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Analyse

Préjudices en ligne : la cavalerie arrive en retard

Arif Virani, ministre de la Justice et procureur général du Canada, au centre, regarde Carla Beauvais s'exprimer lors d'une conférence de presse concernant le nouveau projet de loi sur les méfaits en ligne sur la colline du Parlement, à Ottawa, le lundi 26 février 2024.

Des victimes de préjudices en ligne ont été invitées à la conférence de presse portant sur le nouveau projet de loi.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Fannie Olivier
Fannie Olivier

Depuis des années, le web est comparé au Far West à cause de l'anarchie qui y règne. Le gouvernement de Justin Trudeau a déposé cette semaine un projet de loi pour contrer les préjudices en ligne, dans l’espoir d’y mettre un peu d’ordre.

Si cette nouvelle mouture est mieux accueillie que la précédente, elle est néanmoins présentée plus de quatre ans après la promesse libérale initiale. Bref, comme dans tous les bons westerns, la cavalerie arrive un peu tard.

Je suis terrifié par les dangers qui se cachent sur Internet pour nos enfants, a lancé le ministre Arif Virani en point de presse, lundi. Nous avons des standards rigoureux pour les Lego de mon fils, mais aucun pour le jouet le plus dangereux, non seulement dans ma maison, mais dans toutes les maisons canadiennes : l'écran devant le visage de nos enfants.

Aussi horrifiante que cette constatation puisse paraître aux yeux du ministre, les années se sont succédé, et les gouvernements n’ont pas fait de la sécurité en ligne leur priorité à Ottawa. Si bien qu’un quart de siècle après la démocratisation d'Internet, on navigue encore avec très peu de balises au Canada.

Les libéraux s’étaient engagés à remettre de l’ordre dans tout cela lors de la campagne électorale de 2019. On promettait alors de lutter contre l’extrémisme violent en ligne et d’exiger le retrait du contenu illicite haineux dans les 24 heures suivant la publication.

En 2021, ils ont déposé un projet de loi sur la propagnade haineuse et un projet de règlement allant dans ce sens qui s’est heurté à une levée de boucliers de l’opposition conservatrice et de plusieurs organismes qui y voyaient de potentiels dérapages pour la liberté d’expression.

Steven Guilbeault en point de presse en 2021.

Alors au Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, avait promis de sévir contre la haine en ligne.

Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld

L'initiative est finalement morte au feuilleton, avec le déclenchement de la dernière campagne électorale. Le chef libéral Justin Trudeau avait promis d’en présenter un autre dans les 100 jours suivant le scrutin du 20 septembre 2021. Il aura fallu attendre 800 jours pour que ce soit finalement chose faite.

Pendant tout ce temps, la pornographie infantile pouvait se trouver facilement sur le web. Même chose pour les images intimes non consensuelles, aussi appelées revenge porn, ou les publications incitant à la haine contre certains groupes. Le projet de loi C-63 ne les fera pas disparaître par magie, mais il établira un cadre dans lequel les plateformes numériques et les réseaux sociaux devront évoluer (nouvelle fenêtre).

Les vices et les vertus de prendre son temps

Les délais depuis la promesse initiale de 2019 sont certainement frustrants pour les victimes de haine ou d’intimidation en ligne, mais ils auront eu un bon côté : celui de renvoyer le gouvernement à la planche à dessin. Ils ont aussi permis à Ottawa de s’inspirer de ce qui s’est fait ailleurs, en Europe et en Australie, et d’apprendre des erreurs des pays qui ont été des précurseurs en la matière.

Ce travail semble avoir porté fruit, puisque le nouveau projet de loi paraît mieux accueilli que son ancêtre. Alors qu’il avait été très critique du premier projet de loi sur la haine en ligne, l’organisme Open Media, qui milite en faveur d’un Internet ouvert, a salué la nouvelle mouture comme un pas dans la bonne direction. C'est le jour et la nuit [...], écrit son directeur exécutif Matt Hatfield dans un communiqué. La plupart des pires idées de surveillance et de censure de 2021 sont parties et, à la place, nous observons une approche plus réfléchie et calibrée.

Arif Virani en mêlée de presse.

Le ministre Arif Virani a dit avoir peur des «dangers qui se cachent sur Internet pour nos enfants».

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

En entrevue à l’émission Midi info, le professeur de droit de l’Université de Montréal Pierre Trudel (nouvelle fenêtre), qui a coprésidé le groupe d’experts chargé de conseiller le gouvernement fédéral en la matière, a également signalé que le projet de loi ne vise que le noyau dur de ce qui est généralement reconnu comme inacceptable en ligne. Ça me paraît assez difficile de prétendre que c’est une atteinte à la liberté d’expression, a-t-il noté.

La réaction de l’opposition officielle semble également plus mesurée. Après avoir annoncé la semaine dernière qu’il allait voter contre le projet de loi avant même de l’avoir lu, le chef conservateur Pierre Poilievre a semblé plus circonspect dans un communiqué, mardi. Les conservateurs de gros bon sens protégeront nos enfants et puniront les criminels au lieu de créer davantage de bureaucratie et de censurer les opinions, a-t-il écrit, sans toutefois attaquer de front le projet C-63.

Le projet de loi est cependant fortement vulnérable au déclenchement d’une campagne électorale. Les troupes de Justin Trudeau sont minoritaires, et même si leur survie est pour l’instant assurée grâce à un accord avec le Nouveau Parti démocratique, des élections pourraient fort probablement survenir avant octobre 2025.

Le fait que les troupes de Justin Trudeau aient attendu d'être plus près de l'échéancier électoral pour agir pourrait empêcher un débat délicat de se faire sereinement et ouvrir la porte à la partisanerie. Selon nos sources, que le projet de loi soit adopté ou non, les libéraux ont l’intention de courtiser les communautés culturelles aux prochaines élections sur cette question, en faisant valoir qu’ils agissent pour les protéger des discours haineux en ligne.

Fannie Olivier
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