La liberté académique, la guerre culturelle et l’État d’Israël

Quand les défenseurs de l’État d’Israël menacent à répétition la liberté académique, celle-ci n’intéresse plus du tout nos polémistes.

« Le signal qui est envoyé aux jeunes universitaires […] est que votre carrière peut être bloquée si vous critiquez Israël » – Kenneth Roth

Le sociologue Stanley Cohen, qui a développé la thèse de la « panique morale », a bien expliqué que les médias fabriquent et entretiennent de telles paniques publiques en multipliant à l’excès les reportages et les chroniques sensationnalistes pour diaboliser des individus ou des groupes qui menaceraient la société et ses bonnes valeurs – mais aussi en évacuant de la discussion publique des sujets tout aussi ou même plus importants.

C’est ainsi que la chorale des polémistes qui se présentent chronique après chronique comme de valeureux défenseurs de la liberté académique ont signé plusieurs textes sur le sujet en début d’année 2023, mais curieusement sans dire un seul mot de la décision du doyen de l’École d’administration publique de l’Université Harvard d’annuler une invitation faite au juriste Kenneth Roth de joindre son centre sur les droits humains, une affaire pourtant rapportée par des quotidiens comme The Guardian et le Washington Post.

Mise à jour : le jeudi 19 janvier, le doyen est revenu sur sa décision et a finalement confirmé l’offre d’affiliation à Kenneth Roth.

Le 11 janvier, Sophie Durocher a signé une chronique dans Le Journal de Montréal entièrement consacrée à l’Université Hamlin, établissement privé méthodiste du Minnesota qui ne reprendra pas cet hiver la chargée de cours Erika López Prater, spécialiste en histoire de l’art.

Pourquoi? Parce que la direction juge qu’elle a fait preuve d’« islamophobie » en montrant en classe des illustrations médiévales du prophète Mahomet, même si elle avait bien pris soin d’en avertir sa classe et d’autoriser à s’absenter quiconque serait mal à l’aise.

Dans sa chronique, Sophie Durocher n’a pas soufflé mot du refus d’Harvard d’embaucher Kenneth Roth.

Le lendemain 12 janvier dans le même Journal de Montréal, Richard Martineau signait une chronique pour dénoncer le chahut à l’Université McGill d’une conférence d’un professeur de droit qui remet en question le mouvement trans. Deux jours plus tard dans Le Devoir, le chroniqueur Patrick Moreau critiquait le même chahut pour défendre lui aussi la liberté d’expression sur les campus.

Pourtant, aucun des deux commentateurs n’évoquait le cas du professeur Kenneth Roth.

Finalement, ce n’est pas tant la liberté de parole qui intéresse ces polémistes, mais bien de casser et de recasser les féministes, les antiracistes, les activistes trans et l’« ultra-gauche ».

Le vendredi 13, Le Devoir a publié une chronique de Christian Rioux critiquant, cette fois, l’Université Harvard. Enfin, nous allions entendre parler du professeur Kenneth Roth! Eh! bien non, pas du tout… Le chroniqueur a plutôt ridiculisé la nomination de Claudine Gay, première Afro-Américaine – d’origine haïtienne – à occuper le poste prestigieux de présidente d’Harvard.

Ce texte rappelait fort la chronique de Joseph Facal de décembre dans le Journal de Montréal qui portait exactement sur le même sujet. Les deux chroniqueurs fondaient leurs critiques sur les mêmes propos de l’historien David Randall, qui reprochait à la nouvelle présidente d’avoir un dossier de réalisations universitaires (publications, etc.) plutôt mince.

Joseph Facal ajoutant même qu’elle « est d’ultra-gauche ». Une ultra-gauchiste à la tête de l’université la plus riche et la plus influente au monde? Quelle blague!

Affinités douteuses

Parlant d’« ultra », le texte de David Randall dont Joseph Facal et Christian Rioux s’inspiraient directement est paru dans Minding the Campus, un magazine conservateur qui se vante de « proposer des solutions contre le totalitarisme académique » qu’imposeraient les progressistes sur les campus. C’est aussi l’organe de la National Association of Scholars où David Randall est chercheur, une organisation conservatrice, de l’avis même de son président, et qui s’oppose au multiculturalisme.

Ce magazine propose aussi des textes qui encouragent « les braves étudiants et professeurs conservateurs à combattre la “wokeness” » en enregistrant secrètement les propos des professeurs progressistes et en déposant anonymement des plaintes au bureau d’Équité, diversité et inclusion.

David Randall est aussi affilié au Heartland Institute, qui se présente comme « l’un des plus influents groupes de réflexion [think tank] pro-libre marché au monde » et qui met en doute dans des conférences et des rapports l’impact de l’énergie fossile sur la crise climatique.

Randall signe aussi des textes où il en appelle à une « contrerévolution » conservatrice et il qualifie de « bonne nouvelle » les votes de chambres législatives aux États-Unis pour bannir l’enseignement de la critical race theory (théorie critique de la race) dans les écoles secondaires.

Comme défenseur de la liberté académique, on peut trouver mieux…

La liberté universitaire et l’État d’Israël

Et Kenneth Roth, alors? Pourquoi diable lui a-t-on refusé son affiliation à Harvard?

Parce qu’il était directeur de l’ONG Human Rights Watch (HRW) quand l’organisme a publié un rapport précisant que les « autorités israéliennes ont à divers degrés d’intensité dépossédé, confiné, séparé par la force et soumis les Palestinien·nes en raison de leur identité. Dans certaines régions, ces privations sont si graves qu’elles correspondent aux crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution », conclut HRW.

À noter que c’est aussi ce qui dit – en parlant également d’apartheid – le Centre israélien d’information sur les droits humains dans les territoires occupés B’Tselem, basé à Jérusalem. De même que l’organisme Yesh Din, basé en Israël, pour qui un « crime contre l’humanité d’apartheid est présentement commis dans la bande de Gaza ».

Kenneth Roth, dont le père juif avait fui l’Allemagne nazie, a confié qu’il n’a pas trop à craindre pour sa carrière en raison de sa longue expérience, mais qu’il s’« inquiète pour les plus jeunes universitaires. Le signal qui leur est envoyé avec cette affaire est que votre carrière peut être bloquée si vous critiquez Israël. »

L’État d’Israël est donc si sensible qu’il se sent heurté par le mot commençant par « a »  : apartheid?

Nos polémistes québécois auraient aussi pu parler de Cornel West, l’un des plus influents théoriciens des études afro-américaines, qui a quitté Harvard l’an dernier, car on lui refusait la titularisation, selon lui en raison de ses positions critiques à l’égard de l’État israélien.

Le Journal de Montréal et Le Devoir n’en ont pas traité.

C’est bien dommage, car cela aurait été l’occasion de rappeler que Cornel West a pris la défense du professeur palestinien Steven Salaita de l’Université d’Illinois d’Urbana, renvoyé pour avoir critiqué sur les médias sociaux les bombardements israéliens contre Gaza.

Ces polémistes apparemment si préoccupés par la liberté d’expression sur les campus auraient aussi pu traiter de la décision de la direction de l’Université McGill de sévir contre son association étudiante du premier cycle parce qu’elle a organisé au printemps dernier un référendum pour appuyer la campagne Boycott, désinvestissement, sanction (BDS) contre l’État d’Israël, en partie calquée sur la campagne de boycott international qui avait précipité la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

Un étudiant a même décidé de poursuivre l’association étudiante et McGill, avec l’appui financier de l’organisme B’nai Brith, qui a pour mission d’éradiquer l’antisémitisme et de défendre l’État d’Israël, sous prétexte qu’un tel référendum a « produit un environnement antisémite ».

Cette affaire survenue en 2022 a connu plusieurs rebondissements, mais Le Journal de Montréal et Le Devoir ne lui ont consacré aucun texte. Zéro!

Quand les défenseurs de l’État d’Israël menacent à répétition la liberté académique, celle-ci n’intéresse plus du tout nos polémistes.

Et que dire du chaos autour de l’embauche de la juriste Valentina Azarova au programme des droits humains de la Faculté de droit de l’Université de Toronto, une malheureuse affaire survenue l’été dernier? L’Université lui avait retiré son offre d’emploi suite à la pression d’un juge et généreux donateur indisposé par ses critiques de l’État d’Israël et par les manœuvres de B’nai Brith Canada auprès de ministres pour qu’on n’accorde pas de visa de travail à cette juriste qui serait liée, selon l’organisme, à des groupes « terroristes » palestiniens.

L’Université de Toronto a finalement présenté une nouvelle offre d’emploi à la suite des critiques de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU) et à une enquête interne, mais la juriste a refusé à cause de l’intensité du cyberharcèlement dont elle était devenue la cible.

Dans Le Devoir, la chroniqueuse Émilie Nicolas a discuté de cette affaire, mais le Journal de Montréal ne lui a consacré aucun texte. Zéro!

La même année, une conférence d’Angela Davis, ancienne membre du Black Panther Party et professeure à l’Université de Californie de Santa Cruz, avait été annulée par l’Université Butler, à Indianapolis, car elle appuie la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions contre l’État d’Israël.

Ne cherchez pas, Le Devoir et Le Journal de Montréal n’en ont pas parlé.

Casser la gauche, laisser filer la droite

On peut être découragé que des étudiant·es se plaignent de racisme pour des images qu’on leur montre ou des mots qu’on prononce en classe, ou chahutent un conférencier transphobe, mais pourquoi alors ne jamais rien dire des manœuvres pour museler les critiques à l’endroit de l’État d’Israël, accusé du crime d’apartheid par tant d’organismes de défense des droits humains?

L’État d’Israël est donc si sensible qu’il se sent heurté par le mot commençant par « a »  : apartheid?

Finalement, ce n’est pas tant la liberté de parole qui intéresse ces polémistes, mais bien de casser et de recasser les féministes, les antiracistes, les activistes trans et l’« ultra-gauche ». Quand les défenseurs de l’État d’Israël menacent à répétition la liberté académique, celle-ci ne les intéresse plus du tout.

Oui, cet État même qui pèse de tout son poids sur le réseau universitaire palestinien et dont le ministère de la « Défense » décide même des universitaires étrangers que les universités palestiniennes peuvent ou non embaucher.

Oui, cet État dont le gouvernement du moment est le plus à droite que le pays ait connu. Le journal israélien Haaretz nous met d’ailleurs en garde au sujet « des grands changements attendus quant à l’égalité des femmes, les droits LGBTQ et le conflit avec les Palestiniens suite à la formation du nouveau cabinet de Netanyahu dans lequel l’extrême droite et les ultra-orthodoxes détiendront un pouvoir sans précédent ».

Shalom!

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