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Canada (Procureur général) c. Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, 2023 CF 267 (CanLII)

Date :
2023-02-27
Numéro de dossier :
T-454-22
Référence :
Canada (Procureur général) c. Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, 2023 CF 267 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jw7pm>, consulté le 2024-03-28

Date : 20230227


Dossier : T-454-22

Référence : 2023 CF 267

Vancouver (Colombie Britannique), le 27 février 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh)

défendeur

et

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] La présente demande de contrôle judiciaire a comme toile de fond la relation historique trouble entre les Premières Nations et les divers corps de police non-autochtones à travers le pays.

[2] Elle vise la Politique sur la police des premières Nations [Politique], adoptée par le gouvernement fédéral en réponse aux études et rapports qui concluent que les services policiers non-autochtones sont non seulement inadéquats pour les Premières Nations, mais qu’ils leurs sont préjudiciables; elle vise plus particulièrement le Programme des services policiers des Premières Nations [PSPPN], mis en place pour donner effet à la Politique.

[3] Le Procureur général du Canada [PGC] demande à la Cour d’intervenir et de casser la décision du Tribunal canadien des droits de la personne, par laquelle le Tribunal conclut que les Pekuakamiulnuatsh, membres de la communauté de Mashteuiatsh, ont subi un traitement défavorable dans le cadre de l’application du PSPPN, en raison de leur race et de leur origine ethnique, au sens de l’alinéa 5 b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [LCDP].

[4] Ce traitement défavorable découle, selon le demandeur, de l’insuffisance du financement accordé à la Première Nation pour le maintien de son propre corps policier, résultant en un service inadéquat et incomparable à ceux fournis aux communautés non-autochtones, et en un important déficit annuel.

II. La décision sous étude

A. Questions préliminaires

[5] Avant d’amorcer son analyse de la plainte, le Tribunal dispose de quelques questions préliminaires soulevées par le PGC.

[6] D’abord, le PGC plaidait que la demande de la Première Nation n’était ni plus ni moins qu’une attaque oblique à la Loi sur la Police, RLRQ, c P-13.1 [LSP], loi provinciale sur laquelle le Tribunal n’a pas compétence. Cet argument, qui est repris devant la Cour, est rejeté par le Tribunal. Nous y reviendrons plus loin.

[7] Le PGC plaidait ensuite que la décision de la Cour supérieure dans le dossier Takuhikan c Procureur général du Québec, 2019 QCCS 5699 [Takuhikan CSQ] avait l’autorité de la chose jugée et disposait des questions dont le Tribunal était saisi. Selon le PGC, la Première Nation invoquait devant le Tribunal les mêmes arguments fondés sur les obligations de la Couronne de négocier de bonne foi et d’agir avec honneur dans ses relations avec les Premières Nations, que ceux soulevés devant la Cour supérieure du Québec et rejetés par elle.

[8] Le Tribunal a également rejeté cet argument préliminaire au motif qu’entre les deux instances, il n’y avait ni identité de questions en litige, ni identité de parties; il a également indiqué qu’il ne se prononcerait pas sur l’obligation de la Couronne d’agir avec honneur à l’égard des Premières Nations puisque la Cour supérieure du Québec en avait disposé et avait rejeté cet argument.

[9] Or, depuis l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour d’appel du Québec a renversé la décision de la Cour supérieure (Takuhikan c Procureur général du Québec, 2022 QCCA 1699 [Takuhikan CAQ], demande de pourvoi à la CSC déposée par le PG Québec seulement) et a conclu que l’honneur de la Couronne était en jeu. Nous reviendrons plus loin sur l’impact de cette dernière décision sur la présente affaire.

B. Analyse de la plainte

[10] Le Tribunal énonce d’abord la marche à suivre pour conclure en l’existence d’un acte discriminatoire au sens de l’article 5 b) de la LCDP, soit l’existence i) d’un motif de distinction illicite protégé par la LCDP, ii) d’un traitement défavorable dans la fourniture d’un service généralement destiné au public, et iii) d’un lien entre le motif de distinction illicite et la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au para 33).

(1) 1er volet du test de Moore

[11] Le Tribunal ne s’attarde évidemment pas très longtemps sur le premier volet de ce test; il n’est pas contesté que le demandeur, et tous les autres membres de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, possèdent l’une des caractéristiques personnelles énumérées à l’article 3 de la LCDP et qui constituent un motif de distinction illicite, soit celle de la race et de l’origine nationale ou ethnique.

(2) Second volet du test de Moore

[12] Le Tribunal débute ensuite son analyse du second volet du test de Moore par une mise en contexte du PSPPN, des services policiers autochtones et, plus généralement, des services policiers offerts dans la province de Québec.

[13] Le Tribunal considère dans leur ensemble le Rapport de maintien de l’ordre dans les réserves indiennes paru en 1990 [Rapport de 1990] et le Rapport final de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics: écoute, réconciliation et progrès (2019) [Rapport Viens] et les juge pertinents et probants dans la démonstration de l’existence de discrimination. Le premier met en contexte la création du PSPPN alors que le second offre une perspective historique des doléances autochtones à l’égard des services de police non-autochtones.

[14] Le Tribunal considère l’interaction qui existe entre les compétences constitutionnelles et juridiques du fédéral et des provinces et territoires et reconnait que le fédéral possède la latitude nécessaire pour définir les responsabilités qu’il entend endosser relativement aux services policiers dans les réserves. Il constate toutefois que le fédéral a choisi de laisser le champ libre aux provinces et de plutôt contribuer financièrement aux services policiers autochtones.

[15] Le Tribunal énonce les principes directeurs et objectifs de la Politique et retient ce qui suit comme étant les plus pertinents aux fins des questions qu’il a à trancher :

i) Les Premières Nations devraient avoir accès à des services de police adaptés à leurs besoins et égaux en qualité et en quantité aux services dont bénéficient les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables;

ii) Les Premières Nations devraient avoir leur mot sur le niveau et la qualité des services qui leur sont fournis, le modèle devant par ailleurs demeurer aussi économique que possible;

iii) Les policiers des Premières Nations devraient avoir les mêmes responsabilités et pouvoirs que les policiers au non-autochtones;

iv) Les services policiers devraient être fournis par un nombre adéquat de policiers ayant des antécédents culturels et linguistiques semblables à ceux des collectivités visées afin d’assurer des services efficaces et adaptés aux cultures.

[16] Cela dit, la Politique prévoit que le financement se fait par des accords tripartites entre le fédéral, le provincial et les communautés autochtones, lesquels repartissent la responsabilité financière entre le fédéral et la province concernée à 52% et 48% respectivement.

[17] Au Québec, la LSP prévoit que c’est la Sûreté du Québec [SQ] qui a compétence sur tout le territoire. À défaut d’avoir un service policier autochtone, la SQ offre donc le service sur les réserves. L’article 90 de la LSP permet au gouvernement du Québec de conclure des ententes visant la mise sur pied d’un corps policier autochtone. Si la communauté se prévaut de cette possibilité, la Politique s’applique et une entente tripartite est conclue.

[18] Le Règlement sur les services policiers que les corps de police municipaux et la Sûreté du Québec doivent fournir selon leur niveau de compétence, RLRQ, c. P-13.1, r.6 prévoit six niveaux de services pour les corps de police constitués en vertu de la LSP. Un corps de police municipal doit fournir, sur le territoire relevant de sa compétence, les services de l’un des six niveaux de services, allant du niveau un pour les municipalités de moins de 100 000 habitants jusqu’au niveau cinq pour les municipalités de plus de 1 000 000 d’habitants. Le sixième niveau est offert exclusivement par la SQ.

[19] La communauté de Mashteuiatsh a choisi de se doter de son service de police, administré par la nation et qui représente pour ses membres qui en sont fiers la protection et la sécurité, concepts qui existaient déjà à l’aube de la Nation. Elle a signé sa première entente en vertu du PSPPN en 1996. Diverses ententes se sont ensuite succédées pour des termes allant de 1 à 5 ans, la dernière ayant un terme de 2018 à 2023.

[20] Dans ses arguments finaux devant le Tribunal, le PGC a concédé que Sécurité publique Canada fournit à la Première Nation un service au sens de la LCDP et ce, par la mise en œuvre et l’application du PSPPN; il a également concédé que les services offerts aux Premières Nations qui vivent sur des réserves seront influencés par le financement qui leur est alors versé. Il conteste toutefois le fait que le plaignant ait subi un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture de ce service.

[21] Le Tribunal poursuit ensuite son analyse en se fondant sur deux arrêts clés en la matière: Gould c Yukon Order of Pioneers, 1996 CanLII 231 (CSC), [1996] 1 RCS 571 et Watkin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 170. Il retient d’abord que la question de l’applicabilité de l’article 5 de la LCDP est une question juridique qui relève de sa compétence.

[22] Cela dit, une fois que le Tribunal a conclu qu’il est en présence d’un service au sens de l’article 5 de la LCDP, le Tribunal doit déterminer si le service crée une relation publique entre le fournisseur du service et son utilisateur. À cela, il répond par l’affirmative en précisant que le service s’inscrit bien dans la mise en œuvre du PSPPN par l’intimée, et non par la fourniture directe des services de police autochtone dans les réserves; le Tribunal réfère à cet égard à sa décision dans l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2. Il ajoute toutefois que la mise en œuvre du PSPPN dépasse le financement puisque Sécurité publique Canada assure également une surveillance du programme, apporte une aide connexe aux Premières Nations et demande une reddition de compte.

(3) 3e volet du test de Moore

[23] Il s’agissait ici de déterminer si les membres de la Première Nation ont subi un traitement défavorable fondé sur leur race et leur origine nationale ou ethnique à l’occasion de la fourniture de ce service. La Première Nation plaidait que trois éléments clés sont constitutifs de discrimination dans la fourniture du service, à savoir le financement lui-même, la durée des ententes et le niveau des services policiers offerts aux membres de la communauté de Mashteuiatsh.

[24] Compte tenu du lien étroit entre le financement et le niveau de service, le Tribunal combine l’analyse de ces deux éléments. Il dispose pour ce faire d’une volumineuse preuve documentaire produite devant lui, incluant la transcription de la preuve administrée par la Cour supérieure dans Takuhikan CSQ.

[25] Le Tribunal constate d’abord que les accords de 1996 à 1999 prévoyaient un contingent de sept policiers, huit de 1999 à 2004, dix pour les années 2004 à 2008 et onze de 2008 à 2015. Il constate également que d’année en année, la Première Nation s’est retrouvée en situation de déficit budgétaire. Tous étaient alors conscients que les sommes étaient insuffisantes, mais la réponse des gouvernements fédéral et provincial était simple : il n’y a pas plus d’argent dans l’enveloppe et lorsque l’enveloppe est vide, elle est vide. Les déficits étaient absorbés par la Première Nation à même son fonds autonome, lequel sert normalement de levier économique pour la communauté. La Première Nation n’a d’autre choix que de puiser dans ce fond puisqu’elle ne peut percevoir de taxes au même titre qu’une municipalité.

[26] En résumé, le niveau de financement qui découle de l’application du PSPPN ne permet pas à la police de Mashteuiatsh d’offrir une couverture policière de niveau égal à celle qu’offrent les autres corps de police non-autochtones. La preuve démontre que le corps policier autochtone de Mashteuiatsh n’a jamais été en mesure d’offrir à sa population des services policiers de niveau un — au sens du règlement — et ce malgré ses demandes répétées à cet effet.

[27] Le Tribunal constate que l’article 70 de la LSP prévoit que les niveaux de service de base s’appliquent aux corps de police municipaux ainsi qu’à la SQ, et non aux services de police autochtones, et que les ententes tripartites ne prévoient pas précisément un niveau de service minimal. Cependant, tant les ententes tripartites successives que l’article 93 de la LSP prévoient que la mission et les responsabilités des corps de police autochtones sont essentiellement les mêmes que celles des autres corps de police du Québec; maintenir la paix, répondre aux appels d’urgence, veiller à la conduite d’enquêtes, mettre en œuvre des mesures et des programmes de prévention de la criminalité, etc. Ils sont liés par les mêmes principes directeurs et ont le même rôle.

[28] Le Tribunal conclut donc qu’il est légitime et raisonnable pour la communauté de Mashteuiatsh, en raison de cette similitude, de vouloir offrir à ses membres un niveau de services comparable à celui offert aux autres citoyens du Québec. Or, bien que les policiers de Mashteuiatsh ont en principe les mêmes pouvoirs et devoirs que leurs collègues non-autochtones, ainsi que la même formation initiale, ils doivent faire face à des défis particuliers par manque d’équipement et de ressources.

[29] Le Tribunal rejette donc l’argument du PGC à l’effet que le niveau de service du corps policier de Mashteuiatsh n’a pas à être de niveau un et que c’est plutôt la SQ qui a cette responsabilité sur tout le territoire du Québec.

[30] Il rejette également l’argument voulant que de toute façon, la SQ palie au manque de service dans la communauté. Cet argument ne tient aucunement compte des problèmes de discrimination historique et systémique, pas plus qu’il ne tient compte de l’objectif de la Politique et du PSPPN qui visent l’autosuffisance et l’autonomie gouvernementale des Premières Nations.

[31] En somme, le Tribunal rejette l’argument voulant que le PSPPN ne soit qu’un programme de financement ou de contributions et que le gouvernement canadien n’ait pas l’obligation de financer entièrement les services de police autochtone. À « partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination » (Eldridge c Colombie-Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 RCS 624, au para 73).

[32] Finalement, le Tribunal rejette les arguments du PGC voulant que la communauté de Mashteuiatsh se trouve, à certains égards, dans une meilleure position que les communautés non-autochtones; elle a la possibilité de constituer son propre corps de police alors qu’elle a une population inférieure à 50 000 habitants; elle n’a pas à payer les services supplétifs offerts par la SQ et, globalement, elle a amélioré son sort depuis l’adoption du PSPPN. Se fondant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, le Tribunal conclut qu’il n’a pas à effectuer une quelconque analyse comparative entre des groupes ayant des caractéristiques identiques ou similaires dans son analyse de l’égalité réelle. Il estime qu’il est difficile, voire impraticable, de comparer les Premières Nations entre elles ou avec d’autres groupes au Canada en raison de la position unique qu’elles occupent (Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général)), 2012 CF 445, aux paras 337 et 340, conf par 2013 CAF 75. La notion d’égalité réelle vise à évaluer la situation véritable du groupe visé et le risque que la mesure contestée aggrave la situation (Landry c Première Nation des Abenakis de Wolinak, 2021 CAF 197, au para 91).

[33] Le Tribunal conclut que la mise en œuvre du PSPPN perpétue la discrimination existante et que l’objectif d’égalité réelle n’est pas atteint au moyen du PSPPN, en raison de sa structure même. Selon lui, la subtile odeur de discrimination se manifeste dans le choix qui s’impose à la Première Nation dans les circonstances : soit ils acceptent un service non-autochtone non adapté à leurs besoins, us et coutumes, soit ils se contentent d’un service de niveau inférieur. Cette absence de véritable choix ne fait que perpétuer la dépendance de la communauté envers les autres paliers de gouvernement.

[34] En ce qui concerne l’effet discriminatoire créé par la durée limitée des ententes tripartites, le Tribunal constate que cette question est intimement liée à la question du financement; la courte durée des ententes rendait la situation précaire, mais elle laissait la porte ouverte à une amélioration du financement à court terme. Le Tribunal constate que malheureusement, les espoirs de la communauté sont demeurés vains en conséquence justement de la mise en œuvre déficiente du PSPPN.

[35] Le Tribunal conclut donc que la Première Nation a rencontré son fardeau de preuve, c’est-à-dire qu’elle a démontré l’existence prima facie de discrimination.

(4) Moyens de défenses du PGC

[36] Le Tribunal rejette la défense du PGC fondée sur le paragraphe 16(1) de la LCDP, et conclut que le PSPPN n’est pas un programme de promotion sociale. S’il fallait retenir la position du PGC, la défense fondée sur le paragraphe 16(1) de la LCDP deviendrait une défense absolue puisque n’importe quel programme avec un quelconque effet positif serait exempté de l’application de l’article 5 de la LCDP. Pour le Tribunal, le paragraphe 16(1) vise à empêcher la contestation de programmes sociaux par des personnes ou groupes de personnes non visés par ces programmes et qui pourraient plaider qu’ils sont discriminatoires à leur endroit.

[37] Le Tribunal conclut que le moyen de défense invoqué par le PGC contrecarre l’essence même de la LCDP et il le rejette.

[38] Le Tribunal conclut donc qu’il existe un motif de distinction illicite protégé par la LCDP, qu’il existe un traitement défavorable dans la fourniture d’un service, et que le motif de distinction illicite est l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable. Il juge la plainte de la Première Nation bien fondée et reporte à plus tard la détermination de la réparation appropriée.

III. Les questions en litiges

[39] À mon sens, cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le Tribunal a-t-il erré en concluant qu’il avait compétence pour trancher la plainte de la Première Nation?

  3. Quelle est l’impact de la décision Takuhikan CAQ sur la présente demande?

  4. Le Tribunal a-t-il erré en concluant que la Première Nation a fait l’objet de discrimination fondée sur un motif illicite dans la fourniture d’un service, au sens de l’article 5 de la LCDP?

IV. L’analyse de la Cour

A. Quelle est la norme de contrôle applicable?

[40] Dans son mémoire des faits et du droit, le PGC plaide que la norme applicable aux questions soulevées par cette demande est celle de la décision raisonnable, à l’exception i) de la question à savoir s’il existe une obligation positive pour l’État d’éliminer entièrement toute forme d’inégalité sociale, et ii) de l’attaque oblique alléguée à la LSP. Selon le PGC, la première de ces questions en est une de droit générale qui est d’une importance fondamentale, de grande portée et susceptible d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 59). La seconde concerne la délimitation des compétences respectives des organismes administratifs (Vavilov aux paras 63-64). Dans les deux cas, la norme de la décision correcte devrait s’appliquer.

[41] Lors de l’audition de la cause, le PGC a introduit un nouvel argument en faveur de l’application de la norme de la décision correcte à toutes les questions soulevées par cette demande. Le PGC a invoqué l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30 [SOCAN], rendu une semaine après le dépôt de son Dossier du demandeur, et par lequel la Cour introduit une nouvelle exception à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable.

[42] Avant d’analyser cette nouvelle exception énoncée dans SOCAN, je vais me pencher sur les deux exceptions de Vavilov initialement plaidées par le PGC.

[43] Dans Vavilov, la Cour suprême affirme que « [le] cadre d’analyse révisé de la norme de contrôle repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » (Vavilov, au para 16).

[44] La Cour détermine que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est réfutée lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, plus précisément dans les cas suivants :

C’est le cas pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, au para 17).

[45] D’abord, la question à savoir s’il existe une obligation positive pour l’État d’éliminer entièrement toute forme d’inégalité sociale n’en est pas une, à mon sens, dont le Tribunal était saisi, pas plus qu’elle n’en est une soulevée par la présente demande. Le Tribunal ne se prononce pas sur tous les programmes fédéraux revêtant des aspects de promotion sociale, mais bien sur un service rendu à la Première Nation. Comme nous le verrons plus loin, le PGC évacue de son analyse toute obligation qu’aurait le gouvernement fédéral à l’endroit des Premières Nations afin d’assimiler le PSPPN à un programme de promotion sociale. L’analyse du Tribunal, comme celle de la Cour, ne porte sur rien d’autre que l’application du PSPPN à la Première Nation de Mashteuiatsh, à la lumière de la volumineuse preuve présentée devant le Tribunal.

[46] En ce qui concerne l’attaque oblique alléguée à la LSP, je suis également d’avis que le PGC distorsionne le débat afin de justifier une analyse plus rigoureuse des motifs du Tribunal par la Cour. Le Tribunal n’a ni interprété ni attaqué la LSP. Il reconnait les champs de compétence respectifs des deux paliers de gouvernement et note que pour que le PSPPN s’applique dans une province ou un territoire, la création d’un corps policier autochtone doit être permise par cette province ou ce territoire. Par ailleurs, le PSPPN lui-même énonce comme barème ou comparateur le niveau des services policiers offerts dans les communautés environnantes. Le PSPPN, un programme fédéral, ne peut donc pas être appliqué sans une référence aux lois provinciales. Il ne s’agit pas d’une quelconque attaque oblique, mais plutôt d’un renvoi.

[47] Mais il y a plus, dans Vavilov, la Cour suprême met fin à la reconnaissance des questions de compétence comme une catégorie distincte devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov, au para 65); elle restreint l’application de la norme de la décision correcte à la délimitation des compétences respectives de divers organismes administratifs (Vavilov, au para 63). Cette exception est donc inapplicable en l’espèce.

[48] Revenons maintenant à la nouvelle catégorie de questions justifiant l’application de la norme de la décision correcte récemment énoncée par la Cour suprême dans l’affaire SOCAN, soit lorsque les tribunaux administratifs et les cours de justice ont une compétence concurrente en première instance. Voici comment la Cour s’exprime à ce sujet :

[39] Troisièmement, cette catégorie de questions appelant la norme de la décision correcte peut être définie avec précision. Elle s’appliquera lorsque les cours de justice et les organismes administratifs ont compétence concurrente en première instance sur une question de droit dans une loi. Ces situations sont rares. « Il semble n’y avoir de compétence concurrente en première instance que sous le régime des lois sur la propriété intellectuelle, le législateur ayant conservé la compétence de la cour de justice malgré celle accordée au tribunal administratif ». Les organismes administratifs continueront également de bénéficier de la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable dans d’autres circonstances. La décision de la Commission sur les taux tarifaires, par exemple, continuera d’être assujettie à la norme de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question qui relève de la compétence exclusive de la Commission. [référence omise]

[49] Le PGC soutient qu’une telle compétence concurrente existe entre les Cours supérieures et le Tribunal; il appuie son argument sur la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Singh c Montréal Gateway Terminals Partnership (CP Ships Ltd. / Navigation CP ltée), 2016 QCCS 4521, conf par 2019 QCCA 1494, demande de pourvoi à la CSC refusée, 38916 (30 avril 2020). Le PGC plaide que dans Singh, la Cour supérieure du Québec a justement exercé sa compétence et s’est prononcée sur les allégations de discrimination au sens de l’article 5 de la LCDP. Non seulement nous verrons que ce n’est pas le cas, mais la nouvelle exception s’applique uniquement lorsque la loi elle-même accorde une compétence concurrente, en première instance, à une cour de justice et à un tribunal administratif. La LCDP n’accorde aucune compétence en première instance, ni à cette Cour ni aux Cours supérieures des provinces, pour disposer d’une plainte fondée sur son article 5. Cette Cour exerce plutôt une compétence exclusive en contrôle judiciaire des décisions rendues en première instance par le Tribunal. Il s’agit de deux rôles fort distincts.

[50] Le PGC plaide que dans l’affaire Singh, la Cour supérieure se penche sur une allégation de discrimination fondée sur l’article 5 de la LCDP, exerçant de ce fait une compétence concurrente sur la matière. Toutefois et comme le fait remarquer le juge André Prévost, les demandeurs n’invoquaient pas, ni ne fondaient leur recours sur la LCDP :

[112] Les demandeurs fondent leur recours exclusivement sur l’application de certaines dispositions de la Charte canadienne et de la Charte québécoise.

[51] C’est le juge lui-même qui indique, en obiter, que sa conclusion serait la même qu’il applique la Charte canadienne, la Charte québécoise ou encore la LCDP. Il ajoute toutefois ce qui suit :

[138] Soulignons, par ailleurs, que les demandeurs ne se sont pas prévalus des droits que leur confère la loi, soit d’initier une demande ou plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.

[52] Plutôt que de soutenir les arguments du PGC, les motifs du juge Prévost les contredisent. À mon sens, l’affaire SOCAN ne trouve aucune application en l’instance et la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions soulevées par cette demande de contrôle judiciaire.

B. Le Tribunal a-t-il erré en concluant qu’il avait compétence pour trancher la plainte de la Première Nation?

[53] Le PGC plaide que le Tribunal a outrepassé sa compétence en concluant qu’une loi provinciale, en l’occurrence la LSP, avait des effets discriminatoires. Pour le PGC, le Tribunal s’arroge le pouvoir de décider qui doit fournir un service de police de niveau un sur les territoires des Premières Nations.

[54] D’abord et tel qu’indiqué plus haut, c’est la Politique et le PSPPN eux-mêmes qui renvoient aux diverses législations provinciales et territoriales lorsqu’ils prévoient la mise en place de services policiers autochtones dans les provinces et territoires qui le permettent, et lorsqu’ils énoncent que l’objectif est d’offrir aux Premières Nations un service policier égal « en qualité et en quantité aux services dont bénéficient les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables ». Un examen de ces diverses lois provinciales et territoriales est donc nécessaire afin de déterminer, d’une part, si la création d’un service policier autochtone est permise et, d’autre part, avec quel niveau de service y a-t-il lieu de comparer. Personne ne remet en question la structure de la LSP, ni la compétence du Québec en matière d’administration de la justice.

[55] Toutefois, personne ne remet en question non plus la compétence et les responsabilités du fédéral en matière autochtone et le fait que la Politique et le PSPPN s’inscrivent dans l’exercice de celles-ci.

[56] La Première Nation ne contest pas la compétence de la SQ sur son territoire, ce qui serait une attaque indirecte à la LSP. Elle plaide plutôt que son service policier devrait être en mesure d’offrir le service de base qu’offrent les autres corps policiers aux municipalités avoisinantes, lequel se traduit au Québec comme le service de niveau un défini à la LSP. La Première Nation ne conteste pas qu’elle devra avoir recours aux services de la SQ pour les services policiers de niveaux supérieurs, au même titre que les municipalités avoisinantes.

[57] À mon sens, le PGC soulève un faux problème et son argument doit être rejeté.

C. Quelle est l’impact de la décision Takuhikan CAQ sur la présente demande?

[58] Tel qu’indiqué plus haut, depuis l’audition de la présente demande, la Cour d’appel du Québec a renversé la décision de la Cour supérieure du Québec ayant rejeté l’action en dommages de la Première Nation contre le PGC et le Procureur général du Québec. La Première Nation demandait essentiellement qu’on lui rembourse le déficit accumulé depuis la mise en application du PSPPN, selon la répartition de la responsabilité financière respective de chaque palier de gouvernement.

[59] Puisque les tribunaux du Québec se sont penchés essentiellement sur la même preuve que celle soumise au Tribunal, j’ai invité les parties à me faire part de leurs observations quant à l’impact de Takuhikan CAQ sur la présente demande.

[60] Sans grande surprise, elles ont changé de position depuis l’audition de la demande. Le PGC qui m’invitait alors à considérer sérieusement Takuhikan CSQ me demande maintenant d’ignorer Takuhikan CAQ. De son côté, la Première Nation, qui tentait de passer Takuhikan CSQ sous silence lors de l’audition de la demande, plaide maintenant que Takuhikan CAQ est une décision convaincante qui milite en faveur d’une plus grande déférence à l’égard de la décision du Tribunal.

[61] Il est important de préciser que le PGC a présenté une requête préliminaire en rejet au Tribunal, pour motif de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le Tribunal a rejeté cette requête et conclu que bien que les faits ayant donné lieu aux deux instances soient essentiellement les mêmes, les questions à trancher sont différentes. Le Tribunal était appelé à déterminer l’existence ou non de discrimination, alors que la Cour supérieure devait déterminer si les procureurs généraux avaient manqué à leur devoir de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir leurs obligations de fiduciaire à l’égard des Premières Nations.

[62] Cela dit, dans Takuhikan CSQ le premier juge a fondé son analyse sur le droit des contrats, tel qu’il s’applique au Québec, et a rejeté l’ensemble des arguments constitutionnels de la Première Nation. Il a fait fi de l’historique de discrimination qui a mené à l’adoption de la Politique et à la mise en place du PSPPN; il a même maintenu une objection à la preuve concernant la production de certains rapports, dont le Rapport de 1990 et le Rapport Viens, mais également des rapports qui font état qu’en pratique, les ententes tripartites souffrent de lacunes importantes sur le plan du financement. Le premier juge note que les ententes tripartites prévoient que la Première Nation est responsable des déficits, il conclut qu’il ne s’agit pas de contrats d’adhésion et que la preuve ne lui permet pas de conclure à la mauvaise foi des gouvernements dans leurs négociations. Il rejette donc la demande.

[63] Pour les motifs du juge Jean Bouchard et les motifs concurrents de la juge Marie-France Bich, la Cour d’appel du Québec accueille le pourvoi à l’unanimité et condamne les procureurs généraux à rembourser à la Première Nation les déficits accumulés au cours des années.

[64] La Cour d’appel reprend d’abord l’historique des divers évènements ayant mené à l’adoption de la Politique et du PSPPN, elle fait état des objectifs et principes qui y sont énoncés et elle cite les clauses qui ont trait au financement du programme; la responsabilité financière est partagée à 52% - 48% entre le fédéral et le provincial et la Première Nation est responsable des déficits, le cas échéant.

[65] Contrairement au premier juge, la Cour d’appel fonde essentiellement son analyse sur le principe de l’honneur de la couronne et sur ses obligations fiduciaires à l’égard des Premières Nations — quoique la juge Bich ajoute que le premier juge a également omis de tenir compte de certaines dispositions du Code civil du Québec dans son analyse des obligations contractuelles de la Couronne. Pour la Cour, les ententes tripartites ne suffisent pas à elles seules à trancher le litige dont elle est saisie.

[66] D’abord, étant d’opinion que l’état de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada portant sur l’obligation fiduciaire de la Couronne n’est pas fixée — les obligations découlant des ententes tripartites n’étant pas à première vue « de la nature d’une obligation de droit privé » (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, au para 85), la Cour considère hasardeux de faire reposer son analyse sur celle-ci.

[67] Dans son analyse de la question à savoir si le principe de l’honneur de la Couronne trouve application, la Cour fait d’abord une mise au point importante quant à l’allocation des ressources d’une Première Nation :

[103] Je crois donc que la question de l’allocation des ressources d’une Première Nation doit être analysée avant tout en fonction des besoins et des priorités établis par cette dernière et non pas en fonction de ceux qu’un gouvernement peut imposer à celle-ci. C’est ainsi que la Politique fédérale doit être appliquée, mais ainsi que nous allons le voir, ce n’est pas de cette façon qu’elle l’a été.

[68] Cela dit, la Cour est d’avis que la preuve démontre que le financement octroyé aux termes des ententes tripartites ne permettait pas à la Première Nation d’offrir aux membres de sa communauté une prestation de services conforme aux principes de la Politique, c’est-à-dire des services policiers « égaux en qualité et en quantité aux services dont bénéficient les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables » [référence omise]. Cela l’amène à conclure ainsi :

[118] En d’autres termes, en refusant de financer le corps de police de l’appelant de manière à permettre une prestation de services de même qualité que celle offerte aux non-autochtones, je suis d’avis que les intimés ont contrevenu à leur obligation d’agir honorablement et que le recours entrepris par l’appelant aurait dû être accueilli à la hauteur des sommes réclamées.

[69] Il est vrai, comme le reconnaît d’ailleurs la Première Nation, qu’une décision émanant d’une autre juridiction n’est pas contraignante en soi, selon la doctrine du stare decisis (Bilodeau-Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604 au para 107). Cependant, elle peut être persuasive (Bilodeau-Massé aux paras 107 et 152 et Canada (Procureur général) c Utah, 2020 CAF 224 au para 10, demande de pourvoi à la CSC refusée, 39582 (17 juin 2021)).

[70] Afin de déterminer la force persuasive d’une décision, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs incluant la nature du litige, la similarité du droit et des faits, la date de la décision, l’intelligibilité des motifs et la crédibilité des décideurs (Gerald L. Gall, The Canadian Legal System, 2e éd, Toronto, Carswell Legal Publications, 1983, à la p 220). La raisonnabilité et l’intelligibilité du raisonnement sont des facteurs particulièrement importants dans le cadre de cette analyse (Jean El Côté et Debra MacGregor, « Practical Legal Research », (2014) 52-1 Alta L Rev 145, à la p 153).

[71] Nul doute que ces facteurs ajoutent tous une force persuasive à la décision Takuhikan CSA.

[72] Par ailleurs, avant de conclure, le juge Bouchard fait un exercice similaire à celui que je suis appelée à faire et considère avec déférences les conclusions du Tribunal et son analyse de la preuve :

[119] Avant de conclure, je crois approprié de mentionner que M. Gilbert Dominique, chef de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, a également saisi le Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) d’une plainte alléguant avoir subi un traitement discriminatoire de la part de Sécurité publique Canada dans le cadre de la mise en application du PSPPN.

[120] Non seulement le cadre factuel servant de toile de fond à cette plainte est le même qu’en l’espèce, mais une bonne partie des transcriptions devant la Cour supérieure a été déposée pour valoir témoignage devant le TCDP. Or, ce dernier a accueilli la plainte de M. Dominique et conclu que les membres de sa communauté avaient fait l’objet de discrimination de la part de Sécurité publique Canada.

[121] Il importe de préciser cependant que l’analyse juridique du TCDP est fort différente de celle que le juge de la Cour supérieure a effectuée, les questions à trancher n’étant pas les mêmes. Partant, je suis pleinement conscient que le raisonnement suivi par le TCDP ne peut pas s’appliquer sans nuances à notre cas. De plus, il faut aussi le mentionner, la décision du TCDP a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire de la part du procureur général du Canada devant la Cour fédérale. Reste qu’il s’agit d’un fait juridique qui s’impose ici de par sa valeur probante [références omises].

[73] La même conclusion s’impose à moi. L’interprétation qu’a faite la Cour d’appel du Québec de la Politique et du PSPPN, ainsi que la portée qu’elle leur a donnée sont, à mon sens, fort convaincantes. Je les retiens pour les fins de mon analyse.

D. Le Tribunal a-t-il erré en concluant que la Première Nation a fait l’objet de discrimination fondée sur un motif illicite dans la fourniture d’un service, au sens de l’article 5 de la LCDP?

[74] D’abord, il est important de mentionner que la Première Nation n’attaque aucunement la Politique ou le PSPPN, mais bien l’interprétation et l’application que le gouvernement en fait. C’est dans la mise en œuvre du PSPPN par le biais des ententes tripartites successives que la Première Nation se dit victime de discrimination fondée sur un motif illicite.

[75] Les parties offrent une interprétation diamétralement opposée de la Politique et du PSPPN, ainsi que des obligations et responsabilités du gouvernement fédéral à l’égard des peuples autochtones. Le PGC invite la Cour à interpréter le PSPPN en faisant fi du contexte historique et de l’ensemble des obligations constitutionnelles qui incombent au fédéral à l’égard des Premières Nations.

[76] Or, il est bien connu que les débats judiciaires soulevant des questions touchant les autochtones doivent tenir compte de la perspective autochtone, ainsi que du contexte historique, social et juridique qui leur est propre (R c Ipeelee, 2012 CSC 13, au para 60; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada), 2016 QCCS 5133, aux paras 49, 52-53; R c Desautel, 2021 CSC 17, au para 12).

[77] Tenant compte de ces principes, je suis d’avis que le Tribunal ne commet aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour lorsqu’il conclut que la Première Nation a subi de la discrimination fondée sur un motif illicite dans la fourniture d’un service offert par le gouvernement fédéral. Le Tribunal a fait une analyse rigoureuse de la preuve et sa décision est cohérente et rationnelle, et elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable: soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[78] C’est à bon droit que le Tribunal rejette la position du PGC à l’effet que le PSPPN n’est qu’un programme de contribution au financement des divers corps policiers autochtones, ou encore qu’il ne sert qu’à bonifier les services de police offerts par les provinces. Cette interprétation est fondamentalement réductrice et elle ne tient aucunement compte du but et de la portée de la politique qui vise la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale. La Politique et le PSPPN permettent aux communautés autochtones qui le désirent de constituer leur propre corps policier, adapté à leurs besoins particuliers et conformes à des normes qualitatives et quantitatives acceptables. C’est la Politique elle-même qui prévoit que ces services devraient être égaux aux services dont bénéficient les communautés environnantes caractérisées par des conditions semblables. Quant au financement du programme, la Politique prévoit que le fédéral verse 52% alors que les provinces contribuent à hauteur de 48% de la contribution gouvernementale.

[79] Il est vrai que la Politique prévoit qu’on « demandera autant que possible aux collectivités des Premières Nations de payer une partie des coûts de leurs services de police, particulièrement en ce qui a trait aux services améliorés. »

[80] D’abord, on ne parle pas ici de services améliorés, mais bien de services de base, définis au Québec pour des communautés de moins de 50 000 habitants comme le service de niveau un prévu au règlement.

[81] Par ailleurs je suis d’avis, à l’instar de la Cour d’appel du Québec, que cette disposition doit tenir compte de l’autonomie de la Première Nation dans l’allocation et la gestion de ses ressources et que le gouvernement ne pouvait pas se fonder sur cette disposition pour s’immiscer dans la gestion des budgets de la Première Nation, ou encore afin de la forcer à puiser dans un fonds destiné à d’autres fins pour combler les déficits de financement du service policier. C’est pourtant ce que le gouvernement a fait.

[82] Je suis d’avis que l’interprétation par le PGC des obligations qui incombent au fédéral aux termes de la Politique et du PSPPN est mal fondée.

[83] Je suis également d’avis qu’il était raisonnable pour le Tribunal de conclure que la Première Nation a fait l’objet de discrimination fondée sur un motif illicite dans la fourniture d’un service, au sens de l’article 5 de la LCDP.

V. Conclusion

[84] Le PGC ne m’a pas convaincue que l’interprétation qu’a faite le Tribunal de la Politique et du PSPPN était déraisonnable. Il ne m’a pas non plus convaincue que le Tribunal aurait erré dans son analyse de ce que constitue de la discrimination au sens de l’article 5 de la LCDP; c’est à bon droit qu’il a conclu que la Première Nation a fait l’objet de discrimination pour un motif illicite dans la fourniture d’un service. Il n’y a donc aucun motif pour la Cour d’intervenir.


JUGEMENT dans T-454-22

LA COUR STATUE que :

  1. Cette demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Le Procureur général du Canada est condamné à payer au défendeur Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) les dépens au montant forfaitaire de 5 000$.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-454-22

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c GILBERT DOMINIQUE (de la part des Pekuakamiulnuatsh) ET COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 Fevrier 2023

 

COMPARUTIONS :

Pavol Janura

Vincent Veilleux

 

Pour le demandeur

 

Benoit Amyot

Audrey Poirier

 

Pour le défendeur

 

Daniel Poulin

Julie Hudson

 

Pour lA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Cain Lamarre

Roberval (Québec)

 

Pour le défendeur

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

Pour lA DÉFENDERESSE