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Montréal - S’en sortir, et après?

Montréal - S’en sortir, et après?

Texte et photos par Ariane Labrèche

Publié le 18 mai 2022

L’itinérance est un peu comme une toile d’araignée. S’il est facile de s’y prendre, il faut souvent se démener pour s’en libérer. Joyce Méus connaît par cœur ce combat, elle qui a intimement connu la consommation, la prostitution et la rue. Aujourd’hui intervenante à Montréal, elle aide les autres à se sortir d’un parcours souvent plus tortueux qu’on peut le croire.

Je t’ai fait un pouding aux pêches! s’exclame Sandra, excitée comme une puce.

Son petit chien lové au creux de son bras, elle se dirige vers la cuisine d’un pas sautillant. Sur le four trône le dessert bien doré dans lequel Joyce Méus plonge avidement. J’ai pas encore eu le temps de manger aujourd’hui, ça fait du bien, dit-elle en mastiquant avec un plaisir évident.

Toute fière, Sandra lui fait visiter son appartement. Grande, avec de longs cheveux bruns qui cascadent sur ses bras tatoués, elle lui montre avec fierté le petit cocon qu’elle s’est construit dans les derniers mois. Je ne rentre plus par la porte d’en arrière, mais par celle d’en avant. C’est chez moi ici, et je ne dois plus rien à personne! dit-elle en s'asseyant sur son divan brun.

Ce texte fait partie d’un dossier portant sur l’itinérance cachée. Le phénomène est généralement reconnu comme le fait d’être hébergé temporairement chez d’autres personnes, dans un hôtel ou un motel, dans une roulotte, ou encore dans une maison de chambres, sans avoir de domicile fixe. Selon l'Institut de la statistique du Québec, 7 % de la population de 15 ans et plus a vécu un épisode d'itinérance cachée au cours de sa vie.

Sandra revient de loin. Avec une franchise désarmante, elle relate les grandes lignes de sa vie : une enfance marquée par l’inceste et un long séjour en centre jeunesse, une colère envers l’univers tout entier qui l’a poussée dans les bras de la consommation, jusqu’à la mort de sa mère qui lui a fait perdre le logement où elles habitaient, la jetant du jour au lendemain à la rue il y a deux ans.

Les chemins de Joyce et de Sandra s’étaient d’abord croisés chez Résilience Montréal, un refuge où l’intervenante travaillait à l’époque. Depuis, Joyce est une présence constante dans le parcours de Sandra, autant dans les moments lumineux de celle-ci que dans ses mauvaises passes.

Joyce et Sandra se regardent, assises sur un lit.
Joyce a suivi Sandra tout au long de son parcours dans la rue. Photo : Ariane Labrèche

Ce qu’elle vit, je le comprends pour vrai, avoue Joyce après sa visite chez Sandra. En voyant ses vêtements stylés et sa montre intelligente qui vibre sans arrêt au rythme des dizaines d’appels de gens qu’elle accompagne, difficile de se douter en la rencontrant que l’itinérance a défini presque toute sa vie adulte.

Aujourd’hui âgée de 41 ans, Joyce Méus vit dans un grand appartement baigné de lumière dans le quartier Saint-Michel et travaille en intervention, en plus de gérer la compagnie familiale de nettoyage de cuisines commerciales et d’élaborer un projet d’éducation communautaire.

Sur papier, elle s’en est sortie. Mais s’en sortir, c’est dur en tabarouette. Je ne sais même pas si on peut vraiment dire qu’on s’en sort, ever, déplore-t-elle.

Joyce regarde vers la caméra, dans la lumière du coucher de soleil.
Joyce a passé une grande partie de sa vie adulte en situation d'itinérance. Photo : Ariane Labrèche

Les montagnes russes

Née à Rosemont, Joyce grandit dans une famille nombreuse. À 17 ans, elle devient maman et se trouve peu après un premier appartement, près du Petit Maghreb. Tous les jours, elle voit par sa fenêtre une de ses voisines fumer du freebase, qu’on connaît aussi sous le nom de crack, un dérivé de la cocaïne. Je me suis dit que j’allais essayer, parce qu’elle dépensait tout son argent là-dedans et je voulais comprendre si c’était si nice que ça. Elle ne savait pas que c’était ma première fois et elle m’a avoué qu’avoir su, elle ne m’en aurait jamais donné, raconte-t--elle.

La pente s’est mise à descendre dès la première bouffée : C’est fou, parce que tu penses que l'itinérance, ça ne va jamais t’arriver. Même quand t’es dans l’engrenage, souvent, tu ne le vois pas.

Pour payer sa consommation, ses factures et la gardienne de sa fille, Joyce se prostitue, puis devient danseuse. Après avoir reçu une hausse de loyer trop élevée, elle emménage chez un homme, puis un autre, et retourne parfois dormir chez sa mère. Au bout de quelques mois, elle rencontre celui avec qui elle développera un amour fou.

Il était recherché par la police parce qu’il avait manqué une rencontre avec un agent de probation. Il m’a demandé si je voulais partir. J’ai dit oui, raconte-t-elle, avec un petit rire. Tout juste au début de la vingtaine, Joyce n’a qu’une destination en tête : l’Île-du-Prince-Édouard. Elle avait lu ce nom, quelque part, enfant. Depuis, il évoquait quelque chose comme une destination magique. Laissant sa fille aux bons soins de sa mère, Joyce décampe.

Des passants sur les trottoirs au centre-ville.
Joyce a vécu plusieurs mois dans la rue à Halifax. Photo : CBC/Robert Short

Sauf que les Maritimes n’auront rien d’un conte de fées. Bien vite, son amoureux se fait arrêter pour vol qualifié. Sans domicile fixe depuis des mois, Joyce tombe pour de bon dans la rue. Je ne voulais pas m’en aller parce que je ne voulais pas m’éloigner de mon chum. De toute façon, je n’avais pas d’argent pour revenir à Montréal, explique-t-elle.

Au fil des mois, Joyce baraude de Halifax à Terre-Neuve, en passant par Moncton, et empile les billets en travaillant comme danseuse. L’argent est aussitôt gobé pour payer la consommation de drogues et d’alcool des gens qu’elle fréquente ainsi que la sienne, intermittente, et par le compte en banque qu’elle a ouvert pour sa fille et par ce qu’elle envoie à son amoureux en prison.

De retour à Halifax, alors qu’elle quête dans la rue, elle entend une phrase familière. Go get a fucking job!, trouve toi un emploi! crie un inconnu. Abasourdie, Joyce réalise que l’insulte lui est adressée. Je me suis dit : oh shit, moi aussi j’ai déjà pensé ça, j’ai même probablement dit ça à quelqu’un! J’ai pris mon sac et je suis partie.

Des passants marchent devant le marché Bonsecours
Joyce a passé des mois sans voir les rues de Montréal. Photo : Ariane Labrèche

Après un détour par Moncton, Joyce remet enfin les pieds à Montréal, en travaillant toujours comme danseuse. Entretemps, elle a arrêté de consommer. Quand j’avais des sous, j’allais à l’hôtel, sinon, j’allais chez ma mère, toujours en traînant mon sac et celui de ma fille. Si tu m’avais croisée dans la rue, jamais tu n’aurais deviné que j’étais en itinérance cachée. J’étais toujours bien mise, souligne-t-elle.

Un soir, elle fait un gros coup d’argent avec un client. La liasse en main, elle s’empresse de trouver un journal. J’étais tannée d’être dans la rue. J’ai appelé le premier numéro que j’ai vu et ils avaient une chambre pour moi.

C’est le genre de moment décisif qui marquerait, dans un scénario classique, le début d’une pente ascendante. Dans la vraie vie, c’est un peu plus compliqué.

Joyce a vécu les années suivantes en montagnes russes, passant d’un appartement et d’un emploi à l’autre. Encore aujourd’hui, elle ne croit pas avoir atteint une réelle stabilité. Je vis du stress et de l’anxiété dans tout ce que je fais. Je suis conditionnée à être sur le qui-vive; j’ai toujours l’impression que les choses ne vont pas durer, même si ma vie va beaucoup mieux.

Joyce, masquée, regarde la chambre en désordre du chambreur qu'elle accompagne.
Joyce Méus visite souvent les clients à qui elle a trouvé un logement, afin de s'assurer du suivi. Photo : Ariane Labrèche

L’autre visage de Montréal

Un fil conducteur est toutefois demeuré chez Joyce: cette envie d’aider les autres. Depuis quelques années, elle travaille auprès de la population itinérante de Montréal comme intervenante et se spécialise surtout en recherche de logements. Sur le terrain tout au long de la pandémie, elle a constaté les dégâts qu’a causés la COVID-19 chez sa clientèle. On ne prenait pas les sans-abris en considération, tout simplement.

C’est une opinion que partagent plusieurs autres personnes qui travaillent comme elle en intervention. Certaines mesures mises en place par le gouvernement de François Legault, comme l’instauration d’un couvre-feu de janvier à mai 2021 dans la métropole, ont démontré une méconnaissance de la réalité des personnes itinérantes, selon Annie Savage, directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM).

« Malgré l'exemption, plus d'une centaine de constats pour non respect du couvre-feu ont été remis au Québec à des gens qui ont donné l'adresse d'une ressource en itinérance entre février et juin 2021, selon une étude de l'Observatoire des profilages. On voit bien la problématique d'une définition trop stricte de l’itinérance, qui se limite au fait d'avoir une adresse. »

— Une citation de   Annie Savage

Or, le nombre de personnes sans domicile fixe visibles dans les rues de Montréal n’est que la pointe de l’iceberg. Tous les chiffres laissent croire que le nombre de personnes qui dorment dans des refuges et dans la rue est en hausse. À mon avis, c’est très plausible de penser que l’itinérance cachée augmente elle aussi, même si elle est très difficile à documenter, explique le Dr Eric Latimer, professeur titulaire au Département de psychiatrie de l’Université McGill et responsable du volet montréalais du dernier dénombrement de l’itinérance, en 2018.

Non seulement leur nombre est en hausse, mais le visage des personnes vivant de l’itinérance se diversifie. La crise du logement actuelle accentue l’itinérance cachée et touche des gens qu’on ne voyait pas avant, comme des travailleurs à temps plein, explique Véronique Laflamme, porte-parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU).

Jams Hugues regarde au loin.
James Hugues est président de la Mission Old Brewery, un refuge montréalais. Photo : Ariane Labrèche

On voit une explosion des prix, mais il n’y a pas eu d’augmentation massive des investissements gouvernementaux dans les programmes d’aide. S’il y a plus de personnes précaires, mais pas plus de logements abordables disponibles, on a un problème, souligne James Hughes, président de la Mission Old Brewery.

En matière de logement social, l’offre est chroniquement incapable de répondre à la demande sur l’île de Montréal depuis des années. Selon les données de la Société d’habitation du Québec, il ne s’est construit que 362 unités de logements sociaux en vertu du programme AccèsLogis à Montréal en 2020-2021, alors que 24 141 ménages sont en attente d’un tel logement, selon l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM).

Toutefois, sur papier, Montréal s’en tire beaucoup mieux qu’ailleurs. Malgré une hausse des loyers de 4 %, le taux d’inoccupation du parc locatif s’est stabilisé autour de 3 %, le seuil de l’équilibre du marché, selon les données de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL).

Or, ces chiffres cachent une tout autre réalité.

En 2021, une étude du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) avait constaté un écart de 49 % entre le prix moyen d’un 4 ½ à louer sur Kijiji et le loyer moyen issu de l’enquête de la SCHL. La différence de prix est donc énorme entre les appartements déjà loués et ceux nouvellement offerts en location. De plus, on constate que ce sont les logements les plus chers qui sont les plus disponibles, selon les données de la SCHL.

Joyce écrit sur un papier pour dire à son client de la rappeler.
Joyce effectue régulièrement des visites pour s'assurer que les gens qu'elle suit vont bien. Photo : Ariane Labrèche

Donc, si on perd son logement, on peut finir par payer le double ou le triple de ce qu’on payait. Tout d’un coup, des gens qui ont des revenus corrects se retrouvent dans une situation de grande précarité, explique Véronique Laflamme.

Dans ce contexte, difficile de s’en sortir. Quand est-ce qu’on peut dire que l’itinérance se termine? Si une personne n’est plus dans la rue, mais qu’elle vit de l’instabilité résidentielle, le risque de retomber dans l’itinérance est toujours là, note Annie Savage.

Au moins, la métropole peut compter sur un solide programme d’aide d’urgence pour les personnes qui perdent leur logement, mis sur pied par l’OMHM. Les chiffres compilés par l’organisme n’ont pourtant rien de rassurant.

Le nombre de ménages qu’on accompagne et qu’on héberge est en hausse constante depuis cinq ans. Ce qui est particulier, aussi, c’est qu’on voit de plus en plus de personnes seules, alors qu’avant, c’était principalement des familles, souligne Ingrid Dirickx, chargée de communication pour l’OMHM.

Évidemment, toutes les personnes seules qui perdent leur logement ne deviennent pas itinérantes. Mais pour James Hugues, l’isolement est au cœur des principaux facteurs qui peuvent pousser n’importe qui vers la rue. On pense que notre filet social, nos parents, nos amis, vont toujours être là. Mais du jour au lendemain, on peut tout perdre; on est tous plus à risque que ça nous arrive qu’on pense, dit-il.

Sandra regarde vers la caméra, son petit chien dans ses bras.
Après avoir passé deux ans dans la rue, Sandra étudie aujourd'hui pour devenir signaleuse routière. Photo : Ariane Labrèche

Et une fois qu’on est pris dans la spirale, il est parfois difficile d’admettre qu’on aurait besoin d’aide. Écoute, moi j’étais dans la rue et quand on me demandait si j’étais itinérante, je disais non! raconte Sandra dans son appartement du boulevard Henri-Bourassa. Joyce hoche la tête : elle non plus, du temps qu’elle était sans domicile fixe, ne s’est jamais avoué qu’elle vivait de l’itinérance.

Elle caresse d’ailleurs le rêve de bâtir un programme d’éducation communautaire, pour aller à la rencontre des gens et leur montrer tous les organismes qui peuvent leur donner un coup de pouce. Je pense qu’il y a plein de gens qui sont en situation d’itinérance cachée qui auraient pu ne pas l’être s’ils avaient su qu’il y avait des portes où cogner, affirme-t-elle.

Si elle croit en la valeur des programmes sociaux et se dévoue dans le travail communautaire, Joyce pense que la solution commence par la volonté de la personne elle-même. Regarde, je sais que c’est pas populaire ce que je vais dire là, mais il faut vouloir s’en sortir. On peut critiquer le gouvernement, mais si tu veux que les choses changent dans ta vie, c’est à toi de faire le premier pas , dit-elle avec la franchise qui la caractérise.

Souvent, quand on demande aux gens pourquoi ils sont en situation d’itinérance, ils citent la consommation, la perte d’un emploi, d’un partenaire, ou même d’un enfant. C’est comme si c’était un échec personnel. Mais finalement, derrière ça, il y a des problèmes systémiques, mentionne de son côté James Hugues.

Qu’on entrevoie la solution comme individuelle ou collective, tout le monde s’entend au moins sur une chose : le fait que l’itinérance soit aussi présente est révélateur d’un certain échec de société. Et que l’idée de s’en sortir, dans un contexte où l'accès à la propriété est de plus en plus inatteignable, que l’inflation grimpe sans cesse et que les listes d’attente en santé mentale s’allongent, nécessite une vision plus radicale, selon le Dr Eric Latimer.

Malgré mon âge, je suis idéaliste, admet-il. Ce qu’il faut viser, c’est la réduction des inégalités sociales. Je pense qu’au Québec, on a de solides valeurs de solidarité et d’entraide, mais ce qu’il faudra voir, c’est dans quelle direction on choisit d’aller.

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