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Controverse autour de l’identité abénakise de quatre groupes au Vermont

Louis Tahamont et sa fille Laura.

Des familles abénakises, comme les Tahamont ici sur la photo, avaient l'habitude de se déplacer, au gré des saisons, sur de vastes territoires aux États-Unis.

Photo : MUSÉE DES ABÉNAKIS À ODANAK

Les Abénakis d’Odanak remettent en question la légitimité de quatre groupes reconnus par l’État du Vermont depuis maintenant plus de 10 ans. Ils affirment qu’il n’y a pas de preuves pour démontrer leurs origines autochtones. Ces questions soulèvent un vif débat dans l’État aux montagnes Vertes.

Dans un petit local, des denrées alimentaires de toutes sortes sont bien organisées sur des étagères : des pâtes, des boîtes de conserve et même de la nourriture pour chiens.

De quoi rendre Debbie Lavoie bien fière de son travail. Elle gère le comptoir alimentaire de la tribu abénakise de Missisquoi, à Swanton, et chaque mois, avec son équipe, elle aide plus de 500 personnes qui sont dans le besoin.

Qu’ils soient abénakis ou non, précise-t-elle. La générosité fait partie des valeurs de sa communauté, ajoute-t-elle.

Cody Henneway.

Cody Henneway

Photo : Radio-Canada / David Savoie

Fiers des origines... contestées

Elle a vécu à Swanton toute sa vie. Elle se rappelle que son grand-père, un Abénakis, était pauvre, mais que, malgré tout, il n’hésitait pas à partager. Peu importe qui venait chez eux, ils étaient les bienvenus à leur table, explique Debbie. C’est un peuple fier, généreux.

À 60 ans, elle se souvient de l’époque où dévoiler son identité était synonyme de moqueries ou d’insultes. Dans les années 90, les gens ne dévoilaient pas leur identité abénakise, précise-t-elle. Les choses ont beaucoup changé depuis, note Debbie Lavoie.

Non loin du comptoir alimentaire, dans le gymnase d’une petite école, des dizaines de jeunes dansent et chantent autour d’un tambour. Six jeunes frappent la peau de l’instrument avec de grands bâtons.

Le cercle du courage est une activité parascolaire organisée par la communauté des Abénakis de Missisquoi depuis déjà près de 30 ans.

C’est Brenda Gagné, une grande femme à l'air sévère, qui maintient la discipline chez les jeunes participants depuis tout ce temps. Traditionnellement, j’enseigne ce qu’on m’a montré. Notre culture, ce ne sont pas des jeux, c’est du sérieux. Donc, si je leur enseigne, je veux qu’ils la connaissent et qu’ils la respectent, dit-elle.

Qu’est-ce que c’est, selon elle, la culture abénakise? C’est qui je suis, c’est la façon dont j’ai été élevée. J’en suis fière, je la vis tous les jours, affirme Brenda Gagné.

Parmi les quelques parents qui assistent au cercle du courage se trouve Cody Henneway. Lui aussi fait partie de la tribu de Missisquoi. Il se dit fier d’être abénakis, et l’important, c’est comment il se sent là, dit-il en désignant sa poitrine.

Pour lui, comme pour d’autres, il est blessant que son héritage soit remis en question. Mais on n’est pas étrangers à ça. On y fait face depuis des générations. On s’en sort toujours. Chaque fois que nous sommes questionnés, nous revenons toujours avec des preuves. Ça devient fatigant qu’on doive continuer à faire ça, explique-t-il, visiblement lassé par le sujet.

À un jet de pierre de la frontière canadienne, Swanton compte un peu plus de 6000 habitants. Et c’est aussi là qu’est né le mouvement pour obtenir la reconnaissance de groupes autochtones au Vermont.

Écouter le reportage de David Savoie diffusé à l'émission Désautels le dimanche, d'ICI Première.

Un long chemin vers la reconnaissance

Le peuple des Abénakis vient du sud du Québec et, avant l’arrivée des colons, il se déplace au gré des saisons sur un vaste territoire qui couvre alors une bonne partie de la Nouvelle-Angleterre.

Le Vermont tout comme le New Hampshire ainsi que le Maine et le Massachusetts font partie de leur territoire traditionnel.

Au début du 18e siècle, une bonne partie des Abénakis s’établissent pour de bon au Québec, plusieurs à Odanak et d’autres à Wôlinak, mais certains membres de la communauté restent derrière.

Au Vermont, dans les années 70, un homme, Homer St. Francis, entreprend de faire reconnaître le groupe de Swanton en tant que tribu autochtone.

Aux États-Unis, comme au Canada, c’est le gouvernement qui accorde une reconnaissance officielle aux nations autochtones.

Au cours des années, des dissensions mènent à la création d’autres tribus. Homer St. Francis meurt en 2001, mais ses successeurs reprennent le flambeau.

La tribu de Missisquoi tente d’obtenir une reconnaissance du gouvernement fédéral américain mais échoue, notamment parce que les preuves généalogiques sont jugées insuffisantes. Elle se tourne de nouveau vers l’État du Vermont.

La nouvelle direction de la tribu et des différents groupes voulait travailler avec l’État. Ils n’étaient pas aussi provocants que leurs prédécesseurs. Et donc, j’étais content de trouver une façon de travailler avec eux pour qu'ils atteignent leurs buts, explique l’ancien gouverneur Jim Douglas, qui a contribué à faire reconnaître quatre groupes abénakis, dont la tribu de Missisquoi.

Il dit qu’il était au courant des écueils dans les revendications des Abénakis du Vermont. Mais je ne vois pas de préjudice dans le processus de reconnaissance de l’État, d’offrir une possibilité limitée pour les tribus de vendre de l’art autochtone et d’obtenir des bourses d’études.

Les quatre tribus seront finalement reconnues par le Vermont en 2011 et 2012.

Combien y a-t-il d’Abénakis dans l’État aux montagnes Vertes? Difficile à dire, les quatre tribus reconnues ne dévoilent pas les informations sur leur population. Celle de Swanton compterait 4000 membres.

Au cours des dernières années, les membres de ces groupes ont obtenu de plus en plus de droits, comme des permis de chasse et de pêche gratuits ainsi que des exemptions d’impôts fonciers. Ils ont aussi obtenu une plus grande reconnaissance dans la société.

C’est sans compter les subventions : l’année dernière, par exemple, une des tribus abénakises, la tribu Nulhegan, a reçu plus de 350 000 $ de la part du gouvernement pour documenter sa culture.

Certains Abénakis du Vermont ont aussi l’oreille de politiciens de l’État : ils bénéficient de rencontres régulières avec le gouverneur et de réunions hebdomadaires avec des élus pour discuter de sujets qui les touchent.

Un groupe cherche également à se faire reconnaître dans l’État voisin du New Hampshire.

Des gens prennent part à une activité dans un local communautaire.

Le cercle du courage, une activité parascolaire organisée par la communauté de Missisquoi.

Photo : Radio-Canada / David Savoie

Remises en question

Depuis déjà des années, plusieurs personnes soulèvent des questions sur la légitimité de ces groupes.

Une de ces voix critiques, c’est celle de Darryl Leroux, de l’Université d’Ottawa, qui travaille sur la question des ascendances détournées. Dans un article scientifique qu’il a signé et qui doit paraître sous peu, il s’est penché sur le cas des groupes du Vermont, plus précisément celui de Swanton. Il soutient que la majorité des personnes qui se prétendent des Abénakis au Vermont sont en fait de descendance canadienne-française.

Le fait que la grande majorité des documents généalogiques sont en français et se trouvent au Québec pourrait constituer une barrière aux recherches. Si les archives étaient disponibles au Vermont, je n’ai aucun doute que ça ferait longtemps que les historiens auraient découvert que ce que ces organismes [les tribus du Vermont] disent, ça n’a pas d’allure, explique-t-il.

Le chercheur soutient qu’il s’agissait, pour les tribus, de se reconnaître entre elles.

Le processus pour reconnaître ces soi-disant tribus au Vermont était très faible.

Une citation de Darryl Leroux, de l’Université d’Ottawa

Darren Ranco est lui aussi anthropologue. Professeur à l’Université du Maine, il est membre de la nation des Penobscot, un groupe autochtone qui est, en quelque sorte, cousin des Abénakis.

Selon lui, la situation actuelle paraît atteindre un point de rupture.

Les questions qui sont évoquées publiquement depuis un an, ce sont des questions qui étaient posées en privé depuis un moment dans des communautés dans le Maine, pour essayer de comprendre, dit-il.

Il concède cependant que ces questions identitaires sont complexes, et que la situation actuelle est difficile. Par exemple, il ne se fierait pas entièrement à des archives coloniales pour définir l’autochtonie d’une personne. D'après lui, être autochtone, ce n’est pas comme un interrupteur qu’on allume ou qu’on éteint.

Selon une experte mandatée par Radio-Canada, trois leaders des tribus du Vermont dont elle a établi la généalogie n’ont aucun ancêtre autochtone. Des rapports généalogiques rédigés par d’autres chercheurs parviennent à la même conclusion.

Ces personnes ont refusé de nous accorder une entrevue. Par courriel, elles ont réitéré avoir des ancêtres autochtones.

Écoutez le reportage de David Savoie diffusé à l'émission Désautels le dimanche, sur ICI Première.

Sujet sensible

Ces critiques et remises en question sont parfois très mal reçues au Vermont.

Kesha Ram est une politicienne très occupée. La sénatrice nous reçoit chez elle, entre des préparatifs pour une soirée et une autre entrevue.

Élue à la Chambre des représentants du Vermont pour la première fois en 2008, elle a 22 ans à l’époque et elle s'investit rapidement dans le processus de reconnaissance des groupes autochtones.

Elle estime que deux tribus n’avaient pas présenté des dossiers solides pour être reconnues. Aussitôt, elle sent de la pression. Je me souviens de façon distincte des messages vaguement menaçants sur mon téléphone : "On va te renvoyer chez toi", "Tu es une petite fille", "Tu ne sais pas ce que tu fais", relate-t-elle.

C’était il y a 10 ans. Mais aujourd’hui encore, la simple mention d’auteurs critiques peut valoir des réactions agressives.

L’été dernier, un bibliothécaire d’une école secondaire a suggéré à des étudiants de jeter un coup d'œil à des ouvrages de Darryl Leroux ou de Kim Tallbear, une autre auteure qui traite du phénomène de transfert de race (race shifting). Il a reçu une avalanche de courriels et des gens ont contacté la direction de l’école pour tenter de le faire renvoyer.

William Poulin-Deltour dit avoir subi un traitement similaire. Professeur de français et d’études francophones au Middlebury College, il fait un jour une présentation sur les Franco-Américains dans le cadre d’une conférence.

Il renvoie, au détour d’une phrase, aux travaux de Darryl Leroux. Mais juste 20 secondes, et je suis passé à autre chose, précise-t-il. Peu de temps après, il reçoit un courriel du chef de la tribu de Nulhegan, Don Stevens. Il m’a presque accusé d’ethnocide, que ce n’était pas bien ce que je faisais.

Le professeur lui répond qu’il n’entend pas changer sa façon d’enseigner, même si ça déplaît au leader autochtone. Ce dernier laisse entendre que les bons liens avec son établissement d'enseignement pourraient en souffrir.

C’était comme de l’intimidation. C’était vraiment comme si j’allais là où je ne devais pas aller et qu'il fallait que j’arrête.

Une citation de William Poulin-Deltour

Contacté à ce sujet, le chef Don Stevens affirme être pacifique, mais il soutient aussi qu’il n’hésite pas à se défendre comme n’importe qui.

Un homme pointe une photo d'archives exposée sur un mur.

Daniel Nolett montre une des photos d'archives qui se trouvent au Conseil des Abénakis d'Odanak.

Photo : Radio-Canada / David Savoie

Les Abénakis d’Odanak crient au vol d'identité

La principale remise en question des origines des tribus du Vermont vient du Québec, plus précisément d’Odanak, communauté abénakise non loin de Sorel.

Frustrant! Le mot revient souvent dans la bouche de Daniel Nolett. Le directeur général au Conseil des Abénakis d’Odanak est frustré par la situation actuelle. C’est comme un vol d’identité. Tu te sens comme trahi, dit-il.

C’est une réécriture de l’histoire, et on dirait que personne ne se dit qu’il faudrait un peu de rigueur dans le processus.

Une citation de Suzie O’Bomsawin, DG adjointe et responsable des ressources humaines

À une époque, la communauté d’Odanak et celles du Vermont tissaient des liens, entretenaient des échanges, participaient à des événements ensemble. Mais il y a quelques années, les Abénakis du Québec ont posé des questions et jugé les réponses insuffisantes.

Chaque Première Nation a un code d’appartenance, et chacune peut déterminer ses règles d’appartenance. Pour nous, à Odanak, il faut que tu démontres qu’au moins un de tes grands-parents naturels est ou a été membre de la bande, explique Daniel Nolett.

C’est la filiation qui détermine si tu peux être membre ou non de la communauté, ajoute Suzie O'Bomsawin, directrice générale adjointe et responsable des ressources humaines. C’est vraiment un héritage direct, il ne faut pas que ce soit un ancêtre qui remonte aux débuts de la colonisation.

Il y a des Abénakis reconnus par Odanak au Vermont, ils seraient 200 environ. Mais les autres personnes qui se disent Abénakises n’ont pas démontré, selon eux, qu’elles avaient bel et bien des ancêtres autochtones liés à la communauté près de Sorel.

Moi, je suis capable de remonter jusqu’au grand chef Gray Lock, qui était là au début du 18e siècle. Pourquoi eux ne sont pas capables?, se demande Daniel Nolett.

Pourquoi dénoncent-ils les tribus du Vermont? Il s’agit pour eux d’une fraude, rien de moins. Et Suzie O'Bomsawin précise que la communauté d’Odanak ne désire pas obtenir de l’argent. Le problème, c’est que c’est de l’argent des contribuables qui est dirigé vers ces groupes et qui ne devrait pas aller à ces gens-là, dit-elle.

Le débat fait rage

Au cours des derniers mois, des Abénakis d’Odanak se sont fait entendre au Vermont. Des membres de la communauté ont participé à une conférence à l’Université du Vermont, en avril 2022, pour dénoncer les quatre tribus. L’événement a mené à de nombreuses discussions entre étudiants.

Une délégation d’Abénakis et de leurs alliés s’est aussi rendue à une réunion de la Commission des affaires autochtones du Vermont.

Lors de la rencontre, le chef d’Odanak, Rick O’Bomsawin, a invité les chefs des groupes vermontois à venir dans sa communauté pour discuter de cette question.

Entre-temps, des Abénakis d’Odanak voudraient tout simplement que le Vermont cesse de reconnaître les quatre groupes.

Ils ont commis une erreur en les reconnaissant au niveau de l’État, ces quatre groupes. Je pense qu’on est en mesure de démontrer que ce que ces gens-là ont prétendu être, ils ne le sont pas. Donc, nous, on leur demande d’enlever la reconnaissance à ces groupes-là, affirme le directeur général du Conseil des Abénakis d’Odanak.

Interpellé à ce sujet, le gouverneur du Vermont, Philip Scott, semble s’en laver les mains. Selon lui, l’État a déjà reconnu les tribus du Vermont et il n’a pas à se mêler de ce problème.

D’autres, comme l’ancien gouverneur Jim Douglas, estiment que le débat devrait se poursuivre. Je ne suis pas certain que qui que ce soit ait tort ou raison à ce sujet, dit-il, c’est une question d’opinion et nous devrions entendre tous les points de vue.

Nous avons contacté les quatre groupes du Vermont. Deux n’ont pas répondu à nos questions. La tribu des Nulhegan réfute les allégations des Autochtones d’Odanak.

À Swanton, les accusations sèment la consternation. La cheffe par intérim de la tribu de Missisquoi, Joanne Crawford, rejette les prétentions d’Odanak.

La reconnaissance par le Vermont est un processus long et difficile, et une partie de ce processus, c’est de montrer des preuves généalogiques. Il faut regarder ces preuves, qui sont dans les dossiers du processus de reconnaissance. Tout est là.

Une citation de Joanne Crawford, cheffe par intérim de la tribu de Missisquoi

Ira-t-elle à Odanak, avec les autres chefs de tribus, pour en discuter? Oui, nous voulons résoudre ce problème, nous voulons avancer.

De l’autre côté de la frontière, à Odanak, Suzie O'Bomsawin affirme que c’est son devoir de continuer à poser des questions. Par souci d’intégrité, par souci de qui nous sommes, par respect pour nos ancêtres et les générations qui vont suivre, on se doit de poser des questions.

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— Soleïman Mellali, rédacteur en chef