La Russie officialise son néo-impérialisme

La politique étrangère de la Russie a pris un tournant manifeste et destructeur en envahissant l’Ukraine il y a un peu plus d’un an. Dans sa nouvelle stratégie de politique étrangère1, publiée le 31 mars dernier, la Russie entérine cette direction en assumant frontalement une vision du monde et une stratégie tout aussi révisionnistes que néo-impériales.

C’est un tournant officiel majeur, puisque la précédente version du « concept de politique étrangère » de la Russie, adoptée en 2016, est en profond décalage avec son action actuelle sur la scène internationale.

Pourquoi s’intéresser à un tel document ? Car ce nouveau document pose les bases de la stratégie officielle de la politique étrangère russe. Il s’agit de la politique que la Russie reconnaît officiellement, c’est-à-dire les intérêts et objectifs stratégiques qu’elle cherche à atteindre. Et dans une Russie de plus en plus fermée, où l’opacité des processus décisionnels limite considérablement le travail des analystes, les discours et documents d’orientation stratégiques sont, pour l’essentiel, ce qu’il nous reste pour comprendre et interpréter la politique étrangère de cet acteur majeur des relations internationales. Et c’est là que les masques tombent.

Dès la première section, la Russie s’identifie comme un « pays-civilisation unique ». Elle revendique son exceptionnalité, laquelle justifierait des droits et responsabilités spécifiques.

Cette idée s’inscrit dans une ancienne tradition dite civilisationnelle selon laquelle la Russie était, est et sera un grand pays, un phare civilisationnel éclairant sa zone d’influence. Là où le bât blesse, c’est dans l’absence de consentement des populations à appartenir à cet « ensemble culturel et civilisationnel du monde russe ». Le caractère néocolonial de la guerre contre l’Ukraine s’affirme maintenant sans ambages : la Russie s’est arrogé unilatéralement un devoir envers ses voisins et l’assume sans scrupule.

Le document reste toutefois empreint d’une double pensée, quasi orwellienne, puisqu’il revendique simultanément pour la Russie une politique étrangère « pacifiste, ouverte, prévisible et constante ».

Le rapport à l’Occident

La Russie prophétise l’avènement d’une ère révolutionnaire qui mènerait à la formation d’un ordre multipolaire et plus équitable, car moins occidental. La construction identitaire de la Russie est étroitement liée à son rapport à l’Occident selon des dynamiques d’attraction-répulsion. Après avoir cherché à approfondir ses relations avec l’Occident au cours des récentes décennies, l’État russe construit à présent ce dernier comme une menace et la source des déstabilisations du monde. Depuis l’annexion illégale de la Crimée en 2014, et encore plus depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, la Russie a réorienté ses efforts de coopération vers les États non occidentaux. Dans sa nouvelle stratégie, elle identifie le RIC (Russie-Inde-Chine) comme un nouveau partenariat à investir et à développer.

L’image que la Russie souhaite projeter est claire : celle d’un pays qui n’est pas isolé sur la scène internationale et qui construit des relations équitables, loin d’un supposé néo-colonialisme occidental.

Cette remise en cause entière de l’ordre international fondé sur les règles s’accompagne de la défense des valeurs conservatrices russes et du « modèle russe » à l’international. La stratégie de 2016 affichait comme premier objectif de politique étrangère le « renforcement de l’État de droit et des institutions démocratiques », et affirmait son attachement aux valeurs démocratiques. Dans le document de 2023, en revanche, la démocratie est aux abonnés absents : toute référence aux modèles et valeurs démocratiques a disparu. À la place, la priorité est accordée à la lutte contre la déstabilisation de la Russie et de ses valeurs. La rupture de la Russie avec la démocratie est ainsi non seulement consommée, mais affichée.

La publication de ce document préfigure-t-elle un comportement encore plus décomplexé des acteurs de la politique étrangère russe ? Bien que son contenu ne surprenne pas vraiment qui suit de près cette politique, le degré de révisionnisme et d’impérialisme agressif assumé dans un texte destiné à guider l’action diplomatique russe laisse présager une contestation croissante de l’ordre international. Les diplomates russes ont maintenant les coudées franches pour agir ; la présidence russe du Conseil de sécurité des Nations unies en ce mois d’avril servira de baromètre à cet égard.

La nouvelle stratégie confirme surtout que la politique étrangère agressive de la Russie n’est pas une parenthèse. La question est désormais de savoir comment protéger la gouvernance et l’ordre international fondés sur les règles tout en refusant d’accommoder une Russie qui les nie noir sur blanc.

1. Consultez le document du ministère des Relations étrangères de la Fédération de Russie

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