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Kanesatake : que fait la police?

Des Mohawks de Kanesatake l’assurent : la police ne fait rien pour lutter contre la présence du crime organisé dans la communauté. Ils en sont arrivés au point de demander une enquête indépendante internationale, car ils n’ont simplement plus confiance dans les gouvernements, qu’ils considèrent comme « les agresseurs ».

Un camion de la Sûreté du Québec est stationné en bordure d'une route.

La communauté de Kanesatake souffre de l'infiltration du crime organisé. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Mathieu Wagner

Le jour où Jeremy Tomlinson a vu son fils de 6 ans rentrer de l’école avec une balle de 9 mm trouvée par terre, il ne s’est pas tant inquiété. Cet ancien policier mohawk qui a œuvré 17 ans dans la Gendarmerie royale du Canada a l’habitude des armes. Mais ce n’est pas le cas des autres membres de Kanesatake.

Plusieurs Mohawks interrogés, dont cet ancien policier, parlent de ces tirs incessants et presque quotidiens d’AK47 ou d'AR15, des armes d’assaut. Le maire d’Oka, Pascal Quevillon, confirme aussi avoir entendu des coups de feu.

Une peur qui date

Alors, les gens ont peur. Et cela n’est pas nouveau. Cette peur existe dans cette communauté située à une heure de Montréal depuis des décennies. Ce n’est pas la mise au feu de la maison de l’ancien chef James Gabriel, en 2004, et la disparition du corps de police de la communauté qui ont été le tournant.

Une forêt de pins.

Des tirs se font régulièrement entendre depuis la pinède. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada

L’une de nos sources, qui a demandé l’anonymat par peur de représailles – comme deux autres de nos sources –, fait part de l’angoisse qui la prend lorsque ses enfants se promènent. Une autre témoigne de la récurrence presque quotidienne de coups de feu qui l'amène à se demander si un règlement de compte a lieu.

J’ai vu des gens essayer de faire changer les choses, sans résultats, dit-elle.

Ces deux témoins font partie du groupe de Mohawks qui a demandé la tenue d’une enquête indépendante et internationale sur des allégations de collusion et sur le crime organisé à Kanesatake. Personne d’autre n’est capable de mener à bien cette mission, selon eux.

Jeremy Tomlinson, l’un des rares à parler à visage découvert, rappelle la défiance des Mohawks à l’égard de l’autorité et des gouvernements. Tous évoquent une méfiance et un manque de confiance flagrant.

Portrait de Jeremy Tomlinson à l'extérieur.

Jeremy Tomlinson est l'un des rares Mohawks à oser parler à visage découvert.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

M. Lafrenière [ministre chargé des relations avec les Autochtones et les Inuit au Québec, NDLR] fait partie du problème. On ne peut pas demander à notre agresseur de régler le problème, c’est pour ça qu’on veut une intervention indépendante, dit l’une de nos sources.

Cette demande a été formulée dans une lettre publiée à la fin du mois d'avril.

On est punis pour avoir ruiné la réputation du Canada et du Québec comme promoteurs des droits de la personne et c’est pour ça qu’ils nous ont abandonnés. Peu importe la couleur politique, ils ont abandonné les droits humains et environnementaux à Kanesatake.

Une citation de Une source anonyme

Depuis trop longtemps, elle considère que le Canada, comme le Québec, n’a en réalité que faire des Mohawks de Kanesatake.

On laisse notre communauté se détruire de l’intérieur et le gouvernement a un intérêt à ce que ça se passe comme ça, dit l’ancien grand chef Serge Otsi Simon.

Abandon de la SQ?

Les personnes interrogées l’assurent d’ailleurs, la Sûreté du Québec (SQ) n’agit pas pour lutter contre le crime organisé.

L’un de nos témoins raconte que s’il appelle la SQ pour un événement à son domicile, des officiers risquent fort de se déplacer, certes. À moins que d’autres Mohawks les empêchent d’entrer sur le territoire. Mais lorsqu’il s’agit de se déplacer pour lutter contre le crime organisé, plus personne ne répond à l’appel, dit-il.

Cette source assure que même l’ancien grand chef Simon a empêché, durant son mandat, l’entrée de la SQ à Kanesatake. Selon cette source, elle appelle toujours le conseil de bande avant d’intervenir.

L’ancien grand chef ne le nie pas. Oui, ça m’est arrivé, car la situation était explosive.

M. Simon raconte aussi un cas de violences conjugales pour lequel la SQ n'a pas voulu se déplacer, car elle estimait que c'était trop dangereux.

Portrait de Serge Otsi Simon.

L'ancien grand chef Serge Otsi Simon pense qu'une police autochtone, indépendante du pouvoir politique, serait une piste de solution.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Jérémy Tomlinson explique que le terreau est particulièrement fertile à Kanesatake pour permettre l’implantation du crime organisé. Pauvreté, multiples traumatismes et, surtout, colonialisme et perte de territoire sont un cocktail propice.

Maintenant, ces groupes viennent comme s’ils étaient chez eux, dit M. Tomlinson. Comme les autres, il indique que ces gens viennent de l’extérieur de Kanesatake et sont soutenus par quelques Mohawks.

En 2022, j'ai contacté la SQ dans le cadre de mes fonctions [pour] signaler une fraude commise par un patient. On m'a répondu qu'ils ne pouvaient pas se rendre sur place sans deux ou trois voitures de police et que cela représentait trop de ressources pour ce type d'incident. J'ai d'abord cru que le sergent plaisantait, mais ce n'était pas le cas, se souvient-il.

Le cimetière de la pinède de Kanesatake.

Durant la crise d'Oka en 1990, les Mohawks voulaient protéger leur territoire et notamment le cimetière de la pinède. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Julie Marceau

M. Tomlinson, de par son ancienne carrière de policier, a bien conscience des coûts d’une telle opération. C’est une autre question qu’il se pose : pourquoi devoir envoyer tant de policiers pour un dossier si peu sensible? Parce qu’il s’agit de Kanesatake, croit-il.

Une politique non écrite visant à répondre à chaque situation avec deux ou trois véhicules impose un préjugé majeur, ajoute-t-il.

Quant au maire Quevillon, il raconte que des citoyens d’Oka ont déjà appelé la SQ à la suite de tirs. Ils se sont fait dire : "Ils tirent dans les airs, il n’y a pas de danger." confie-t-il en tirant son chapeau au groupe de Mohawks qui pousse ce cri du cœur.

Je les trouve très courageux, car il pourrait arriver des choses désolantes à leur famille et leur propriété, croit-il.

Portrait de Pascal Quevillon devant la mairie d'Oka.

Pascal Quevillon estime que le gouvernement attend quelque chose d'impossible de la part du conseil de bande : qu'il réclame lui-même l'intervention de la Sûreté du Québec.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

La lieutenante Ann Mathieu, de la SQ, assure que comme c’est le cas ailleurs au Québec et dans de rares exceptions, les policiers de la SQ rencontrent parfois des individus qui peuvent être réfractaires à leurs présences.

Comme le crime organisé n’a pas de frontière et se déplace parmi les différentes communautés, la SQ fait de la lutte au crime organisé l’une de ses missions les plus prioritaires, explique-t-elle.

Ni le ministère de la Sécurité publique du Canada ni celui du Québec n’a répondu à nos demandes d’entrevues.

L'écusson de la SQ.

La SQ assure faire le nécessaire et intervenir sur le territoire de Kanesatake. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Le maire d’Oka, Pascal Quevillon, émet des doutes lui aussi. Au début de la légalisation du cannabis, la SQ faisait des barrages. Ils ont même identifié plusieurs figures du crime organisé. Mais depuis deux ans, il n’y a plus grand-chose qui se passe, dit-il en entrevue.

Il estime que ce sont des non-Autochtones qui viennent bénéficier des lois autochtones aux dépens de la majorité.

Le souvenir de 1990

Agitée comme un épouvantail, la crise d’Oka a bon dos, selon plusieurs Mohawks. Mais ce qui se passe aujourd’hui n’a rien à voir. Ça n’a rien à voir avec le territoire, mais avec l’avidité, le maintien du statu quo de la peur, de la terreur, pour des gains économiques, assure l’une de nos sources.

Jeremy Tomlinson et le maire Quevillon abondent dans ce sens : la situation est totalement différente.

Des tanks de l'armée canadienne à Kanesatake en 1990.

Les gouvernements n'osent pas agir de peur de devoir gérer une nouvelle crise d'Oka. (Photo d'archives)

Photo : The Canadian Press / Tom Hanson

Et surtout, ce n’est pas toute la communauté qui est là-dedans, mais seulement des individus. Ça devrait être vu comme des crimes individuels et pas une problématique mohawk en général, poursuit l’un de nos témoins.

La crise d’Oka est instrumentalisée. [Les politiciens] utilisent cet argument pour laisser les activités criminelles continuer. Si la police est assez bête pour intervenir violemment, il y aura probablement une nouvelle crise. Il faut plutôt penser à une solution pacifiste qui implique des discussions, dit-il.

Un autre estime qu'il s'agit là d'un argument pour ne rien faire, pour laisser mourir Kanesatake. C'est lâche, lance-t-il.

Serge Otsi Simon dit aussi qu’une nouvelle crise d’Oka peut, dans l’absolu, éclater dans n’importe quelle communauté. Il se questionne surtout sur la volonté de la SQ d’infiltrer le crime organisé qui agit à Kanesatake.

Un autre argument souvent mis en avant par les pouvoirs politiques est leur désir affiché de laisser plus d’autonomie aux Autochtones.

Image d'un drapeau traditionnel et d'une tente devant le Domaine des collines.

Tous les intervenants s'entendent à dire que la situation n'est en rien semblable à ce qui a conduit à la crise d'Oka.

Photo : Radio-Canada / Julie Marceau

Le gouvernement exerce son autorité quand ça l’arrange. Quand on défend notre territoire et nos ressources contre le développement, là, il intervient. Pour le reste, il dit toujours que c’est au conseil de bande et à la communauté de gérer. Il a créé ce foutoir avec la Loi sur les Indiens, assure l’une de nos sources.

Pascal Quevillon va même encore plus loin. La SQ et la Sécurité publique ferment les yeux. Ils ont peur d’intervenir. Ils attendent l’aval du conseil de bande. Mais ils vont attendre longtemps. La dernière fois qu’un grand chef a fait ça, on sait tous comment ça s’est terminé. Je ne sais pas ce qu’ils ne comprennent pas, dit-il.

Soit le gouvernement prépare ses excuses pour les donner dans quelques décennies, soit il agit maintenant.

Une citation de Pascal Quevillon, maire d'Oka

En 2004, la maison du grand chef James Gabriel a été incendiée et des Peacekeepers, la police autochtone, des agents de la SQ et de la GRC ont été pris en otages dans le poste de police qui a aussi brûlé. Depuis, M. Gabriel est parti vivre en Ontario.

Le maire Quevillon croit qu’il est indispensable de dissocier le politique d’une intervention policière. Il plaide pour l’implantation de patrouilles policières régulières dans la communauté.

Le 15 mai dernier, le conseil municipal d'Oka a approuvé une résolution demandant à la SQ d'intervenir sur l'ensemble du territoire de la MRC de Deux-Montagnes afin qu'elle assume son rôle de façon plus active et de façon plus intense.

Le 24 avril, c'était la MRC qui adoptait quasiment la même résolution.

Un kiosque de vente de cigarettes dans la communauté mohawk de Kanesatake, située près de Montréal.

Selon le maire d'Oka, des contrôles étaient faits lors de la légalisation du cannabis, mais ce n'est plus vraiment le cas depuis deux ans.

Photo : Radio-Canada / Jean-Francois Villeneuve

L’ancien grand chef Simon a longtemps plaidé pour une police indépendante après son démantèlement en 2005, rappelle-t-il. Sans succès, faute de fonds alloués par le fédéral, dit-il.

Selon lui, une intervention de la SQ est à double tranchant. D’un côté, il y a le problème de sécurité à régler, de l’autre, cela donnerait un gros coup dans l’aspiration à l’autonomie des Mohawks, dit-il.

Sur toutes les lèvres, deux noms circulent et canalisent les angoisses. Ceux de Gary et Robert Gabriel, les deux entrepreneurs mohawks propriétaires de l’ancien dépotoir devenu une source importante de contamination.

En entrevue à CTV, le grand chef Victor Bonspille, qui n’a pas souhaité répondre à nos propres questions, a affirmé que le portrait que Serge Otsi Simon et d'autres dressent des frères Gabriel est injuste. Ils n'ont rien à voir avec ce qui est dépeint, a-t-il ajouté.

Victor Akwirente Bonspille accorde une entrevue par visioconférence.

Le grand chef de la Première Nation de Kanesatake, Victor Akwirente Bonspille se fait avare de commentaires.

Photo : Radio-Canada

Au plumitif, une trentaine d’accusations criminelles sont pourtant associées au nom de Gary Gabriel.

Il essaye de garder les gros bras avec lui et il a sûrement un peu peur, croit Serge Otsi Simon.

Fuir?

Beaucoup seront portés à se demander pourquoi les Mohawks qui vivent sous une telle pression ne quittent pas Kanesatake.

C’est une bataille interne, dit l’une de nos sources.

Évidemment, ça nous est arrivé de penser à partir, mais nous avons une loyauté envers nos ancêtres qui se sont battus pour que nous ayons cette terre, c’est notre héritage.

Une citation de Une source anonyme

Une troisième ajoute : C’est pas que je n’y ai jamais pensé, mais c’est ma maison ici. J’ai aussi de beaux souvenirs. Où est-ce que j’irais?

Finalement, beaucoup estiment que le colonialisme est à la base de toute cette situation. La Loi sur les Indiens a radicalement changé le mode de gouvernance des Mohawks qui ne fonctionnait pas sous le régime de conseil de bande, mais plutôt de maison longue.

En attendant, les tirs retentissent encore dans la pinède.

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