ascendance africaine, « nos énergies devraient être consacrées à comprendre la façon dont un pays et sa société fonctionnent, comment y trouver notre voie sans s’y perdre et sans s’y sentir rejetés ». Cela exige que nous ayons conscience de notre identité contextuelle, de notre position sociale actuelle et des effets qu’elle a sur nous. La prochaine étape consiste à trouver un moyen d’y faire face. Notre sentiment d’appartenance est conditionnel et dépend de la façon dont nous jouons nos cartes. Nous prenons les décisions, nous faisons des choix, nous pesons le pour et le contre de ce jeu qui s’avère parfois mortel.

Ta-Nehisi Coates a transmis cette précieuse leçon à son fils adolescent dans une lettre qui lui a été adressée, publiée sous la forme d’un livre intitulé Between the World and Me (2015). Le père tente d’expliquer ce que c’est que d’être Noir dans une société qui ne reconnaît pas votre dignité et qui est déterminée à vous miner et à vous détruire.

Il n’y a rien d’exceptionnellement mauvais dans ces détracteurs, ni même dans le moment. Les détracteurs ne sont que des hommes qui font valoir les caprices de notre pays, interprétant correctement son patrimoine et son héritage. C’est difficile de faire face à cette réalité. Le racisme est une expérience viscérale… il fait taire le cerveau, bloque les voies respiratoires, déchire les muscles, extrait les organes, brise les os, casse les dents. Tu ne dois jamais détourner les yeux de ce fait… Pendant longtemps, j’ai voulu m’évader dans le Rêve, mais ça n’a jamais été une option, parce que le Rêve repose sur nous et se cache derrière nous. J’étais triste pour l’hôte, j’étais triste pour toutes ces familles, j’étais triste pour mon pays, mais surtout, à ce moment-là, j’étais triste pour toi. » (p. 11; traduction)


Auteur

Professeur David Divine : www.footprintlifecoaching.com

Cet article est adapté d’une allocution donnée en 2019 lors de l’assemblée annuelle de la Creole Heritage Association of Canada, à Halifax, en Nouvelle-Écosse.