Qu’est-ce que le « contrat racial »? Entretien avec Aly Ndiaye, alias Webster

CHRONIQUE | « Il s’agit de considérer que la notion de race est au fondement de notre monde. »

Le « contrat social » est une fable philosophique qui tente d’expliquer comment un peuple consentirait rationnellement à être soumis au pouvoir d’un État. Développée par des philosophes politiques comme Jean-Jacques Rousseau, Thomas Hobbes, John Locke et Samuel von Pufendorf, cette fable rapporte que les peuples vivaient d’abord dans un « état de nature » sans gouvernement, avant de se concerter pour former un État qui allait les protéger et protéger leurs propriétés.

Le « contractualisme » est encore très important dans la philosophie politique contemporaine (par exemple chez John Rawls) pour discuter des enjeux de justice, d’équité, etc. La féministe Carole Pateman a critiqué cette approche, dans son livre Le Contrat sexuel (1988), qui souligne l’importance de prendre en compte les rapports concrets entre les hommes et les femmes, pour montrer les faiblesses des théories du contrat social.

Le philosophe afro-américain Charles W. Mills, qui a collaboré avec Carole Pateman, a pour sa part écrit Le contrat racial, paru en 1997. Il introduit alors dans l’équation les rapports raciaux, y compris le colonialisme et l’esclavagisme. Il souligne que ce « contrat racial » n’est pas une simple fable philosophique, puisqu’il est fondé sur de véritables contrats de vente et d’achat de personnes racisées, ou encore de traités qui ont permis de s’approprier leurs territoires.

Ce livre vient d’être traduit en français aux éditions Mémoire d’encrier par Aly Ndiaye, alias Webster, artiste hip pop (il faut réécouter sa chanson « SPVQ », de l’album Le Vieux d’la Montagne). Ce passionné d’histoire du Québec a aussi proposé l’exposition en ligne Fugitifs, qui présente l’histoire d’esclaves du Canada en fuite.

Je l’ai rencontré pour discuter du livre qu’il vient de traduire.

Francis Dupuis-Déri : Comment définir en quelques mots cette notion de « contrat racial »?

Aly Ndiaye : « La suprématie blanche est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui. » Voilà la phrase par laquelle Charles W. Mills ouvre son livre. Il s’agit donc de considérer que la notion de race est au fondement de notre monde et de comprendre que la blanchité l’a produit, à travers cette fracture raciale.

Or, Charles W. Mills constate que ce système n’est plus ouvertement nommé par les voix officielles, comme cela était encore jusqu’à la moitié du 20e siècle. À l’époque, il semblait normal de voter des lois migratoires explicitement racistes ou d’affirmer ouvertement que les personnes blanches sont supérieures aux non-blanches, jusqu’à ce que ce soit relégué aux mouvements d’extrême droite…

FDD : Surtout après la prise de conscience des horreurs du nazisme, puis l’influence des mouvements de la décolonisation et du Black Power…

AN : Exactement, mais si on croit que ce ne sont que des groupes marginaux extrémistes qui le défendent, on a alors de la difficulté à penser que le « contrat racial » est un système politique à part entière. Il est plus confortable de croire que le racisme n’est le fait que d’une petite poignée d’individus.

Il s’agit de considérer que la notion de race est au fondement de notre monde.

FDD : Le livre est divisé en trois grandes sections. La première s’intitule « Vue d’ensemble », la seconde « Détails » et la troisième « Mérites “naturalisés” ». Malgré son titre, la deuxième section ne traite pas de « détails », si je puis dire, mais de la manière dont le contrat racial s’inscrit dans le territoire et l’individu.

AN : En effet, le contrat racial est une manière de percevoir l’espace et le corps. Ainsi, l’espace en dehors de l’Europe est perçu comme un espace sauvage à dominer. Les individus qui l’habitent sont perçus comme des humanoïdes également sauvages, qui habitent cet espace sauvage. C’est donc un raisonnement en forme de boucle infinie, où la conception de l’espace sauvage et celle des individus sauvages se nourrissent l’une l’autre.

On prétend aussi que l’Europe a une mission civilisatrice, qui se traduit par un processus de colonisation et d’accompagnement de ces « sauvages » vers la civilisation, même si on n’y parvient jamais tout à fait.

Mon père a été formé par les écoles coloniales au Sénégal. Il y apprenait à devenir français, sans pouvoir jamais être réellement considéré comme complètement français.

Tout cela a des conséquences très concrètes. L’esclavage est la forme la plus brutale du contrat racial – avec des vrais contrats de traite et de vente d’humains – qui aboutit à la déshumanisation de ces personnes. On peut aussi penser au système des pensionnats au Canada ou d’éducation coloniale en Afrique, à l’époque du colonialisme français. Mon père, par exemple, a été formé par les écoles coloniales au Sénégal. Il y apprenait à devenir français – par l’histoire, la culture, la langue – mais sans pouvoir jamais être réellement considéré comme complètement français.

Aujourd’hui, on voit aussi le contrat racial s’incarner dans les différents quartiers à Montréal, par exemple, alors qu’on retrouve surtout des personnes blanches et favorisées dans certains, et des personnes non-blanches et défavorisées dans d’autres.

FDD : En quoi la notion de « contrat racial » se distingue-t-elle des autres notions, comme le « racisme systémique », le « profilage racial », l’« intersectionnalité » ou encore la « théorie critique de la race » (critical race theory)?

AN : Il fait échos à toutes ces notions, mais dans le langage de la philosophie politique contemporaine qui est celui du contrat social, sur lequel se fondent aujourd’hui les débats sur les droits individuels et les libertés fondamentales. Il faut d’ailleurs noter que Charles W. Mills est libéral au sens philosophique du terme et qu’il est d’accord avec les théories du contrat social, mais il leur reproche de ne pas prendre en considération la question raciale et d’être aveugles au fondement raciste de nos sociétés libérales. Il considère que le monde moderne qui se prétend fondé sur les idées des Lumières ne peut pleinement réaliser cet idéal sans prendre en compte le problème fondamental du racisme.

FDD : Charles W. Mills, mort en 2021, était professeur de philosophie à la City University de New York. Que réponds-tu à celles et ceux qui répètent qu’il ne faut pas plaquer les débats qui ont cours aux États-Unis à notre situation au Québec, car il s’agit de deux réalités bien différentes, en particulier si on parle de racisme?

AN : Il faut se demander à quoi nous sert de répéter que c’était pire aux États-Unis, sinon de nous éviter de réfléchir sérieusement et honnêtement à tout ce qui concerne directement le Québec. Notre propre histoire est elle aussi marquée à sa manière par l’esclavage, la ségrégation et le racisme.

Veut-on ainsi cultiver l’aveuglement volontaire et l’ignorance?

Le monde moderne qui se prétend fondé sur les idées des Lumières ne peut pleinement réaliser cet idéal sans prendre en compte le problème fondamental du racisme.

Toute société coloniale, y compris la nôtre, s’est constituée avec ces notions de supériorité et d’infériorité raciale. Les peuples autochtones devaient être soumis à notre religion et à notre culture, considérées comme nécessairement supérieures, et à la langue de la puissance coloniale.

FDD : Les nationalistes québécois sont pourtant bien placés pour comprendre tout ça, en principe, puisqu’ils insistent sur l’importance de protéger notre langue et notre culture…

AN : Oui, mais c’est bien plus facile de répéter qu’il ne faut pas importer ces théories américaines, car cela nous permet de nous dédouaner de certains éléments moins glorieux de notre propre histoire. De la même manière, il est aussi plus facile de répéter que les Anglais étaient bien pires que les Français.

C’est finalement cette question nationale qui nous rend aveugles à toutes ces autres questions d’oppression dans notre histoire au Québec.

Veut-on ainsi cultiver l’aveuglement volontaire et l’ignorance?

On oublie que le parterre de certaines salles de spectacle à Montréal était réservé aux Blancs au début du 20e siècle, que le Château Frontenac a refusé des voyageur·euses noir·es jusque dans les années 1940, que le premier ministre de la Barbade s’est fait refuser une chambre dans un hôtel en 1954, que Pierre Vallière a écrit Nègres blancs d’Amérique sans se soucier des noir·es de Montréal.

FDD : En effet, il niait explicitement qu’il y ait du racisme antinoir au Québec, au tout début du livre…

AN : Cette stratégie d’occultation permet même dans certains cas de se faire croire que la colonisation française était positive et bénéfique pour les autochtones eux-mêmes, et que c’est la colonisation anglaise qui a tout gâché à partir de 1760… Comme si les autochtones attendaient les Français à bras ouverts, pour enfin pouvoir commercer avec eux.

Or, Charles W. Mills nous explique clairement que le racisme n’est pas une anomalie dans le monde moderne et dans la manière dont nos sociétés se sont développées depuis des siècles. Ce n’est pas une sorte d’incohérence ou d’erreur du passé qu’il faut corriger. Le racisme fait partie du matériel philosophique, politique, économique et culturel de toutes les sociétés modernes, y compris le Québec.

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