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Recensions

Judith Lyon-Caen, La griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2019, 293 p.

Sébastien Rozeaux

Texte intégral

  • 1  Patrick Boucheron, « ‘Toute littérature est assaut contre la frontière’. Note sur les embarras his (...)
  • 2 Michel Riaudel et Sébastien Rozeaux, « Discrétion de la lettre, savoirs du temps », Brésil(s) [En l (...)
  • 3 Ibid.

1Ces dernières années, la question des relations entre histoire et littérature a fait couler beaucoup d’encre au sein de la communauté des historiens, traduisant une certaine inquiétude de celle-ci face aux prétentions d’une nouvelle génération de romanciers à faire sienne le récit des sujets, grands et petits, de l’Histoire. Forts de ce constat, certains ont pu être tentés de changer le régime d’écriture historien, au prix d’un certain effacement des frontières entre littérature et histoire1. Dès l’introduction de son ouvrage, Judith Lyon-Caen prend clairement ses distances avec ceux qui seraient tentés de s’immiscer sur le terrain de la littérature, au nom de l’absolue altérité de l’histoire, qui appartient au domaine des sciences sociales. En ouverture d’un récent dossier qui revisite lui aussi les liens entre « histoire et littérature », Michel Riaudel rappelait à juste titre que ces deux catégories s’inscrivent dans des régimes de vérité, d’écriture et de connaissance fondamentalement distincts2. Pour autant, et parce que la littérature est aussi un mode de savoir, il est légitime de vouloir « éprouver ce que la littérature pouvait dire de notre inscription dans le temps, dans une temporalité, comment elle fait histoire3. »

2Telle est exactement l’ambition de Judith Lyon-Caen dans Les Griffes du temps, ouvrage dans lequel l’historienne fait un pari audacieux, celui de définir et mettre en pratique une nouvelle approche de la littérature par l’histoire. Refusant de se cantonner à ses entours, l’historienne s’attaque dans cet ouvrage au texte littéraire lui-même : elle propose une « expérience de lecture historienne d’un texte littéraire ». Parce que le sens d’un texte littéraire ne s’éprouve que via la médiation d’une lecture, cette herméneutique est à la fois nécessairement singulière et résolument historienne, fondée qu’elle est sur un savoir-faire disciplinaire. Ce faisant, Judith Lyon-Caen affronte la « résistance à l’histoire » du texte littéraire, si justement rappelée par Roland Barthes, ce « reste » irréductible de littéraire que Pierre Barbéris, déjà, signalait comme le hors-champ de l’histoire.

  • 4 « L’écriture de l’histoire : sciences sociales et récit », dossier paru dans la Revue d’histoire mo (...)
  • 5 Voir le site : http://grihl.ehess.fr/

3Une telle démarche s’inscrit dans le renouvellement historiographique autour des savoirs de la littérature, qui a fourni la matière de nombreuses publications récentes4. Elle s’inscrit aussi dans une historiographie du fait littéraire qui, nourrie de la rencontre féconde entre historiens et littéraires, a connu des progrès remarquables, notamment au sein du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire, fondé en 1996 à l’EHESS, auquel est rattachée l’auteure5. Ce dialogue interdisciplinaire a permis d’interroger à nouveaux frais cette vieille question de savoir ce que la littérature nous dit du xixe siècle, comme il est rappelé dans l’introduction. Judith Lyon-Caen revisite ici la façon dont les historiens ont usé dans leurs travaux des sources littéraires ; usage souvent délicat puisque la littérature réaliste prétend alors peindre le monde tel qu’il est. En outre, de récents travaux ont établi que la littérature acquiert au xixe siècle une telle capacité de pénétration sur le monde social que l’on en retrouve des traces jusque dans les sources policières, judiciaires ou notariales ; preuve que la littérature possède alors une capacité inédite de configuration du social que les historiens se doivent de prendre au sérieux.

4Cela étant dit, l’ouvrage reproduit le texte intégral d’une œuvre de fiction, La Vengeance d’une femme, une nouvelle qui vient clore le sulfureux recueil Les Diaboliques publié par Barbey d’Aurevilly en 1874. L’histoire est tragique à souhait : une duchesse d’Espagne a fui son mari et le château où elle vivait pour venir se prostituer à Paris où l’attendront une mort rapide et le déshonneur, afin de se venger de ce mari qui a tué son amant. Ce drame nous est révélé à la suite de la rencontre entre un jeune dandy parisien et ladite duchesse qui l’accompagne jusque dans sa chambre, dans le Paris des boulevards des années 1840. Le choix d’offrir la lecture de cette nouvelle est aussi original que judicieux, car il permet de suivre, étape après étape, la mise en œuvre de cette herméneutique historienne.

5Parce que La Vengeance d'une femme est d’abord le récit de la vie d’une prostituée parisienne, l’auteure peut ici relire la nouvelle à la lumière de ce que l’on sait de l’histoire de la prostitution dans le Paris du roi Louis-Philippe. Elle s’appuie pour ce faire sur une historiographie très riche, depuis les travaux d’Alain Corbin, qui se nourrit d’ailleurs de la littérature, tant la figure de la prostituée est récurrente dans les livres et sur les scènes de théâtre. Où l’on voit par ce dialogue intertextuel que la littérature était « un puissant outil cognitif et descriptif, un outil de saisie et de déchiffrement du monde » ; une veine dans laquelle s’inscrit aussi la nouvelle de Barbey.

6La Vengeance d’une femme offre d’autres prises possibles à l’historien.ne, et Judith Lyon-Caen s’intéresse ensuite au livre dans sa matérialité et à la figure de l’écrivain. Si Les Diaboliques accèdent à une rapide notoriété, au point de devenir un classique, cela tient autant à la menace de censure dont le recueil fait l’objet, à sa parution, qu’à la personnalité atypique de son auteur, catholique contre-révolutionnaire dont Judith Lyon-Caen restitue et analyse les « scénographies auctoriales ». Car Barbey aime à se mettre en scène, notamment dans ses portraits photographiques, et jusque dans la matérialité précise et « spectaculaire » de son manuscrit (conservé à la BNF), lequel ne laisse que peu de place à la rature : le caractère besogneux de l’écriture y est invisible, et les rares décalages entre le manuscrit et le texte édité sont ici l’objet de conjectures très fines : on peut y voir en effet une volonté d’échapper à la censure en ôtant du texte ses « hardiesses » les plus spectaculaires, mais l’auteure confesse que ces quelques variations peuvent tout aussi bien relever de choix purement esthétiques, relevant de ce « reste » qui toujours échappera à l’historien.

7Prise plus délicate semble être de prime abord ce souci du détail, cette description pointilleuse et riche en images que Barbey met en œuvre dans son récit. Ici, Judith Lyon-Caen prend ses distances avec Barthes, qui y aurait vu peut-être, comme dans la prose de Flaubert, un simple « effet de réel ». Or une contextualisation précise permet a contrario d’identifier dans chacun de ces détails autant de marqueurs de temps qui, par leur mise en série, constituent un « régime historiographique du détail », celui d’un monde et d’une culture (matérielle) historiquement situés. Ce sont là ces « griffes du temps », de ce passé récent et pourtant révolu, de ces années 1840 ressuscitées par l’écrivain vieillissant. Ainsi en va-t-il des accessoires vestimentaires comme des métaphores visuelles mobilisées par l’écrivain pour décrire la prostituée et son univers. Parce qu’une telle profusion d’images fait directement écho à ce Paris des années 1840 où l’espace public, déjà, était saturé d’images, la nouvelle peut se lire comme le dépositaire des « traces – textuelles et extra-textuelles – du passé ». Reste cependant un accessoire mystérieux qui retient particulièrement l’attention de Judith Lyon-Caen, parce qu’il résiste à l’analyse référentielle. Cette statuette de bronze, objet de pure fiction, fait pourtant sens dans la mesure où elle fait écho à cette culture érotique cachée et pourtant omniprésente dans la capitale de la Monarchie de Juillet.

8À ce goût du détail s’ajoute dans la nouvelle le souci de situer très précisément le récit dans la géographie de Paris. Ce faisant, Barbey aurait usé d’une « écriture spectrale, une écriture qui convoque sans mélancolie un monde effacé », tant cet espace urbain si minutieusement reconstitué a été bouleversé depuis les travaux entrepris par le baron Haussmann pour refaçonner le quartier de l’Opéra. Les plans, les images et autres photographies du vieux Paris sont ici mis en miroir de cette nouvelle qui peut se lire comme le tombeau littéraire d’une ville disparue, à l’instar du poème « Le cygne » de Baudelaire.

9Au terme de ce cheminement herméneutique, Judith Lyon-Caen dresse un bilan actualisé des savoirs historiques dont la littérature peut fournir la matière et le support. On retiendra ici en particulier cette histoire intellectuelle des formes de la narrativité moderne, via la reconstitution minutieuse des « opérations littéraires de fabrique du passé » qui définissent ce que l’historienne appelle un « régime aurevillien d’historicité », tourné résolument vers le passé. En effet, La Vengeance d’une femme apparaît au terme de l’analyse comme « le tombeau littéraire (…) d’une improbable duchesse-prostituée dont l’histoire fictive encapsule les traces d’une expérience, non fictive, de la modernité parisienne. » Démonstration est donc faite, dans une langue toujours aiguisée et juste, que l’historien.ne peut s’attaquer aux monuments du panthéon littéraire sans fausse pudeur, quand bien même la littérature restera toujours un « terrain instable » pour ce dernier. L’entreprise lente et minutieuse de révélation du texte permet d’observer au plus près ces pratiques d’écriture et de les situer historiquement et socialement. L’entour du texte et le texte lui-même intéressent donc les historien.nes – et les littéraires, ne l’oublions pas ! – dans la mesure où leur analyse conjointe permet de répondre à cette question majeure et toujours remise à l’ouvrage, « celle de l’impact, de l’emprise de la littérature sur la vie des individus » dans nos sociétés contemporaines.

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Notes

1  Patrick Boucheron, « ‘Toute littérature est assaut contre la frontière’. Note sur les embarras historiens d'une rentrée littéraire », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 65, 2010, p. 441-467. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2-page-441.htm ; Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014 ; Élie Haddad et Vincent Meyzie, « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2015, n° 62-4, p. 132-154. DOI : 10.3917/rhmc.624.0132

2 Michel Riaudel et Sébastien Rozeaux, « Discrétion de la lettre, savoirs du temps », Brésil(s) [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 31 mai 2019, consulté le 14 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/bresils/4142

3 Ibid.

4 « L’écriture de l’histoire : sciences sociales et récit », dossier paru dans la Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2018, n°65-2 : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2018-2.htm ; « Savoirs de la littérature », dossier paru dans les Annales, vol. 65, 2010 : https://www.cairn.info/revue-annales-2010-2.htm ; voir aussi l’introduction au dossier « Histoire et littérature » paru dans Brésil(s), mentionné ci-dessus.

5 Voir le site : http://grihl.ehess.fr/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Rozeaux, « Judith Lyon-Caen, La griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2019, 293 p.  »Les Cahiers de Framespa [En ligne], 33 | 2020, mis en ligne le 27 janvier 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/framespa/7369 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.7369

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Auteur

Sébastien Rozeaux

Sébastien Rozeaux est maître de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’Université Toulouse Jean Jaurès, et membre de l’UMR 5136 FRAMESPA. Il est l’auteur de Préhistoire de la lusophonie. Les relations culturelles luso-brésiliennes au xixe siècle (Le poisson volant, 2019). sebastien.rozeaux@univ-tlse2.fr

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