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Comment la planète a manqué le bateau

Comment la planète a manqué le bateau

TEXTE | GUILLAUME PIEDBOEUF - ILLUSTRATIONS | OLIVIA LAPERRIÈRE-ROY

Publié le 9 avril 2020

Les spécialistes des virus émergents annonçaient depuis longtemps qu’un virus comme celui de la COVID-19, ou pire, était destiné à créer une pandémie. Les dirigeants de partout à travers le monde ont tout de même été pris par surprise. Voici où nous avons erré et ce que nous devons commencer à changer, dès maintenant.

« Êtes-vous surpris qu’une pandémie de cette ampleur frappe la planète? »

À l’autre bout du fil, Gary Kobinger, l’un des plus éminents chercheurs en infectiologie au monde, laisse planer un court silence avant de répondre. Je sais déjà sensiblement ce qu’il s’apprête à dire. La même chose que tous les chercheurs que j’ai contactés au cours des 10 derniers jours.

« Depuis un an, deux ou même dix ans, tout le monde s’entend dans le domaine des virus émergents que la prochaine pandémie, c’est une question de quand, pas de si », répond le directeur du Centre de recherche en infectiologie (CRI) de l’Université Laval.

La surprise, pour lui, est plutôt de constater qu’un virus qui n’est pas si virulent a pu causer autant de dégâts.

Encore inconnu des scientifiques il y a quelques mois, le SRAS-Cov-2, nouveau coronavirus responsable de l’épidémie de COVID-19, a depuis bouleversé la vie de milliards d’êtres humains.

Au moins 1 700 000 personnes en ont déjà été infectées. Plus de 103 000 en sont mortes. Le décompte ne fait que commencer.

Le médecin se sert d'un stéthoscope auprès d'un patient.
Un médecin administre un test de la COVID-19 à l’intérieur d’une tente d’un hôpital situé dans la ville de New York, le 20 mars 2020. Photo : Getty Images / Misha Friedman

« Les Québécois forment une armée de 8 millions et demi de personnes pour combattre le virus. Nous sommes en train de livrer la plus grande bataille de nos vies », déclarait le premier ministre François Legault le 25 mars dans son point de presse quotidien.

Une guerre inattendue contre un ennemi invisible, c’est de cette manière que les dirigeants un peu partout sur la planète dépeignent la situation. Une guerre dont, déjà, les impacts socio-économiques promettent de se faire sentir pour des années.

Comment avons-nous, collectivement, été pris par surprise de la sorte? La question se pose.

Particulièrement depuis la première épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), qui avait fait près de 800 morts en 2002, des centaines de chercheurs des quatre coins du globe avaient levé la main pour nous prévenir qu’il ne s’agissait que d’une question de temps avant qu’un autre virus ne balaie le globe.

« Ces maladies en émergence là, on ne sait jamais quelles seront leurs caractéristiques. Il s’avère que ce à quoi on fait face est relativement transmissible. Dieu merci, ce n’est pas aussi virulent que ça aurait pu », lance la vétérinaire Hélène Carabin, professeure titulaire au Département de pathologie et microbiologie de la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal.

Hélène Carabin et Gary Kobinger sont catégoriques : tôt ou tard, un pire virus est destiné à nous frapper. Plus contagieux ou encore plus mortel chez les plus jeunes, comme la grippe espagnole de 1918. Il faut déjà y penser.

Il n’est pas question ici du sprint des prochains mois pour sauver des vies. Plutôt du marathon de la prochaine décennie. Ce fameux monde d’après la crise dont parle déjà François Legault.

Silhouette d'une chauve-souris, dans laquelle un motif de cellules de COVID-19 sont dessinés.
Chapitre 1 - Les virus, fruits de notre environnement Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Les virus, fruits de notre environnement
Les virus, fruits de notre environnement

Commençons par rappeler d’où viennent ces pathogènes qui nous guettent.

« Les humains ne sont pas une espèce d’exception au monde animal. On fait partie d’un tout. On a une influence sur notre environnement et notre environnement a une influence sur nous », débute Hélène Carabin.

Ce n’est pas pour rien que des vétérinaires et des biologistes sont au front dans la lutte contre les maladies émergentes. Les pathogènes émergent de notre environnement. Ceux qui touchent les humains proviennent, en majorité, des animaux. C’est ce qu’on appelle des zoonoses.

La grippe espagnole, le virus le plus meurtrier du 20e siècle, est née de la combinaison d’une souche humaine de grippe saisonnière avec des gènes aviaires, formant un virus H1N1, lointain ancêtre de celui qui a créé une nouvelle épidémie en 2009.

Le virus qui cause le sida s'est vraisemblablement rendu à l’homme lorsqu’une poignée de chasseurs de singe ont été en contact avec le sang de chimpanzés contaminés, dans les années 1920, en République démocratique du Congo.

On soupçonne aussi que le contact avec les grands singes serait à l'origine des premiers cas d’Ebola chez l’humain, un virus tuant autour de 50 % des personnes infectées. Ces singes n’auraient toutefois été qu’un intermédiaire entre l’homme et le réel animal hôte de la maladie, selon les hypothèses les plus probantes, la chauve-souris.

La tête d'une chauve-souris en gros plan. On peut voir ses dents, sa langue, ses yeux et ses oreilles.
Les chauves-souris sont soupçonnées d'être les hôtes de la COVID-19 et de l'Ebola. Photo : Getty Images / Patrick Pleul

Cette même chauve-souris que l’on suspecte aussi d’être derrière le SRAS et la COVID-19, encore là, en passant par des espèces intermédiaires pour se rendre à l’homme.

Là n’est toutefois pas le point le plus important. Les épidémies créées par des zoonoses sont en constante augmentation à travers le monde.

« La population planétaire augmente. Les villes s’agrandissent. On se mélange de plus en plus avec la faune. Ce qui fait que des micro-organismes qui traditionnellement n'affectaient pas les humains ont maintenant une chance de nous atteindre », explique Hélène Carabin, une sommité internationale dans la recherche sur les zoonoses.

C’est précisément parce que les interactions de l’humain avec les animaux et l’environnement sont intrinsèquement liées à la prévention des épidémies qu’est née, il y a une quinzaine d’années, l’approche Une seule santé (One Health).

« Surtout depuis quelques décennies, tout a été approché en silo. Si on pense à la médecine, par exemple, c’est tellement spécialisé et, parfois, on oublie le big picture   », décrit Hélène Carabin, qui est aussi cotitulaire de la Chaire de recherche du Canada en épidémiologie et Une seule santé. Puis, ajoute-t-elle, les médecins ont besoin d’aide pour comprendre les comportements humains, les impacts économiques, la façon dont se construisent les politiques publiques.

« Ce qu’on a bâti, c’est un réseau de chercheurs en sciences sociales, en économie et en politique avec des gens en médecine vétérinaire, en médecine humaine et en épidémiologie qui travaillent ensemble à comprendre ce qui se passe. »

Ce travail scientifique multidisciplinaire déjà entamé est le premier jalon dans la prévention de la prochaine pandémie, soutient la chercheuse. Car les changements qui s’imposent ne se feront pas que sous le microscope.

Il faut d’abord de l’eau au moulin. De l’argent, évidemment.

Illustration d'un panneau d'arrêt avec, en arrière-plan, des cellules de COVID-19.
Chapitre 2 : La prévention plutôt que la réaction  Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

La prévention plutôt que la réaction
La prévention plutôt que la réaction

« En santé publique, ça fait longtemps qu’on demande des investissements pour avoir une meilleure préparation et plus de personnel, mais souvent, ça doit venir de plus haut. Les gens qui sont plus hauts ne pensent pas nécessairement prévention, parce que la prévention, ça ne paye pas », affirme la chercheuse Hélène Carabin.

La frousse causée par des épidémies comme le SRAS, dans les dernières décennies, a généralement mené à des investissements publics à court terme, explique son collègue Carl A. Gagnon, directeur du Centre de recherche en infectiologie porcine et avicole (CRIPA) de l’Université de Montréal.

Les gouvernements à travers le monde développent des traitements et des vaccins. Des programmes de recherche sont mis sur pied. Mais avant longtemps, les programmes passent dans le tordeur de la réduction budgétaire d’un nouveau gouvernement désireux d’équilibrer son budget.

Une femme porte un masque ainsi qu'une veste et des gants de protection. Elle fait des tests à l'aide d'une pipette et des éprouvettes, derrière une vitre de protection.
Une technicienne de laboratoire réalise des tests sur le virus H1N1, la grippe aviaire ainsi que le VIH à Manille, aux Philippines, en septembre 2009. Photo : Getty Images / Jay Directo

« Malheureusement, il y a des gens qui regardent où couper et ils voient qu’ils ont mis tant de millions de dollars sur quelque chose qui n’a pas servi. Donc au fil des ans, ils diminuent les fonds de prévoyance et, quand une épidémie arrive, il n’en reste plus beaucoup. »

Les gouvernements sont dans une logique de réaction aux épidémies, pas de prévention. Puis, comme les SRAS, H1N1 et SRMO (coronavirus du syndrome respiratoire du Moyen-Orient) des deux dernières décennies avaient réussi à être maîtrisés, « je pense qu’on a développé un peu de la complaisance et on pensait qu’on était capables de s’en sortir à chaque fois », ajoute Gary Kobinger.

Depuis que la menace de la COVID-19 est devenue bien réelle pour la planète, les cordons de la bourse se sont déliés en recherche. Gary Kobinger n’hésite pas à vanter la réponse canadienne exceptionnellement rapide pour financer les recherches sur la COVID-19.

Mais la prévention demeure toujours plus efficace, et moins coûteuse, que la réaction. « Cette fois-ci, même quand le virus va être contrôlé, il faut continuer le développement de ces vaccins-là. Pour qu’on ne soit plus encore en train de courir à chaque fois qu’il y a un nouveau coronavirus qui sort. »

Les coronavirus, explique-t-il, n’évoluent pas beaucoup. Le développement d’un vaccin universel aurait pu commencer il y a des années à partir d’autres coronavirus connus des scientifiques. « Si on avait fait cela, on aurait pu se mettre tout de suite sur la production à partir de janvier et on aurait maintenant des données très solides, à savoir si ce vaccin-là est sécuritaire pour être mis à la disposition des gens. »

Illustration d'un billet de banque imaginaire sur lequel se trouve une silhouette de poulet.
Chapitre 3 : L’économie des connaissances Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

L’économie des connaissances
L’économie des connaissances

Si la préparation de vaccins et de traitements est essentielle, on espère tout de même avoir à s’en servir le moins possible.

La lutte contre les épidémies commence avec une veille scientifique. Idéalement, les pathogènes sont identifiés chez les animaux avant d’atteindre l’humain. On suit la propagation du virus dans la population animale. Là, les vétérinaires entrent en ligne de compte.

La bonne nouvelle, c’est que les outils de biologie moléculaire arrivés au tournant du millénaire ont de beaucoup amélioré notre capacité à identifier les virus, fait remarquer Carl A. Gagnon. « Autour de l’an 2000, on connaissait 1500 espèces virales. Les derniers chiffres que j’ai vus recensés, à l’été 2019, on était rendus à 5500 espèces virales connues. »

Mais les recherches ne se font que chez certaines catégories d'animaux. « Il y a tellement d’espèces et nous n’avons pas des moyens illimités. Notre façon de financer la recherche fait en sorte qu’on s’intéresse aux animaux qui ont un impact économique ou ceux avec qui on a un lien émotionnel », explique le vétérinaire, un collaborateur au Centre de collaboration nationale des maladies infectieuses.

Les animaux qui ont un impact économique sont ceux d’élevage. Les porcs et la volaille, par exemple. « On produit plus de 100 millions de volailles au Québec chaque année. Si un virus rentre là et tue la moitié de la volaille, ça a un impact économique assez dramatique. »

Des centaines de poulets sont entassés dans une ferme d'élevage.
Une ferme d'élevage de poulets Photo : Getty Images

Les animaux avec qui nous avons un lien émotionnel sont les animaux de compagnie comme les chiens et les chats. On ne veut pas les voir mourir d’une maladie pour laquelle nous n’aurions pas de réponse.

Se concentrer sur ces espèces n’est pas une erreur. Inspecter le contenu de notre assiette est essentiel à la santé publique. Et nos animaux de compagnie, desquels nous sommes si proches, ont le potentiel d’être des vecteurs de transmission d’un virus à l’humain.

Mais dans tout cela, les espèces sauvages sont un peu oubliées. Les étudier nécessite souvent encore plus de ressources et le justificatif économique n’y est pas. À court terme, à tout le moins.

Prenez le pangolin, soupçonné d’avoir été l’espèce intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme dans le cas de la COVID-19. « Est-ce qu’il y a déjà quelqu’un dans le monde qui a testé c’était quoi les types de virus qu’on pouvait étudier chez les pangolins? » demande le Dr Gagnon.

Si l’Asie est souvent l’épicentre d’épidémies, c’est notamment parce que la diversité animale y est plus grande, poursuit-il. Ajoutez à cela, en Chine, une très grande densité de population et une culture favorisant les contacts avec les animaux sauvages par l’alimentation et la médecine traditionnelle, et tous les ingrédients semblent réunis pour l’éclosion d’une maladie contagieuse.

Un homme tient de la viande dans sa main pour le montrer à un client. Il y a foule dans ce marché.
Un marché de Beijing en janvier 2020 Photo : Getty Images / Nicolas Asfouri

Dans ces zones chaudes de la planète, la veille épidémiologique doit se faire chez les animaux, mais également dans les populations humaines.

Toutefois, le problème de financement est le même, souligne Aleksandar Rankovic, un chercheur à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), en France.

« Dans les recherches pour faire des suivis et de l’évaluation, il y a peu de brevets à développer. Le financement de la recherche est encore beaucoup axé sur l’innovation et, l’innovation, c’est souvent l’augmentation des revenus économiques. En ce moment, l’argent va là où il faut pour avoir des champions industriels ».

Gary Kobinger peut en témoigner. Avant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, son équipe avait proposé de la surveillance active. « On offrait un système de surveillance qui couvrait l’Afrique au complet. »

Le budget demandé : 12 millions de dollars sur 5 ans. Il ne l’a pas obtenu. Ou plutôt, pas avant l’épidémie d’Ebola de 2013-2014, dont l’impact économique a depuis été estimé à 53 milliards de dollars américains.

Des travailleurs funéraires en vêtements de protection portent les restes d’un homme mort d'Ebola.
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a élevé l'épidémie actuelle au rang d'«urgence de santé publique de portée internationale». Photo : Associated Press / Jerome Delay

« Après, on a eu beaucoup d’intérêt et, maintenant, on a quelque chose qui est encore mieux que juste de la surveillance active. On construit la capacité de détection et de diagnostic pour que ces pays soient eux-mêmes capables de faire de la surveillance. »

La bonne nouvelle, donc, est qu’on peut espérer que la pandémie actuelle permettra d’étendre ce genre d'initiative un peu partout sur la planète.

La Chine, toutefois, possède un système de surveillance assez bien développé. Les médecins chinois ont, somme toute, identifié la COVID-19 assez rapidement après son passage chez l’humain. « Maintenant, la question est de savoir comment on fait pour ne pas passer de 24 cas à plus d’un million en quelques mois », lance Gary Kobinger.

Illustration d'une carte du monde avec différents points reliés entre eux.
Chapitre 4 : Coordonner la réponse internationale Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

Coordonner la réponse internationale
Coordonner la réponse internationale

Déformation professionnelle oblige, le vétérinaire Carl A. Gagnon ne peut s’empêcher de faire la comparaison avec les animaux lorsque questionné sur ce qui doit changer dans la prévention des épidémies.

« Chez les animaux, quand on doit mettre en quarantaine, il n’y a pas de sentiment. Il n’y a plus d’entrées, plus de sorties », donne-t-il en exemple. La marche à suivre est claire. Dans certaines situations, on peut même décider de sacrifier une population donnée.

Tout cela est évidemment beaucoup plus compliqué chez les humains. Des questions économiques et politiques entrent en ligne de compte. Des questions éthiques et légales aussi.

Quarantaines plus ou moins étanches, consignes de santé publique variant d’un pays à l’autre, production de matériel médical concentrée dans quelques pays qui décident de fermer leurs frontières. La crise de la COVID-19 n’est pas un exemple de coordination internationale.

Le tout commence avec des protocoles. Ou, dans le cas de la COVID-19, l’absence de protocole, précise Gary Kobinger. Ce qui a poussé à trop d’improvisation dans la réponse de chaque pays.

Des supporteurs du FC Bate, dont un qui porte un masque protecteur, assistent à une rencontre.
Les matchs de soccer continuent de se dérouler devant public au Bélarus. Photo : Associated Press / Sergei Grits

« Qu’est-ce qu’on fait si un virus a 2 % de mortalité? Qu’est-ce qu’on fait s’il a 50 %? Qu’est-ce qu’on fait si la population qui est principalement affectée est les moins de 5 ans? Tous ces scénarios-là, il va falloir qu’il y ait un protocole déjà établi. C’est ce qui va accélérer la réponse clinique. »

« Il va falloir créer une structure internationale qui va gérer ça et se mettre tous d’accord sur le mode de fonctionnement », soutient pour sa part Carl A. Gagnon.

Le commentaire peut paraître dur envers la structure existante, l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette dernière n’a pas été épargnée par les critiques lors des épidémies de grippe H1N1 et d’Ebola, ces dernières années, et elle pourrait être à la croisée des chemins avec la pandémie de COVID-19.

Plusieurs, dont le président américain, Donald Trump, lui reprochent sa complaisance envers le gouvernement chinois, malgré de sérieux doutes sur la transparence de ce dernier durant la crise actuelle.

L’OMS demeure toutefois tributaire de la bonne volonté des pays dans le respect de ses recommandations et du Règlement sanitaire international.

Les questions de santé seront assurément abordées dans les prochaines grandes rencontres internationales, explique pour sa part Aleksandar Rankovic, dont les travaux portent sur l’interaction entre sciences et politiques environnementales.

On peut se questionner, dit-il, sur le rôle du Conseil de sécurité des Nations unies.

« C’est l’organe décisionnel international le plus puissant, mais il a encore tendance à traiter en marge les questions d’environnement et de santé. Il reste empêtré dans le monde de la guerre froide, où on ne discute essentiellement que de sécurité au sens très classique du terme, c’est-à-dire de guerre et de paix militaires. »

N’empêche, nuance-t-il, la gouvernance internationale n’est pas là pour écraser la souveraineté d’un pays. « Ce qu’il faut, c’est créer les modalités de travail, de coopération, de suivi et de prévention. »

Gary Kobinger abonde dans le même sens. Des nations devront assurément prendre les devants, tout en se coordonnant à l’international. « Certains pays [...] vont devoir mettre en place, par exemple, X nombre de centres d’excellence en infectiologie. Chacun va avoir une spécialité. Que ce soit l'épidémiologie, le développement rapide de traitements, l’identification de molécules plus prometteuses, les vaccins et leur production massive. »

Tout cela demeure cependant très axé sur la recherche biomédicale. Il ne faut pas perdre de vue la perspective globale, prévient Gary Kobinger. La fameuse approche Une seule santé.

Prenez la question des marchés d’animaux exotiques chinois — des incubateurs à virus —, donne en exemple Aleksandar Rankovic. « On en parle un peu comme si c’était folklorique, mais le commerce d’animaux sauvages, c’est une très grosse industrie en Chine. Dans certaines parties du pays, c’est une stratégie de réduction de la pauvreté. Si vous voulez vous occuper du problème, il faut réfléchir à pourquoi ces populations rurales sont-elles pauvres. »

Même chose dans certains pays d’Afrique où la chasse d’animaux sauvages a mené à des épidémies par le passé, relance Philippe Grandcolas, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique de France et au Muséum national d'histoire naturelle de la Sorbonne.

« Les populations qui ont une économie de subsistance en commercialisant les animaux qu’ils peuvent chasser en forêt ne sont pas riches. Les gens riches, ce sont ceux qui leur achètent. Il faut les aider. Il faut les accompagner. Il ne faut pas faire mourir ces gens de faim après leur avoir laissé faire durant des années un commerce illégal. »

Rapidement, la prévention des épidémies bascule vers des enjeux que ne peuvent porter seuls les médecins, vétérinaires et microbiologistes dans leurs laboratoires.

Ce qui nous mène au coeur du problème dans la prévention des épidémies à moyen et long terme. L’enjeu qui est encore trop mentionné du bout des lèvres, selon Philippe Grandcolas : l’environnement et la protection de la biodiversité.

Illustration d"un globe avec des humains et animaux qui en proviennent.
Chapitre 5 : La protection de la biodiversité, le travail de longue haleine Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy

La protection de la biodiversité, le travail de longue haleine
La protection de la biodiversité, le travail de longue haleine

« Quand on parle de biodiversité, beaucoup de gens ont tendance à considérer qu’il s’agit d’un terme qui désigne quelque chose de joli et d’éthique. Les papillons, les girafes, les koalas », lance Philippe Grandcolas.

« On ne se rend pas compte que la diversité biologique, c’est tout le vivant. C’est nous. Ce sont les micro-organismes dont on a absolument besoin. Ce sont les plantes dont on se nourrit et ce sont aussi les animaux sauvages et les virus qu’ils hébergent. »

En pleine pandémie, alors que des gens meurent par milliers chaque jour de la COVID-19, les questions environnementales peuvent être aliénantes pour certains, convient-il. « Mais ce n’est pas anecdotique. C’est ce dont on aurait dû parler avant et ce dont on doit parler pour que cela ne se reproduise pas de manière encore plus grave. »

« On se comporte encore un peu comme au Moyen Âge, comme si les maladies étaient une fatalité qui nous tombait dessus », ajoute Aleksandar Rankovic.

Or, les comportements humains ont beaucoup plus à voir avec l’explosion des zoonoses qu’avec les pangolins ou les chauves-souris, souligne-t-il.

Des millions d’hectares de forêts tropicales sont rasés chaque année pour faire place à l’homme, rappelle Philippe Grandcolas. « Il y a des populations humaines qui s’installent pour l’élevage, pour l’agriculture ou simplement pour y vivre aux alentours. Ces populations sont en contact avec la biodiversité qui se trouve dans ces milieux endommagés, donc en contact avec des réservoirs animaux d’agents infectieux. »

Les élevages, tout particulièrement, deviennent de formidables incubateurs pour que les virus fassent le saut à l’humain. « Les gros élevages industriels ont peu de diversité génétique. Ce sont des individus qui ont un peu toutes les mêmes faiblesses, donc un virus peut se transmettre extrêmement rapidement », note Aleksandar Rankovic.

Nourrir ces animaux exige aussi davantage d’agriculture, donc plus de déforestation. « Prenez le soja au Brésil, c’est une grande source de destruction d’habitats en Amazonie. »

La forêt amazonienne bordée par des terres déboisées préparées pour la plantation de soja
La forêt amazonienne bordée par des terres déboisées préparées pour la plantation de soja Photo : Reuters / Paulo Whitaker

Ce cercle vicieux est le résultat d’un système agroalimentaire mondial insoutenable, affirme le chercheur de l’IDDRI. Autant pour l’environnement et les émissions de gaz à effets de serre que pour la lutte contre les maladies émergentes.

La pandémie de COVID-19, espère-t-il, deviendra l’électrochoc nécessaire pour des réformes des politiques agricoles. Déjà, l’idée d’une démondialisation de l’agriculture et de l’élevage fait son chemin. On parle plus que jamais de manger local.

« Il faut aussi manger moins de viande individuellement et modifier nos systèmes de production en désintensifiant l’élevage. On n’a jamais autant produit de nourriture sur Terre. Si on distribue bien ce qu’on produit actuellement, on a ce qu’il faut pour nourrir tout le monde. »

Des filets de porc prêts à être emballés
Des filets de porc prêts à être emballés Photo : The Associated Press / Charlie Neibergall

Voilà le travail de longue haleine à accomplir dans la prévention des pandémies, appuie Philippe Grandcolas. D’autant plus que les changements climatiques et le déséquilibre de la biodiversité mènent aussi à d’autres types de zoonoses. Le climat plus chaud permet à des moustiques exotiques de s’éloigner des régions où on les retrouvait jusqu’à maintenant, portant avec eux des virus comme celui de la dengue et le Zika.

En Occident, des études récentes suggèrent que la baisse de la population de petits prédateurs comme les renards, qui régulaient la population de rongeurs, porteurs de la maladie de Lyme, a mené à la plus grande propagation de cette dernière chez l’humain.

Reste à voir, conclut Philippe Grandcolas, si la pandémie de COVID-19 permettra une prise de conscience collective sur le fait que la biodiversité a un impact direct et immédiat sur notre santé et nos économies.

Après tout, la crise sanitaire actuelle sera suivie d’une crise économique, souligne-t-il. Un contexte parfois difficile pour mettre en place des politiques environnementales ambitieuses.

Un homme avec masque protecteur à la Bourse de Shanghai, dans le district financier de Pudong. En toile de fond, un immense tableau numérique présentant l'évolution des cours boursiers.
Un homme avec masque protecteur à la Bourse de Shanghai, dans le district financier de Pudong. Photo : Reuters / Aly Song

Philippe Grandcolas choisit d’être un optimiste modéré.

« On peut espérer, dans un monde rationnel, que l’intelligence et la raison dictent les décisions. C’est ce vers quoi il faut tendre. Mais on peut aussi espérer, quelquefois, que la peur réduise la demande sociétale absurde qui a mené à ce type de crise. Si cette peur sanitaire s’installe dans les questions d’alimentation et reste dans les mémoires, peut-être que ça aura un impact un peu plus à long terme. »

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