Une surpopulation de cerfs de Virginie a provoqué 103 collisions en trois ans avec des voitures à Montréal et menace la biodiversité d’un parc-nature à Anjou sans que les autorités s’en émeuvent.
Après Longueuil et Saint-Bruno-de-Montarville, Montréal est aux prises avec une surpopulation de cerfs de Virginie – appelés familièrement chevreuils – qui causent des problèmes de sécurité en plus d’affecter l’équilibre biologique des forêts publiques.
Sur les 103 accidents impliquant au moins un cerf de Virginie sur l’île de Montréal entre 2019 et 2022, 98 ont été géolocalisés par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) entre 2019 et 2022. De ce nombre:
- 61 ont eu lieu à l’est du boulevard Henri-Bourassa;
- 26 ont eu lieu sur le boulevard Henri-Bourassa;
- 21 ont eu lieu sur l’autoroute 40;
- 13 ont eu lieu sur la rue Sherbrooke.
Au cours de trois missions d’exploration sur place en cinq jours, la semaine dernière, Le Journal a constaté qu’une harde installée dans le Bois-d’Anjou, attenant au Golf métropolitain, a débordé vers les rues avoisinantes et même aux abords de l’autoroute Métropolitaine (la 40).
Aucun de ces accidents n’a causé de décès humains, mais la situation est assez sérieuse pour avoir justifié l’installation d’un panneau de signalisation du ministère des Transports et de la Mobilité durable.
Photo Mathieu-Robert Sauvé
Les cerfs sont si nombreux qu’on peut en photographier à partir du stationnement du magasin Costco, au coin des boulevards du Golf et des Sciences.
Photo Mathieu-Robert Sauvé
Presque quotidiennement
«Des chevreuils, j’en vois quotidiennement quand je viens marcher ici», lance Roger Leblanc, directeur des opérations chez Alpha Meat, une entreprise de salaison installée sur le boulevard du Golf, à Anjou.
Presque tous les midis, il enfile ses raquettes et sillonne le parc-nature du Bois-d’Anjou à la recherche d’un moment de tranquillité. Mais ce résident de Boucherville qui a identifié au moins quatre mâles adultes dans cette forêt au cours des derniers mois connaît l’effet de ces herbivores dans un écosystème.
«Ils broutent toute la journée, ce qui finit par avoir un effet sur la biodiversité», poursuit l’observateur.
Photo Mathieu-Robert Sauvé
C’est une réalité bien documentée par les biologistes. Un des impacts est la propagation incontrôlée d’une espèce exotique envahissante, comme le nerprun cathartique, doté de racines qui libèrent des composés chimiques qui empêchent la croissance d’autres espèces de plantes.
Le frêne, déjà décimé par l’agrile, est achevé par le cerf, qui apprécie ses feuilles. Le peuplier faux-tremble et le cerisier de Virginie souffrent également de la présence du cerf.
Photo Mathieu-Robert Sauvé
Comité d’experts
À la Ville de Montréal, l’entrevue demandée avec le responsable des grands parcs ou avec un biologiste capable d’expliquer clairement la position des gestionnaires nous a été refusée.
La relationniste Laurianne Tardif a répondu par courriel à nos questions en mentionnant qu’un «comité technique et scientifique» a été créé en septembre 2022 pour «répondre à la problématique de la surabondance des cerfs de Virginie dans l’Est de Montréal». Impossible de connaître la composition de ce comité.
Dans un rapport daté de mars 2021 obtenu grâce à la Loi sur l’accès à l’information, des biologistes spécialisés de l’Université Laval ont pourtant clairement exposé le problème et recommandé l’abattage de 40 cerfs dans le parc-nature de la Pointe-aux-Prairies, d’où provient la harde d’Anjou selon toute vraisemblance. Il s’agissait d’un traitement choc sur un troupeau de 55 têtes.
Rien n’a été fait jusqu’à maintenant, confirme Mme Tardif.
Les chercheurs mentionnent que les cerfs de la Pointe-aux-Prairies, où ils sont en surabondance, peuvent s’échapper le long d’une voie ferrée menant directement au Bois-d’Anjou. Le représentant du Journal a d’ailleurs surpris deux cerfs et aperçu de nombreuses traces à cet endroit.
Ce rapport évoquait le problème des collisions routières impliquant des cerfs de Virginie dans l’est de Montréal, connu depuis 2011.
Photo Mathieu-Robert Sauvé
La saga des cerfs de Longueuil
Les cerfs du parc Michel-Chartrand, à Longueuil, qui étaient au nombre de 32 en 2017, se sont reproduits, et on en compte aujourd’hui 117. En 2020, la mairesse avait annoncé la capture et l’euthanasie d’une quinzaine de cerfs, décision qui a été modifiée en faveur du déplacement des cerfs. Mais cette approche a été rejetée par un comité d’éthique. Il a fallu tout reprendre à zéro.
En décembre dernier, la Ville de Longueuil a présenté un nouveau plan consistant à l’abattage, mais l’organisme Sauvetage Animal Rescue s’y est opposé jusqu’en Cour supérieure. Celle-ci puis la Cour d’appel ont rejeté ses arguments et donné le feu vert à la Ville pour abattre jusqu’à 100 bêtes.
Menacées de mort pour avoir annoncé l’abattage
Les solutions pour éviter les effets d’une surpopulation de chevreuils existent, mais elles sont impopulaires auprès de la population.
«On peut comprendre l’hésitation des élus qui doivent tenir compte de l’acceptation sociale, mais l’abattage d’une partie de la harde est la seule solution réaliste à la prolifération des cerfs de Virginie en zone urbaine», lance au bout du fil Maxime Pedneaud-Jobin, analyste politique et ancien maire de Gatineau, qui défend sans détour cette approche.
À plusieurs reprises entre 2021 et 2023, les mairesses de Longueuil, Sylvie Parent puis Catherine Fournier, ont reçu des menaces de mort de la part de personnes opposées à l’abattage des cerfs en surabondance dans le parc Michel-Chartrand. La Sûreté du Québec a mené des enquêtes sur ces menaces.
Pas moins de 55 000 chevreuils sont tués chaque année par des chasseurs au Québec sans soulever l’indignation, ajoute-t-il.
Les solutions de remplacement à l’abattage existent, mais elles sont difficilement applicables, selon le vétérinaire spécialisé dans la faune Stéphane Lair, professeur à l’Université de Montréal. «Il n’est pas impossible de stériliser les femelles, mais c’est extrêmement coûteux et complexe. Ça s’est fait dans quelques parcs urbains aux États-Unis. Mais la question c’est: pourquoi?»
À son avis, il faut procéder comme dans les parcs du mont Saint-Bruno et des Îles-de-Boucherville, où près de 400 cerfs ont été abattus sans tambour ni trompette. Plusieurs plaintes de citoyens affirmant que les cerfs mangeaient leurs jardins ou leurs haies s’ajoutaient aux arguments liés aux méfaits écologiques des cervidés.
Selon les experts de l’Université Laval qui ont étudié le cas du parc de la Pointe-aux-Prairies, la pire des méthodes est de «laisser faire la nature». Cette approche ne contribue pas à réduire les effets négatifs sur les aménagements paysagers, la sécurité routière ou la transmission de zoonoses, et reporte les coûts vers les générations futures.
C’est celle qui a été appliquée jusqu’à maintenant à Montréal.