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Un paysage enneigé.

La frontière de la honte

Depuis 1794, le Jay Treaty permet en principe à tous les Autochtones canadiens et américains de traverser librement la frontière des deux pays. Mais plus de deux siècles plus tard, beaucoup dénoncent des politiques d’entraves sur le terrain et déplorent des procédures humiliantes.

« Pour nous, il n’y a jamais eu de frontière. Elle nous est imposée! »

Craig Blacksmith de la Première Nation Dakota Plains Wahpeton Oyate est catégorique. L'aîné refuse de voir une démarcation qui sépare l’État américain du Dakota du Nord de la province canadienne du Manitoba. Lui voit plutôt le continuum de son territoire ancestral.

Mon peuple qui fait partie de la grande nation des Sioux est divisé en plusieurs communautés dispersées ici et là-bas d’après une limite géographique tracée un jour par deux anciennes puissances coloniales, souffle-t-il en entrevue.

L’aîné et gardien du savoir raconte qu’il n’existe toutefois aucune différence identitaire, culturelle et linguistique entre lui et ses compatriotes autochtones qui vivent et résident de l’autre côté de la ligne.

Nous sommes un seul et même peuple, mais les déplacements forcés, les politiques génocidaires et les tentatives de nous diviser pour nous affaiblir ont fait que nous sommes aujourd’hui gravement éloignés les uns des autres.

Il mentionne, entre autres, ses frères et sœurs des Premières Nations Sisseton-Wahpeton Oyate et Standing Rock Sioux dont les réserves tribales sont situées dans les deux États des Dakotas, à plusieurs centaines de kilomètres de distance de la frontière canadienne.

Garder un contact continu avec nos proches demeure difficile et pénible, car les États-Unis et surtout le Canada ont créé des barrières physiques et mentales pour empêcher notre peuple de se rassembler et de grandir ensemble.

Les États-Unis et le Canada ont quelques siècles d’existence, tandis que notre présence en Amérique se compte en millénaires. Cette frontière imposée est une honte pour les Autochtones.

Une citation de Craig Blacksmith, membre de la Première Nation Dakota Plains Wahpeton Oyate

Entre les États-Unis et le Canada, les territoires de plus d’une trentaine de communautés sont littéralement coupés en deux. Mentionnons, entre autres, les membres de la Confédération iroquoise (Haudenosaunee), les Ottawa, les Blackfeet, les Salish, ainsi que plusieurs Premières Nations de l'ouest de l'État de Washington et de l’Alaska.

Le visage d'un homme portant des lunettes.

Craig Blacksmith est membre de la Première Nation Dakota Plains Wahpeton Oyate au sud de la province du Manitoba.

Photo : Craig Blacksmith

L’aîné prend en exemple les nombreuses difficultés vécues par les Premières Nations dites transfrontalières pour préserver leurs cultures, leurs économies, leurs gouvernements et leurs relations familiales.

Les douaniers nous fouillent souvent comme si nous étions des contrebandiers, déplore-t-il. Nos objets sacrés que nous apportons avec nous pour nos cérémonies communes comme les pipes, les remèdes traditionnels ou les coiffes sont inspectés sans précaution comme de la vulgaire marchandise.

Pourtant, il existe un traité signé en 1794 par les États-Unis et la couronne britannique qui assure la libre circulation des Autochtones, y compris leurs biens : le Jay Treaty. Les premiers peuples du Canada, qu'ils soient transfrontaliers ou pas, ont donc le droit d'entrer librement aux États-Unis pour travailler, étudier, prendre leur retraite, investir ou immigrer.

La frontière canado-américaine a toujours été un élément compliqué pour les Autochtones qui n’ont jamais eu de problème à se déplacer sur de vastes territoires avant l’arrivée des Européens, explique Paul McKenzie-Jones, professeur au Département d’études autochtones à l’Université Lethbridge en Alberta.

Qu’est-ce que le Jay Treaty?

Le Jay Treaty, également connu sous le nom du traité de Londres, est une entente internationale entre les États-Unis et la Grande-Bretagne signée le 19 novembre 1794. Le texte a pour objectif de régler un certain nombre de désaccords commerciaux et points de discordes territoriaux survenus à la suite de la guerre d'indépendance des États-Unis, malgré le traité de Paris de 1783.

L'article III du traité stipule que les deux puissances signataires permettent aux membres des Premières Nations de vivre de chaque côté de la frontière nouvellement établie, de la traverser librement et de ne pas être assujettis à des droits ou à des taxes sur leurs propres biens lors de la traversée.

Une carte ancienne de l'Amérique du Nord.

Craig Blacksmith identifie par un tracé rouge sur une carte historique datant de 1857 le territoire ancestral du peuple Dakota/Sioux.

Photo : British Parliamentary Select Committee hearings

Le professeur à l’Université Lethbridge et expert en question frontalière rappelle que le Canada n’a jamais ratifié le Jay Treaty qu’il estime caduc depuis la fin de la guerre de 1812. C’est là que réside le nœud du problème et probablement le manque de réciprocité, assure-t-il. Ottawa considère toujours les Autochtones des États-Unis comme des ressortissants étrangers.

Ainsi les Autochtones des États-Unis qui veulent vivre au Canada doivent suivre les mêmes règles administratives que n'importe quel immigrant et les visiteurs ne peuvent franchir la frontière sans passeport américain.

Il cite plusieurs cas qui ont régulièrement fait les manchettes. En 2018, deux jeunes athlètes américains de la Première Nation haïda ont été arrêtés par la police canadienne alors qu’ils s’apprêtaient à participer à un tournoi de basketball organisé sur le territoire de la communauté autochtone.

Le passage de la frontière est incroyablement difficile et souvent semé d’appréhension et de racisme ciblé.

Une citation de Paul McKenzie-Jones, professeur au Département d’études autochtones à l’Université Lethbridge
Un panneau planté sur un terrain.

Un panneau d'avertissement à la frontière entre les États-Unis et le Canada.

Photo : AFP / Don Emmert

S’installer aux États-Unis : un parcours du combattant

Kale Bonham, de la Première Nation de Swan Lake au Manitoba, a décidé de faire le saut en allant s’établir à Los Angeles, en Californie, en vertu du Jay Treaty. Bien qu’elle ait réussi à acquérir la carte verte – l’équivalent au Canada de la résidence permanente –, elle qualifie le processus d’éprouvant.

Quand je me suis présentée au Bureau des services de citoyenneté et d'immigration des États-Unis, aucun des employés sur place n’avait entendu parler d’une demande de résidence dans le cadre du Jay Treaty, dit-elle en entrevue.

Le visage d'une personne devant un panneau administratif.

Kale Bonham est membre de la Première Nation de Swan Lake au Manitoba. Elle vit présentement à Los Angeles en tant que tatoueuse à plein temps.

Photo : Kale Bonham

Elle indique qu’il n’existe aucune directive officielle, ce qui l'a obligée à consacrer beaucoup de temps et d’effort pour comprendre un fonctionnement administratif long et ardu. On est constamment dans le brouillard et on avance sans savoir si ce que l’on fait va finalement aboutir.

Il reste que les autorités américaines exigent aux membres des Premières Nations qui souhaitent s’installer aux États-Unis une flopée de documents pointilleux qui prouvent qu’ils sont autochtones. En plus de leur carte de statut, le demandeur doit fournir un acte de naissance détaillé et une lettre d'ascendance sur plusieurs générations uniquement délivrée par Services aux Autochtones Canada.

Je devais également démontrer que je suis porteuse d’au moins 50 % de sang autochtone, mais le problème est que ce système d'appartenance propre aux États-Unis baptisé "blood quantum" n’existe pas au Canada où c’est le statut d'Indien qui prévaut.

À l’aide de sa communauté et de ses proches, Kale Bonham a toutefois réussi à franchir les obstacles institutionnels en fournissant toute la paperasse requise, mais elle déplore un manque d’information qui ne favorise pas la mobilité des Autochtones.

Ce n’est pas toujours facile de vivre au Manitoba quand on est issu d’une Première Nation. Les difficultés sociales et économiques sont nombreuses. Le Jay Treaty est un droit et c’est aussi une chance pour nous de trouver ailleurs de nouvelles opportunités.

Deux drapeaux flottant au vent.

Le pont Ambassadeur est le théâtre chaque année d'une manifestation de peuples autochtones qui réclament la libre circulation entre le Canada et les États-Unis, comme le prévoit le Jay Treaty. (Photo d'archives)

Photo : AFP / Jeff Kowalsky

Pressions sur le gouvernement canadien

Que ce soit aux États-Unis ou au Canada, les Autochtones confrontés aux règles et aux restrictions frontalières réclament depuis des années que leurs droits soient respectés. Ces droits ne se limitent pas seulement à la possibilité de voyager sans entrave, mais touchent au cœur du principe de leur autodétermination.

Notre territoire ne s’arrête pas à la frontière, lâche au bout du fil Karen Bell, cheffe de la Première Nation Garden River en Ontario. Nous ne perdons jamais à l’esprit que notre destinée dépasse les murs de notre réserve.

Pour faire entendre la voix de sa communauté ojibwée qui longe l’État du Michigan, elle participe chaque année au Passage à la frontière, une marche annuelle organisée depuis des décennies par l’Indian Defense League of America sur le pont Ambassadeur et qui réunit des Premières Nations du Canada et des États-Unis.

C'est une expérience humiliante de devoir constamment traverser la frontière où il y a des lois et des politiques étrangères qui ont des conséquences néfastes sur notre identité et nos origines, ajoute la cheffe, qui presse Ottawa d’appliquer une fois pour toutes le Jay Treaty.

Un tracé sur le sol marque la frontière canado-américaine.

De nombreuses communautés chevauchent la frontière entre le Canada et les États-Unis. (Photo d'archives)

Photo : AFP / Eric Thomas

Dans un échange de courriels, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) affirme vouloir faciliter le passage des frontières aux Autochtones, sans pour autant ratifier le traité. Le ministère envisage plutôt des modifications à la Loi sur l'immigration afin de se conformer à la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones qui garantit l'autodétermination.

Le gouvernement du Canada reconnaît les défis complexes en matière de passage des frontières et de migration auxquels sont confrontés les peuples autochtones divisés par les frontières internationales du Canada, stipule le ministère.

À ce titre, IRCC s’engage à réformer la mobilité transfrontalière qui exempterait des exigences d'immigration les peuples autochtones dont les terres traditionnelles s'étendent au-delà des frontières du pays.

Certaines communautés ont été divisées par ces frontières, qui ont séparé des familles, rendu difficile la participation aux pratiques traditionnelles et eu un impact sur les liens culturels et les opportunités économiques, admet le gouvernement.

Ces changements pourraient d’ailleurs être visibles dès 2024, soutient Abram Benedict, grand chef du Conseil mohawk d'Akwesasne, une Première Nation située à cheval entre les États-Unis, l'Ontario et le Québec. Nous nous impliquons pour faire avancer les choses vers la bonne direction et l'on sent une grande ouverture de la part d’Ottawa et de Washington, souligne-t-il.

Le grand chef mentionne que sa communauté fait partie du Jay Treaty Border Alliance, un groupe de défense composé de communautés autochtones des deux côtés de la frontière. Il croit que le gouvernement Trudeau prépare un plan législatif soutenu par l'administration Biden. Ce que nous souhaitons, c'est le libre passage des deux côtés de la frontière. Il reste quelques obstacles, mais je demeure confiant quant à la suite des choses.

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