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Chefs de police autochtones de l’Ontario c. Canada (Sécurité publique), 2023 CF 916 (CanLII)

Date :
2023-06-30
Numéro de dossier :
T-961-23
Référence :
Chefs de police autochtones de l’Ontario c. Canada (Sécurité publique), 2023 CF 916 (CanLII), <https://canlii.ca/t/k14qp>, consulté le 2024-05-09

Date : 20230630


Dossier : T-961-23

Référence : 2023 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 30 juin 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CHEFS DE POLICE AUTOCHTONES DE L’ONTARIO

plaignants / requérante

et

SÉCURITÉ PUBLIQUE CANADA

intimé

et

ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS

intervenante

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les plaignants, les Chefs de police autochtones de l’Ontario [Indigenous Police Chiefs of Ontario, IPCO], déposent une requête urgente en vue d’obtenir des mesures de réparation interlocutoires en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [Loi sur les Cours fédérales]. La requête découle de la mise en œuvre d’un programme fédéral géré par le gouvernement du Canada [Canada] par l’intermédiaire de Sécurité publique Canada [SPC], à savoir le Programme des services de police des Premières Nations et des Inuits [PSPPNI]. Aux termes du PSPPNI, des ententes de financement des services de police autochtones autogérés sont conclues entre les gouvernements provinciaux et fédéral et les Premières Nations.

[2] Le 29 mars 2023, l’IPCO a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [LCDP], dans laquelle elle allègue que le PSPPNI et les modalités qu’il impose quant au financement des services de police autochtones donnent lieu à de la discrimination [plainte].

[3] Dans la présente requête, l’IPCO sollicite un jugement déclaratoire et une injonction à l’encontre de l’intimé, SPC, afin de neutraliser les effets discriminatoires qui, selon elle, seraient engendrés par le PSPPNI et d’obliger SPC à poursuivre le financement de trois services de police autochtones autogérés. Il s’agit du Treaty Three Police Service [T3PS], du Anishinabek Police Service [APS] et du UCCM Anishnaabe Police Service [UCCM] [ensemble, les trois services de police]. L’IPCO affirme que SPC a refusé d’entamer des négociations de bonne foi avec un certain nombre de services de police autochtones autogérés avant le terme des ententes de financement, ce qui a entraîné la perte du financement accordé au T3PS, à l’APS et à l’UCCM à compter du 31 mars 2023. L’IPCO soutient en outre que la perte de financement des trois services de police entraînera de manière imminente la cessation des services de police dans 45 collectivités autochtones, d’où la nécessité de rendre des ordonnances interlocutoires pour empêcher le préjudice irréparable qu’une telle situation causera inévitablement aux populations autochtones vivant dans ces collectivités.

[4] Plus précisément, l’IPCO demande à la Cour de rendre une ordonnance mandatoire enjoignant à SPC de rétablir immédiatement le financement des trois services de police dont le financement au titre du PSPPNI a expiré le 31 mars 2023, ainsi qu’une ordonnance prohibitive enjoignant à SPC de suspendre les effets de l’article 6 des modalités relatives au financement des services de police des Premières Nations et des Inuits [Modalités], ou qu’elle libère les services de police T3PS, APS et UCCM de l’obligation de se conformer aux exigences de cet article.

[5] Selon l’IPCO, la Cour est compétente pour prononcer l’injonction sollicitée en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, et la demande d’injonction satisfaite à chaque volet du critère conjonctif en trois parties énoncé par la Cour suprême du Canada [CSC] dans RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald] pour la délivrance d’injonctions interlocutoires. L’IPCO soutient que : 1) une question sérieuse à juger a été soulevée dans sa plainte sous-jacente; 2) les collectivités autochtones qui bénéficient de l’un ou l’autre des trois services de police subiront un préjudice irréparable si une injonction interlocutoire n’est pas prononcée; et 3) l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à comparer le préjudice que subiront l’IPCO et les trois services de police au préjudice causé à SPC, ainsi que l’intérêt public, est favorable à l’IPCO.

[6] En ce qui concerne la présente requête, la Cour n’est pas chargée de se prononcer sur le fond de la plainte de l’IPCO au regard de la LCDP ou, plus généralement, sur la question de savoir si le financement des services de police autochtones autogérés au Canada est adéquat. Le rôle de la Cour consiste plutôt à vérifier si l’IPCO remplit les conditions requises pour que soient prononcés le jugement déclaratoire et l’injonction demandés.

[7] Dans la présente affaire, cinq questions doivent être tranchées, à savoir : 1) si l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales peut s’appliquer dans les circonstances de l’espèce; 2) si SPC ne peut, en raison du principe de la préclusion, remettre en cause certaines conclusions tirées dans trois décisions récentes portant sur le PSPPNI; 3) si l’IPCO satisfait aux exigences relatives au prononcé d’un jugement déclaratoire; 4) si l’IPCO satisfait au critère en trois parties bien établi justifiant l’octroi de l’injonction qu’elle sollicite; enfin, 5) dans l’affirmative, les mesures de réparation indiquées.

[8] Au terme de mon examen des observations écrites et de vive voix présentées par les parties et des éléments de preuve, je suis d’avis d’accueillir en partie la requête de l’IPCO. Je suis convaincu que l’IPCO remplit les conditions applicables à la délivrance d’une injonction interlocutoire mandatoire rétablissant, à titre temporaire et sous certaines conditions, le financement des services de police T3PS, APS et UCCM. La Cour est compétente aux termes de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, et l’IPCO a démontré qu’il existe une question sérieuse à juger, que les collectivités autochtones qui bénéficient de l’un ou l’autre des trois services de police subiront un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée, et que la prépondérance des inconvénients est favorable à l’IPCO. Je conclus qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle dans laquelle il est juste et équitable que la Cour intervienne. Toutefois, il n’y a pas lieu de prononcer un quelconque jugement déclaratoire ou d’ordonner la suspension pure et simple des interdictions encore mentionnées à l’article 6 des Modalités.

II. Contexte

A. Les faits

[9] Il ne fait aucun doute que les relations des collectivités autochtones avec le système de justice pénale au Canada et avec les services de police non autochtones sont entachées par un lourd et long passé. Les collectivités des Premières Nations à travers le pays continuent de souffrir de graves crises de sécurité publique et de niveaux de criminalité disproportionnés par rapport au reste de la population. C’est dans ce contexte que le Canada a adopté la Politique sur la police des Premières Nations, présentée pour la première fois en juin 1991 et mise à jour pour la dernière fois en 1996 [Politique].

[10] La Politique vise à faire en sorte que les collectivités autochtones « puissent bénéficier de services de police professionnels, efficaces, adaptés à leurs cultures et dont les responsables rendent compte aux populations locales » (Politique, à la p 1), et qu’elles aient accès à « des services de police adaptés à leurs besoins particuliers et conformes à des normes quantitatives et qualitatives acceptables » (Politique, à la p 4). La Politique permet aux collectivités autochtones de créer des services de police autochtones autogérés, fournissant des services de police adaptés à leur culture et fondés sur les approches autochtones en matière de justice et de sécurité.

[11] Le but de la Politique est « d’améliorer l’ordre, la sécurité publique et la sécurité personnelle des habitants dans les collectivités des Premières Nations, y compris celle des femmes, des enfants et d’autres groupes vulnérables » (Politique, à la p 3). Il est également établi que les communautés des Premières Nations « devraient avoir accès à des services de police adaptés à leurs besoins particuliers. Ces services devraient être égaux en qualité et en quantité aux services dont bénéficient les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables » (Politique, à la p 5). La Politique énumère les grandes catégories de coûts des services de police admissibles au financement (Politique, à la p 10).

[12] La Politique régit le PSPPNI, que SPC —un ministère du gouvernement fédéral — est chargé d’administrer. Dans le cadre du PSPPNI, le Canada et le gouvernement provincial de l’Ontario [Ontario] financent tous deux les services de police autochtones autogérés en Ontario au moyen d’ententes de financement conclues avec les Premières Nations. Dans le cadre du PSPPNI, le financement des services de police autochtones autogérés est assuré grâce à des ententes tripartites conclues entre les Premières Nations, le Canada et le gouvernement provincial ou territorial concerné.

[13] L’IPCO représente neuf services de police autochtones autogérés en Ontario, dont le T3PS, l’APS et l’UCCM.

1) Ententes avec le T3PS, l’APS et l’UCCM

[14] Le T3PS assure des services de police auprès de 23 collectivités autochtones représentant une population totale de 23 000 personnes dans la région du Grand Council Treaty no 3, dans le Nord de l’Ontario.

[15] L’APS dessert 16 collectivités autochtones situées sur une vaste zone géographique s’étendant sur des centaines de kilomètres du sud au nord de l’Ontario, et regroupant environ 30 000 personnes.

[16] L’UCCM dessert pour sa part six collectivités autochtones, représentant une population totale de 2 000 personnes, situées dans le district de l’île Manitoulin, dans le Nord de l’Ontario. En outre, l’UCCM soutient la Police provinciale de l’Ontario et le Wikwemikong Tribal Police Service dans leurs activités.

[17] Le 23 août 2022, compte tenu de l’expiration imminente de leurs ententes de financement, des représentants de l’Ontario ont contacté le T3PS et le gouvernement du Canada pour organiser une réunion et entamer des discussions en vue du renouvellement de leur entente de financement des services de police autochtones. Des échanges de même nature ont eu lieu avec l’APS et l’UCCM le 23 septembre 2022.

[18] Le T3PS, le gouvernement de l’Ontario et le gouvernement du Canada se sont rencontrés les 22 et 23 novembre 2022. À la suite de ces réunions, les parties ont échangé plusieurs correspondances. Le T3PS a entre autres exprimé son refus de discuter des besoins opérationnels tant que les parties n’auraient pas signé le mandat régissant les négociations. Les parties ont toutes deux proposé des dates de réunion ultérieures, mais elles ne se sont pas rencontrées par la suite.

[19] L’APS a également rencontré le gouvernement du Canada et le gouvernement de l’Ontario le 19 octobre 2022 puis le 8 décembre 2022. Malgré d’autres échanges par écrit, les parties ne sont pas parvenues à une entente.

[20] Pour sa part, l’UCCM, qui a annulé la première réunion convenue, n’a jamais assisté à aucune réunion.

[21] Le 27 février 2023, SPC a communiqué avec le T3PS et l’UCCM et a indiqué que le gouvernement du Canada était prêt à augmenter les niveaux de financement actuels de leurs services de police. La même information a été communiquée à l’APS le 14 mars 2023. Le 23 mars 2023, le gouvernement du Canada a annoncé d’autres augmentations du financement. Le T3PS a été informé qu’un financement d’environ 25,5 millions de dollars pour un maximum de 105 agents était disponible pour l’exercice 2023-2024, et qu’une autre augmentation de quatre agents était prévue pour l’exercice 2024-2025. Selon SPC, cela représente une augmentation de 40 % par rapport aux niveaux de financement du T3PS pour l’année 2021. L’APS a été informé qu’un financement de plus de 24 millions de dollars pour un maximum de 92 agents était disponible pour l’exercice 2023-2024, et qu’une augmentation supplémentaire de quatre agents était prévue pour l’exercice 2024-2025. Cela représente une augmentation de 48 % par rapport aux niveaux de financement de l’APS pour l’année 2021. Enfin, l’UCCM a été informé que plus de 9,6 millions de dollars de financement pour un maximum de 31 agents étaient disponibles pour l’exercice 2023-2024, et qu’une augmentation était prévue pour l’exercice 2024-2025 pour l’ajout d’un agent. Cela représente une augmentation de 78 % par rapport aux niveaux de 2021.

[22] Le 17 mars 2023, le T3PS, l’APS et l’UCCM ont envoyé une lettre conjointe à SPC. Cette lettre contenait trois « conditions préalables » à la négociation pour que ces trois services de police autochtones acceptent une prolongation d’un an des ententes de financement en vigueur. L’obtention d’une telle prolongation d’un an donnerait au T3PS, à l’APS et à l’UCCM le temps de négocier des ententes à long terme pour le financement de leurs services de police respectifs. Les conditions préalables étaient les suivantes : 1) les parties s’engagent à ce qu’un décideur doté d’un pouvoir de décision soit présent à chaque table de négociation; 2) un « mandat de négociation » doit être rédigé, dans lequel seront reconnus le contexte unique des services de police autochtones et les engagements communs visant à encourager l’autodétermination, conformément à l’honneur de la Couronne, à la réconciliation et à la Politique; et 3) chaque table doit être financée par le gouvernement canadien, comme c’est régulièrement le cas dans d’autres contextes [ensemble, les conditions préalables].

[23] À cette époque, SPC n’était pas disposé à accepter le « mandat » proposé par l’IPCO, à envisager de lever certaines interdictions contenues dans les Modalités (comme le financement de services juridiques dans le contexte du PSPPNI) ou à s’engager à ce que des décideurs précis soient présents à toutes les réunions de négociation.

[24] Je tiens à souligner que, contrairement à l’impression laissée par certaines des observations écrites et de vive voix présentées par l’IPCO, les trois conditions préalables ne doivent pas être confondues avec les trois interdictions énoncées à l’article 6 des Modalités et que l’IPCO demande à la Cour de suspendre dans le cadre de la présente requête.

2) Expiration des ententes de financement et plainte

[25] Le 29 mars 2023, l’IPCO a déposé une plainte auprès de la Commission, alléguant un sous‑financement discriminatoire et systémique des services de police autochtones par le Canada sous le régime du PSPPNI. L’IPCO a déposé la plainte au nom des neuf services de police autogérés des Premières Nations qu’elle représente. Dans la plainte, l’IPCO affirme que SPC fait fi des récentes conclusions tirées dans Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c Sécurité publique Canada, 2022 TCDP 4 [Dominique], Canada (Procureur général) c Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, 2023 CF 267 [Pekuakamiulnuatsh], et Takuhikan c Procureur général du Québec, 2022 QCCA 1699 [Takuhikan], et oblige au contraire les collectivités autochtones à accepter les mêmes modalités discriminatoires contenues dans le PSPPNI, sous peine de perdre leur financement.

[26] Le 31 mars 2023, les ententes de financement du T3PS, de l’APS et de l’UCCM ont expiré, malgré les efforts des parties pour parvenir à un accord. Une telle cessation touche environ 30 000 à 40 000 personnes issues des 45 collectivités autochtones dont s’occupent le T3PS, l’APS et l’UCCM.

[27] Depuis l’expiration de leur entente de financement respective, le T3PS, l’APS et l’UCCM n’ont pas reçu de fonds du gouvernement du Canada et du gouvernement de l’Ontario. Le T3PS, l’APS et l’UCCM ont été en mesure de poursuivre leurs activités pendant quelques semaines supplémentaires, mais le T3PS pense manquer de fonds dès la fin du mois de juin 2023, et l’APS et l’UCCM au mois de juillet 2023.

[28] Je précise que, le 26 mai 2023, le gouvernement canadien a fait parvenir au T3PS, à l’APS et à l’UCCM d’autres offres de prolongation de financement de 90 jours [traduction] « dans le but exprès d’effectuer un paiement », afin d’atténuer les problèmes financiers actuels causés par le non-renouvellement des ententes de financement. Cependant, ces prolongations de financement auraient pour effet de maintenir en vigueur [traduction] « les paramètres de l’entente de contribution qui a expiré en mars 2023 ».

3) La plainte

[29] Voici un résumé de la plainte qui constitue le recours sous-jacent à l’origine de la présente requête de l’IPCO visant l’obtention d’un jugement déclaratoire et d’une mesure de réparation interlocutoire. La plainte fait suite aux allégations de l’IPCO selon lesquelles le Canada perpétue une discrimination systémique en accordant délibérément et volontairement un financement insuffisant et des ressources trop limitées pour assurer la sécurité des collectivités autochtones au moyen du PSPPNI. L’IPCO maintient que le Canada fait preuve de discrimination à l’égard des Premières Nations dans la mise en œuvre du PSPPNI, ce qui entraîne un déni discriminatoire de sécurité pour les populations autochtones. En résumé, l’IPCO affirme qu’en raison du comportement discriminatoire du Canada, la mise en place de services de police justes pour les collectivités autochtones, comparables aux services de police et de sécurité dont bénéficie le reste du pays, demeure hors d’atteinte pour les peuples autochtones.

[30] Plus précisément, l’IPCO soutient dans la plainte que la perpétuation de services de police injustes pour les collectivités des Premières Nations est le résultat de : 1) la dissimulation délibérée de la Politique et l’imposition de conditions discriminatoires et restrictives conçues pour affaiblir les Premières Nations; et 2) l’utilisation par le Canada de tactiques de négociation déraisonnables avec les Premières Nations en ce qui concerne l’expiration et la négociation d’ententes de financement tripartites dans le cadre de la mise en œuvre du PSPPNI.

[31] L’IPCO soutient que les Modalités du PSPPNI — qui, selon elle, ont été rédigées par le Canada sans consultation des collectivités autochtones — imposent des restrictions et des interdictions destinées à empêcher les services de police des Premières Nations de fournir des services de police adéquats, efficaces et adaptés à leur culture. L’IPCO conteste en particulier l’article 6 des Modalités, qui énumère les éléments suivants comme étant des dépenses non admissibles pour le financement des services de police autochtones autogérés : [traduction] « les coûts liés à l’amortissement, à la dépréciation et aux intérêts sur les prêts; les frais juridiques liés à la négociation de l’accord et à tout différend relatif à l’accord ou au financement reçu en vertu de l’accord; le profit, défini comme un excédent des recettes sur les dépenses; et les coûts des services de police spécialisés, comme les EIU, les unités canines et les services médicolégaux ».

[32] L’IPCO affirme que les interdictions de financement pour l’accès aux conseils juridiques, les hypothèques et les prêts ainsi que les unités de police spécialisées, mentionnées à l’article 6 des Modalités, sont discriminatoires, car elles imposent aux Premières Nations des normes de police inférieures à celles dont bénéficient les collectivités non autochtones comparables. Selon l’IPCO, cette situation équivaut à une privation de services contraire à l’article 5 de la LCDP, car il est impossible de fournir des services de police élémentaires aux Premières Nations.

[33] L’IPCO demande les mesures de réparation suivantes dans la plainte qu’elle a déposée auprès de la Commission : 1) un jugement déclaratoire portant que la Couronne a enfreint la LCDP et une ordonnance lui enjoignant de cesser et de s’abstenir d’enfreindre cette loi; 2) une ordonnance enjoignant à la Couronne de respecter les conditions de sa propre Politique, notamment les garanties exposées dans la plainte; 3) le versement de dommages-intérêts d’un montant de 40 000 $ par personne, calculé en fonction de la population totale des collectivités dont s’occupe l’IPCO, pour tenir compte de la nature délibérée et insouciante de la conduite discriminatoire; et 4) toute mesure de réparation d’intérêt public appropriée. Même si la plainte elle-même traite abondamment de ce que l’IPCO qualifie de modalités discriminatoires du PSPPNI au Canada, aucune mesure de réparation précise n’est demandée en ce qui concerne les dépenses non admissibles interdites énoncées à l’article 6 des Modalités en question.

[34] Je tiens à faire remarquer que, par une lettre datée du 27 juin 2023 — autrement dit après l’audience tenue devant la Cour le 14 juin 2023 —, les avocats de SPC ont informé la Cour que, le 24 juin 2023, le Canada a modifié, au moyen d’un amendement ministériel, l’article 6 des Modalités afin d’en retirer les [traduction] « coûts des services de police spécialisés, comme les EIU, les unités canines et les services médicolégaux » de la liste des dépenses non admissibles au financement au titre du PSPPNI. Les autres dépenses non admissibles énumérées à l’article 6 des Modalités n’ont toutefois pas changé. Le 28 juin 2023, les avocats de l’IPCO ont envoyé une lettre à la Cour pour fournir un contexte supplémentaire et des documents pertinents, notamment un affidavit supplémentaire souscrit par le chef du T3PS, Kai Liu, en rapport avec cette modification tardive apportée par SPC aux Modalités.

4) Jurisprudence sur laquelle repose la plainte

[35] La plainte repose grandement sur les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan rendues en 2022 et 2023. Dans Dominique, une décision rendue le 31 janvier 2022, le Tribunal canadien des droits de la personne [TCDP] a conclu que le Canada avait fait preuve de discrimination à l’égard de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh lors de la mise en œuvre du PSPPNI. En particulier, le TCDP a conclu qu’il y avait eu discrimination en raison de la courte durée des ententes de financement, du manque de financement et de la piètre qualité des services de police offerts à cette Première Nation.

[36] Le 27 février 2023, la décision du TCDP a été confirmée par la décision Pekuakamiulnuatsh de notre Cour à la suite d’une demande de contrôle judiciaire. Selon l’IPCO, la Cour a alors confirmé que le Canada fait preuve de discrimination envers les peuples autochtones en raison du sous-financement chronique accordé dans le cadre de la mise en œuvre du PSPPNI et des conditions discriminatoires allant directement à l’encontre de la Politique sous-jacente. SPC a interjeté appel de la décision Pekuakamiulnuatsh devant la Cour d’appel fédérale [CAF], mais n’a pas demandé de sursis à l’exécution de la décision dans l’attente de l’issue de l’appel.

[37] Enfin, dans l’arrêt Takuhikan rendu le 15 décembre 2022, la Cour d’appel du Québec a jugé que, au vu du même contexte factuel que celui décrit dans la décision Dominique, le gouvernement du Canada et le gouvernement provincial du Québec, en mettant en œuvre le PSPPNI de manière à permettre le sous‑financement des services de police autochtones de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, ont manqué à l’obligation de la Couronne d’agir avec honneur.

B. Intervenante

[38] En vertu d’une ordonnance de notre Cour rendue le 12 juin 2023, l’Assemblée des Premières Nations [APN] a été autorisée à intervenir dans la présente affaire. L’APN cherche à faire progresser et à améliorer les relations entre la Couronne et les diverses Premières Nations. Elle intervient depuis longtemps dans les instances judiciaires, apportant aux tribunaux un éclairage sur les questions juridiques qui touchent les Premières Nations.

[39] SPC ne s’est pas opposé à l’intervention proposée, mais a demandé que l’intervention de l’APN soit soumise aux conditions suivantes :

  • l’APN ne peut déposer aucune preuve ni soulever de nouvelles questions;

  • l’APN a le droit de déposer un mémoire des faits et du droit d’une longueur maximale de dix pages;

  • le Canada a le droit de déposer, en réponse, un mémoire des faits et du droit d’une longueur maximale de cinq pages; et

  • l’APN n’a pas le droit de réclamer des dépens à l’encontre d’une partie.

[40] La Cour a accepté ces conditions, et les questions que l’APN pouvait aborder dans ses observations écrites et de vive voix ont été limitées aux suivantes :

  • la question de savoir si l’application et l’administration discriminatoires du PSPPNI par SPC ont entraîné un sous-financement chronique et systématique des services de police des Premières Nations;

  • la participation de l’APN à un processus de collaboration avec SPC en vue de l’élaboration d’une loi visant à reconnaître les services de police des Premières Nations comme des services essentiels;

  • la question de savoir si les Premières Nations possèdent le droit à l’autodétermination pour ce qui est de définir leurs propres besoins en matière de sécurité communautaire et le droit d’exercer leur compétence en matière de services de police.

[41] L’APN a également été autorisée à présenter des observations de vive voix pendant une durée maximale de 15 minutes lors de l’audience tenue devant la Cour.

C. Ordonnances demandées

[42] Dans son mémoire des faits et du droit, l’IPCO a précisé les ordonnances qu’elle demande à la Cour de rendre :

[traduction]

1. Un jugement déclaratoire confirmant la décision Dominique du TCDP, la décision Pekuakamiulnuatsh de notre Cour et l’arrêt Takuhikan de la Cour d’appel du Québec et indiquant ceci :

a. le PSPPNI est un service fourni aux collectivités autochtones par le Canada, au sens de l’alinéa 5b) de la LCDP;

b. la mise en œuvre du PSPPNI prive les collectivités autochtones de la possibilité de bénéficier de services de police élémentaires, ce qui a pour effet de perpétuer la discrimination à laquelle sont confrontées les populations autochtones; et

c. la mise en œuvre du PSPPNI viole l’obligation de la Couronne d’agir avec honneur à laquelle est tenu le Canada, car les services de police autochtones ne sont pas financés à un niveau comparable à celui des collectivités avoisinantes évoluant dans des conditions similaires.

2. Une injonction prohibitive :

a. interdisant au Canada d’appliquer les dispositions précises de l’article 6 des Modalités (à savoir les dispositions interdisant les services de police essentiels, interdisant le financement des installations et interdisant les dépenses liées à la représentation juridique); et/ou

b. à titre subsidiaire, une ordonnance libérant le T3PS, l’APS et l’UCCM de toute obligation de respecter les dispositions précises figurant à l’article 6 des Modalités (à savoir, les dispositions interdisant les services de police essentiels, interdisant le financement des installations et interdisant les dépenses liées à la représentation juridique).

3. Une injonction mandatoire, ordonnant au Canada de verser des fonds au T3PS, à l’APS et à l’UCCM pour une période de 12 mois, conformément à la Politique et au minimum à hauteur des montants versés dans le cadre de la dernière entente de financement tripartite pour l’exercice financier 2022-2023.

[43] Lors de l’audience devant la Cour, les avocats de l’IPCO ont confirmé que les mesures de réparation décrites dans le mémoire des faits et du droit de l’IPCO remplacent et supplantent les mesures de réparation initialement décrites dans l’avis de requête de l’IPCO. Ils ont également confirmé que les trois mesures de réparation demandées étaient indépendantes les unes des autres.

D. Cadre législatif pertinent

[44] Les dispositions législatives pertinentes sont les suivantes :

1) Loi sur les Cours fédérales

Mandamus, injonction, exécution intégrale ou nomination d’un séquestre

Mandamus, injunction, specific performance or appointment of receiver

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

44 In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

2) Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]

Requête antérieure à l’instance

Motion before proceeding commenced

372 (1) Une requête ne peut être présentée en vertu de la présente partie avant l’introduction de l’instance, sauf en cas d’urgence.

372 (1) A motion under this Part may not be brought before the commencement of a proceeding except in a case of urgency.

Engagement

Undertaking to commence proceeding

(2) La personne qui présente une requête visée au paragraphe (1) s’engage à introduire l’instance dans le délai fixé par la Cour.

(2) A party bringing a motion before the commencement of a proceeding shall undertake to commence the proceeding within the time fixed by the Court.

Injonction interlocutoire

Availability

373 (1) Un juge peut accorder une injonction interlocutoire sur requête.

373 (1) On motion, a judge may grant an interlocutory injunction.

Engagement

Undertaking to abide by order

(2) Sauf ordonnance contraire du juge, la partie qui présente une requête pour l’obtention d’une injonction interlocutoire s’engage à se conformer à toute ordonnance concernant les dommages-intérêts découlant de la délivrance ou de la prolongation de l’injonction.

(2) Unless a judge orders otherwise, a party bringing a motion for an interlocutory injunction shall undertake to abide by any order concerning damages caused by the granting or extension of the injunction.

Instruction accélérée

Expedited hearing

(3) Si le juge est d’avis que les questions en litige dans la requête devraient être tranchées par une instruction accélérée de l’instance, il peut rendre une ordonnance aux termes de la règle 385.

(3) Where it appears to a judge that the issues in a motion for an interlocutory injunction should be decided by an expedited hearing of the proceeding, the judge may make an order under rule 385.

Preuve à l’audition

Evidence at hearing

(4) Le juge peut ordonner que la preuve présentée à l’audition de la requête soit considérée comme une preuve présentée à l’instruction de l’instance.

(4) A judge may order that any evidence submitted at the hearing of a motion for an interlocutory injunction shall be considered as evidence submitted at the hearing of the proceeding.

III. Analyse

A. Questions préliminaires

1) Compétence de la Cour

[45] L’IPCO soutient que, aux termes de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour a compétence pour entendre la requête et pour prononcer une injonction, dans l’attente de l’issue de l’instance portée devant la Commission. S’appuyant sur l’arrêt de la CSC dans Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, 1998 CanLII 818 (CSC), [1998] 1 RCS 626 [Canadian Liberty Net], l’IPCO fait valoir que le législateur fédéral a conféré à la Cour une fonction générale de surveillance des instances engagées au titre de la LCDP. L’IPCO affirme que, dans ce contexte, la Cour peut décerner une injonction « indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder », même si une décision distincte doit encore être prise quant au fond du litige par un autre décideur. À ce titre, l’IPCO soutient que, par l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, le législateur a voulu conférer à la Cour une compétence administrative générale à l’égard de tous les offices fédéraux, y compris la Commission.

[46] Je suis d’accord. L’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour la compétence voulue pour prononcer une injonction quant aux procédures et décisions administratives, même dans les cas où la Cour n’est pas saisie d’une instance.

[47] Selon une série de précédents, la Cour a la compétence voulue pour prononcer une injonction interlocutoire autonome dans l’attente de la décision rendue au sujet d’une plainte déposée aux termes de la LCDP. En effet, l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales peut être et a été invoqué pour justifier la surveillance des procédures engagées en vertu de la LCDP (Canadian Liberty Net aux para 36–37; Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 [Letnes] au para 23; Toutsaint c Canada (Procureur général), 2019 CF 817 [Toutsaint] au para 65; Colasimone c Canada (Procureur général), 2017 CF 953 [Colasimone] au para 7; Drennan c Canada (Procureur général), 2008 CF 10 [Drennan] au para 23). Il s’applique aux procédures engagées aux termes de la LCDP tant devant la Commission que devant le TCDP.

[48] Dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la CSC a établi que l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour la compétence voulue pour délivrer des injonctions provisoires autonomes même dans les cas où le fond de l’affaire, de l’action ou de la demande sous-jacente sera entendu par un autre décideur qui n’a pas compétence pour délivrer des injonctions (Pier 1 Imports (US), Inc. c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2018 CF 963, au para 48). Selon le libellé de l’article 44, la Cour peut en délivrer « dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire ». En d’autres termes, la Cour dispose d’une compétence inhérente lui permettant d’accorder une injonction autonome même si la décision finale du litige est laissée à un décideur administratif et n’est pas du ressort de la Cour (Canadian Liberty Net, au para 20).

[49] SPC n’a pas contesté la compétence de la Cour pour entendre la présente requête.

[50] Je tiens toutefois à souligner que l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales ne confère pas à la Cour le pouvoir autonome de prononcer un jugement déclaratoire. Un tel pouvoir est conféré par d’autres dispositions de la Loi sur les Cours fédérales.

2) Préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[51] Dans sa requête, l’IPCO invoque la doctrine de la chose jugée et soutient que SPC ne peut contester plusieurs conclusions de fait et de droit tirées dans les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan. En particulier, l’IPCO affirme que les conclusions suivantes ne devraient pas être remises en question lors de l’examen de la présente requête :

  1. le PSPPNI est un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP;

  2. le Canada fait preuve de discrimination à l’égard des peuples autochtones par la mise en œuvre du PSPPNI;

  3. les pratiques discriminatoires du Canada découlent de son incapacité à respecter les garanties énoncées dans la politique sous-jacente qui régit le PSPPNI;

  4. l’objectif d’égalité réelle énoncé dans la Politique sous-jacente n’est pas atteint et ne peut être atteint au moyen du PSPPNI en raison de la structure même de ce document;

  5. le gouvernement canadien est légalement tenu de garantir une norme de services de police dans les collectivités autochtones qui soit adaptée à leurs besoins et qui soit égale, en qualité et en quantité, aux services fournis dans des collectivités non autochtones similaires;

  6. cette obligation implique une garantie légale que les modèles de services de police dans les collectivités autochtones soient au moins équivalents à ceux offerts dans les collectivités voisines présentant des conditions similaires, et que les collectivités autochtones soient impliquées dans le choix d’un modèle adapté à leurs besoins particuliers, tout en étant aussi efficient que possible;

  7. la structure même du PSPPNI entraîne un déni de service, car le PSPPNI empêche les collectivités autochtones de recevoir des services de police élémentaires, étant donné que les services élémentaires sont de fait exclus suivant la formule de financement;

  8. le financement prévu par le PSPPNI est à la fois arbitraire et insuffisant;

  9. les actions discriminatoires du Canada ont porté atteinte à l’honneur de la Couronne;

  10. le sous-financement exacerbe la discrimination existante à l’égard des collectivités autochtones en augmentant leur dépendance à l’égard de la Couronne fédérale;

  11. le Canada ne peut justifier sa conduite discriminatoire en invoquant le fait que le PSPPNI est un « programme de contribution ».

[52] Les arguments de l’IPCO concernant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne me convainquent pas.

[53] Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique lorsqu’une personne tente de remettre en litige une question particulière (qu’il s’agisse d’une question de droit, d’une question de fait ou d’une question mixte de fait et de droit) qui a été tranchée dans le cadre d’une instance antérieure à laquelle cette personne, ou les ayants droit de cette personne, était partie. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée est l’une des deux composantes du principe de la chose jugée, l’autre étant la préclusion fondée sur la cause d’action.

[54] Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont bien établies. Tout d’abord, il y a trois exigences : 1) que la même question ait été décidée; 2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion soit définitive; et 3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 [Danyluk] aux para 25, 33; Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184 au para 14). Dans l’arrêt Danyluk, la CSC a indiqué que « la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit […] à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure » (Danyluk, au para 24). Le principe de la préclusion empêche donc tout nouveau litige sur la même question entre les mêmes parties, même si la question se pose dans le contexte d’une cause d’action différente.

[55] L’analyse de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée comporte deux étapes. Tout d’abord, la Cour doit être convaincue que les trois conditions décrites ci-dessus pour déclencher l’application de la doctrine ont été remplies. Le cas échéant, la Cour doit ensuite déterminer si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Timm c Canada, 2014 CAF 8 [Timm] aux para 22–23). Ainsi, même si la Cour conclut que les trois conditions ont été remplies, elle peut néanmoins refuser d’appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée afin de faire en sorte que les principes d’équité soient respectés. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour, à la seconde étape de l’analyse, « doit être exerc[é] au regard des circonstances propres à chaque affaire » (Timm au para 24, reprenant Danyluk au para 67).

[56] En ce qui concerne la présente requête, l’IPCO ne satisfait à aucun des trois éléments de l’analyse, et les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’autorité de la chose jugée ne s’appliquent donc pas.

[57] Premièrement, les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan portaient sur la question de savoir si les montants et la durée du financement de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh au Québec par le PSPPNI étaient discriminatoires et contraires à la LCDP. À l’inverse, la question soulevée dans la plainte de l’IPCO sera de savoir si le financement des neuf services de police autogérés des Premières Nations en Ontario aux termes du PSPPNI est discriminatoire et contraire à la LCDP. Je suis d’accord avec SPC pour dire qu’il s’agit de questions différentes faisant intervenir des éléments de preuve différents.

[58] Deuxièmement, « [u]ne décision doit être définitive pour que l’on puisse invoquer l’autorité de la chose jugée. Si un appel est pendant, la décision n’est pas définitive » (Novopharm Ltd c Eli Lilly and Co (1re inst), 1998 CanLII 9103 (CF), [1999] 1 CF 515 au para 29). Comme l’a déclaré la CAF au paragraphe 15 de Canada c MacDonald, 2021 CAF 6, « l’ordonnance ou le jugement portés en appel ne sont donc pas définitifs pour l’application du principe de la chose jugée ». Étant donné que dans l’affaire Pekuakamiulnuatsh il y avait un appel en instance devant la CAF, les conclusions tirées dans cette affaire ainsi que dans la décision Dominique ne sont pas définitives. En outre, la décision Dominique n’est pas définitive aux fins de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, puisque le TCDP doit encore se prononcer sur la question de la réparation. L’audience sur la réparation n’a pas encore eu lieu, et le TCDP y examinera s’il doit ordonner au Canada de « mettre fin » à un acte conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP.

[59] Troisièmement, les conclusions tirées dans les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan ne peuvent pas entraîner une préclusion découlant d’une question déjà tranchée, car les parties dans ces affaires et dans la présente instance ne sont pas les mêmes (Angle c MNR, 1974 CanLII 168 (CSC), [1975] 2 RCS 248; Blocker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1101 au para 31). Plus précisément, les plaignants ne sont pas les mêmes.

[60] Cela ne signifie pas que la Cour doive faire fi des conclusions factuelles et juridiques tirées dans les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan en ce qui a trait au PSPPNI et à ses aspects discriminatoires. Ces conclusions ont certainement une incidence importante sur la présente requête et sur la réparation demandée par l’IPCO, car elles sont directement liées au PSPPNI et à sa mise en œuvre par SPC au moyen des Modalités. Elles seront donc examinées ci-dessous. Mais des similarités entre des situations factuelles différentes ne suffisent pas pour déclencher l’application du principe de préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

B. Jugement déclaratoire

[61] J’en viens maintenant à la première mesure de réparation demandée par l’IPCO dans la présente requête, à savoir un jugement déclaratoire réaffirmant trois conclusions qui découleraient de la décision Dominique du TCDP, de la décision Pekuakamiulnuatsh de notre Cour et de l’arrêt Takuhikan de la Cour d’appel du Québec.

[62] Je refuse de prononcer le jugement déclaratoire demandé pour les trois raisons suivantes.

[63] Premièrement, comme l’a souligné SPC, cette mesure de réparation n’a pas été mentionnée par l’IPCO dans son avis de requête, et elle ne peut pas être ajoutée à titre de mesure de réparation pour la première fois au moyen de l’insertion d’un paragraphe dans le mémoire des faits et du droit de l’IPCO. En l’absence de circonstances inhabituelles, le tribunal ne peut accorder que la réparation demandée dans l’avis de requête (alinéa 359b) des Règles; Energizer Brands LLC c The Gillette Company, 2020 CAF 49 au para 39). En l’espèce, l’IPCO n’a pas réussi à démontrer l’existence de circonstances inhabituelles qui justifieraient l’ajout d’un jugement déclaratoire à l’étape tardive du mémoire des faits et du droit.

[64] Dans une lettre adressée à la Cour, les avocats de l’IPCO ont affirmé que des discussions étaient intervenues entre les parties dans le contexte des contre-interrogatoires sur les affidavits, au terme desquelles il aurait été convenu que l’IPCO pourrait ajouter des mesures de réparation en plus des injonctions demandées dans son avis de requête. Toutefois, mon examen des éléments de preuve m’amène à conclure que ces échanges portaient strictement sur des précisions supplémentaires à fournir par rapport aux injonctions prohibitive et mandatoire mentionnées initialement par l’IPCO dans son avis de requête. Contrairement à ce que soutiennent les avocats de l’IPCO, je ne trouve aucune indication dans le contre‑interrogatoire de Mme Debra Bouchie (l’un des six souscripteurs d’affidavit de l’IPCO) ou dans le reste du dossier que de nouvelles mesures déclaratoires ont été discutées entre les parties ou même envisagées après le dépôt de l’avis de requête. Les discussions mentionnées lors des contre‑interrogatoires portaient uniquement sur la précision des injonctions et non sur l’ajout d’une mesure non envisagée dans l’avis de requête initial, comme un jugement déclaratoire.

[65] Deuxièmement, la Cour ne devrait pas se prononcer sur un jugement déclaratoire avant d’avoir tenu une audience complète sur le fond et d’avoir recueilli une preuve complète. Selon la Cour, s’exprimant au paragraphe 119 de Calwell Fishing Ltd c Canada, 2016 CF 312 [Calwell], un jugement déclaratoire est une « mesure discrétionnaire en vertu de laquelle un tribunal peut émettre une déclaration judiciaire confirmant ou refusant un droit légal ou un état du droit existant. La Cour n’a pas compétence pour émettre des déclarations de faits ». Pour prononcer un jugement déclaratoire, la Cour doit avoir compétence pour entendre la question, il doit y avoir un différend réel, le requérant doit avoir un intérêt véritable dans la résolution de la question et les intimés doivent avoir un intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité (Ewert c Canada, 2018 CSC 30 au para 81). Le jugement déclaratoire demandé par l’IPCO n’est pas indiqué au regard des circonstances de l’espèce, étant donné que l’IPCO a uniquement demandé à ce que soit rendue une injonction interlocutoire au titre de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales et que le jugement déclaratoire n’est pas une mesure de réparation indiquée dans le contexte d’une requête interlocutoire (Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 [Wasylynuk] au para 69, citant Sawridge Band c Canada, 2003 CFPI 347 au para 6, conf par 2004 CAF 16).

[66] Troisièmement, le requérant qui demande à ce que soit prononcé un jugement déclaratoire est toujours tenu d’établir les éléments du jugement demandé (Calwell au para 149). Il incombait à l’IPCO de démontrer qu’elle avait droit à un jugement déclaratoire (Calwell aux para 170–171, 248–250). À mon avis, l’IPCO ne l’a pas fait. Le dossier et les preuves par affidavit ne démontrent pas que les trois déclarations demandées sont opportunes et d’une utilité pratique, en particulier dans le contexte où les décisions sur lesquelles l’IPCO s’appuie font actuellement l’objet d’un appel. Je ne suis pas convaincu qu’à ce stade‑ci l’IPCO ait établi que les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan ont nécessairement le sens et la portée qu’elle demande à la Cour de reconnaître.

[67] Vu ce qui précède, la demande de jugement déclaratoire de l’IPCO sera rejetée.

C. Les injonctions interlocutoires

[68] Les injonctions prohibitive et mandatoire demandées par l’IPCO constituent le cœur de la requête.

1) Le critère pour accorder une injonction interlocutoire

[69] Il est bien établi en droit que, pour obtenir gain de cause dans une requête en injonction interlocutoire, le requérant doit satisfaire au critère tripartite bien connu énoncé par la CSC dans l’arrêt RJR-MacDonald. Le requérant doit d’abord établir, sur la base d’un examen préliminaire du fond du litige, qu’il existe une question sérieuse à juger dans l’instance sous-jacente. Cela signifie généralement que l’action ou la demande sous-jacente n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald aux pp 334–335, 348). Toutefois, un critère plus strict peut s’appliquer dans certaines circonstances particulières. Ensuite, le requérant doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’est pas accordée. Enfin, il incombe au requérant d’établir que l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui suppose que l’on évalue laquelle des parties subirait le plus grand préjudice du fait de l’octroi ou du refus de la mesure de réparation dans l’attente d’une décision sur le fond, penche en faveur de l’octroi d’une mesure interlocutoire (R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), 2018 CSC5 [SRC] au para 12; voir aussi Première Nation Ahousaht c Canada (Pêches et Océans), 2019 CF 1116 [Ahousaht] aux para 48–53, Robinson c Procureur général du Canada, 2019 CF 876 aux para 56–82, Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 FC 880 (CanLII), 2019 CF 880 aux para 61–93).

[70] D’emblée, il importe de souligner qu’une injonction interlocutoire est une mesure de réparation extraordinaire et équitable. En outre, la décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire est discrétionnaire (SRC au para 27). Étant donné qu’une injonction interlocutoire est une mesure de réparation exceptionnelle, des circonstances impérieuses sont nécessaires pour justifier l’intervention des tribunaux et l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une mesure de réparation. Il incombe au requérant de démontrer que les conditions requises pour accorder cette réparation exceptionnelle sont réunies.

[71] Le critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald est conjonctif et les trois volets du critère doivent être respectés pour qu’une mesure de réparation soit accordée (Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 15). Aucun des volets « ne saurait être facultatif » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen] au para 19), et le « défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois [volets] du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 au para 15; voir également Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-I LLC, 2020 CAF 3 [Western Oilfield] au para 7). Cela dit, les trois volets du critère ne forment pas des compartiments étanches et ne doivent pas être appréciés de manière totalement isolée les uns des autres (The Regents of University of California c I Med Pharma Inc, 2016 CF 606 au para 27, conf par 2017 CAF 8; Merck & Co Inc c Nu-Pharm Inc, 2000 CanLII 14758 (CF), [2000] ACF no 116 (QL) (CF) au para 13). Ils sont au contraire souples et interdépendants : « [c]hacu[n] est li[é] aux autres et chacu[n] appelle le tribunal à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier » (Wasylynuk au para 135). Par exemple, la solidité démontrée sur le fond au premier volet peut influer sur l’examen effectué par la Cour du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients aux deuxième et troisième volets (Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97, inf pour d’autres motifs dans 2021 CAF 84).

[72] Dans Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google], la CSC a rappelé qu’un objectif primordial et fondamental anime le critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald : le juge des requêtes doit être convaincu que l’octroi d’une injonction interlocutoire est ultimement juste et équitable, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. Dans l’arrêt Google, la CSC réaffirme donc que, au moment d’exercer leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une injonction interlocutoire, les tribunaux doivent tenir compte des considérations globales de justice et d’équité, et que le critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald ne peut se résumer à un simple exercice consistant à cocher les cases des trois volets du critère.

[73] La Cour doit donc évaluer si, en fin de compte, accorder l’injonction interlocutoire demandée par l’IPCO serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (Google, au para 25).

[74] Une requête en injonction interlocutoire comme la présente repose en définitive sur les faits. Lorsqu’il est tenu compte de toutes les circonstances, les documents de la requête et la preuve doivent convaincre la Cour que, selon la prépondérance des probabilités, les trois volets du critère sont respectés et qu’il est juste et équitable de délivrer une injonction. Je souligne que, comme l’a déclaré la CSC dans FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], il n’existe qu’une seule norme de preuve dans les instances civiles au Canada, à savoir la preuve selon la prépondérance des probabilités (McDougall au para 49). Il n’existe qu’une seule règle de droit : « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » afin de déterminer s’il est vraisemblable qu’un événement allégué s’est produit ou est susceptible de se produire (McDougall au para 45). La preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall au para 46).

[75] Je vais examiner chacun des trois volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

2) Question sérieuse à juger

[76] Le premier volet du critère tripartite consiste à déterminer si les documents relatifs à la requête et les éléments de preuve présentés à la Cour sont suffisants pour la convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que l’IPCO a soulevé une question sérieuse à juger dans le cadre de sa plainte à la Commission. Il suffit de soulever une seule question sérieuse pour satisfaire à ce volet du critère (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26).

[77] Je fais remarquer que, aux fins du premier volet du critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la question porte sur une évaluation préliminaire de la solidité de la cause de l’IPCO dans l’instance sous-jacente à sa requête (SRC au para 25), à savoir sa plainte auprès de la Commission et l’instance en cours engagée sous la LCDP (Toutsaint au para 71; Colasimone au para 10).

a) Critère juridique

[78] L’exigence d’une question sérieuse à juger peut faire intervenir l’un de trois critères différents (Letnes au para 40; Ahousaht au para 78). Premièrement, le critère habituel et général est peu exigeant, et la Cour dans ce cas ne devrait pas entreprendre une analyse approfondie du fond de la demande sous‑jacente. Il n’y a aucune exigence particulière à respecter pour satisfaire à ce critère, le juge devant simplement conclure que les questions soulevées dans la demande sous-jacente ne sont « ni futile[s] ni vexatoire[s] » (RJR-MacDonald aux pp 338–339). Deuxièmement, le critère sera plus exigeant lorsque le « résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR‑MacDonald à la p 338). Ces situations commandent un examen plus approfondi du fond de la demande sous‑jacente, au premier volet de l’analyse, et elles ont souvent été désignées comme exigeant des « chances de succès » dans la demande sous-jacente. Troisièmement, pour les injonctions interlocutoires mandatoires, la CSC a établi dans l’arrêt SRC que le critère plus exigeant de la « forte apparence de droit » est de mise, et a expressément déclaré que, dans ces cas, il doit exister une « forte chance » de succès au moment d’évaluer la solidité de la preuve du demandeur (SRC aux para 15, 17).

[79] En l’espèce, la requête en injonction de l’IPCO comporte deux éléments. Premièrement, une injonction prohibitive visant à obtenir une ordonnance interdisant à SPC d’appliquer des parties précises de l’article 6 des Modalités. Deuxièmement, une injonction mandatoire visant à obtenir une ordonnance enjoignant à SPC de verser des fonds au T3PS, à l’APS et à l’UCCM pendant une période de 12 mois, d’une manière conforme à la Politique. En conséquence, en ce qui concerne l’injonction prohibitive, l’IPCO doit seulement démontrer que les questions sous‑jacentes soulevées dans sa plainte ne sont ni vexatoires ni futiles. En revanche, pour ce qui est de l’injonction mandatoire, le critère des questions sérieuses est haussé à la norme d’une « forte apparence de droit », ce qui signifie que l’IPCO doit démontrer qu’elle a une « forte probabilité » ou une « forte chance de succès » dans son instance engagée au titre de la LCDP (Ahousaht, au para 78, citant SRC aux para 15, 17).

[80] L’IPCO prétend qu’elle satisfait aux deux critères, car sa plainte a une forte chance de succès en raison du fait qu’elle s’appuie essentiellement sur des conclusions de traitement discriminatoire sous le régime du PSPPNI qui ont déjà été tirées par un tribunal administratif, le TCDP, et par deux tribunaux judiciaires, notre Cour et la Cour d’appel du Québec, dans les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan. À la lumière de ces trois décisions, l’IPCO est d’avis qu’il est fort probable que la Commission et le TCDP concluent à l’existence d’une discrimination en ce qui concerne le financement des services de police fournis sous le régime du PSPPNI et en vertu des Modalités.

[81] Dans ses observations, SPC répond que les deux mesures injonctives demandées par l’IPCO sont en fait de nature mandatoire. Selon SPC, le fait de demander de restreindre les modalités d’une entente, ce qui, selon elle, est ce à quoi se résume la mesure prohibitive, constitue [traduction] « de fait une ordonnance mandatoire exigeant en quelque sorte la conclusion d’une entente, et non une ordonnance prohibitive » (mémoire des faits et du droit de SPC, au para 49). Je ne suis pas d’accord. À mon avis, la mesure injonctive prohibitive demandée par l’IPCO n’obligerait pas SPC à conclure une entente de financement quelconque. Elle interdirait plutôt seulement à SPC de s’appuyer sur certaines dispositions précises contenues dans un article – à savoir l’article 6 – des Modalités élaborées par le Canada pour mettre en œuvre le PSPPNI. Je ne suis pas convaincu qu’une telle mesure ne soit pas de nature prohibitive.

b) Forte apparence de droit

[82] Je suis convaincu que l’IPCO satisfait au critère élevé de la « question sérieuse à juger » applicable aux injonctions mandatoires, et que l’IPCO a une « forte chance de succès » dans son instance engagée au titre de la LCDP et ses allégations concernant le sous-financement discriminatoire et systémique du Canada dans les services de police autochtones dans le cadre de la mise en œuvre du PSPPNI. Il va sans dire qu’à la lumière de cette conclusion, l’IPCO satisfait également au critère moins exigeant de la question « ni futile ni vexatoire ».

[83] Dans l’affaire Dominique, le TCDP était saisi d’une plainte selon laquelle SPC avait fait preuve de discrimination à l’égard de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, située dans la province de Québec, dans la prestation d’un service, en raison de la race, de l’origine nationale ou de l’origine ethnique de ses membres. Le plaignant a fait valoir que l’aide financière fournie à cette Première Nation aux termes du PSPPNI ne lui permettait pas d’offrir des services de police équivalant à ceux fournis dans des municipalités comparables. La plainte déposée auprès de la Commission portait sur le financement lui-même, la durée des ententes de financement et le niveau des services de police offerts à la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh.

[84] Selon l’IPCO, la décision Dominique du TCDP établit, de manière plus générale, que le Canada fait preuve de discrimination à l’égard des Premières Nations en raison du sous‑financement systémique des services de police fournis aux collectivités des Premières Nations au moyen du PSPPNI. Entre autres conclusions clés, le TCDP a jugé que la mise en œuvre du PSPPNI par le Canada viole la Politique du gouvernement fédéral, par laquelle le Canada s’engageait à assurer des services de police dans les collectivités des Premières Nations à un niveau comparable à celui qui existe dans les collectivités non autochtones.

[85] SPC répond que les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan dépendent toutes du contexte factuel et des conditions particulières de l’entente conclue entre la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh, le Canada et le Québec. Ces décisions portent sur un régime de services de police d’une province différente de celle où se trouve l’IPCO, dans le cadre duquel la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh a reçu des fonds conformément à une entente qu’elle a conclue avec le Canada et le Québec. Selon SPC, les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan n’invalident pas le PSPPNI en soi. C’est plutôt sa mise en œuvre dans le cadre de l’entente de financement entre le Canada, le Québec et la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh qui a créé de la discrimination :

Cela étant dit, le Tribunal conclut que si les fondements et les grands principes du [PSPPNI], programme créé par le gouvernement fédéral et mis en œuvre par l’intimée et qui, rappelons-le, était essentiellement une réponse au Rapport du maintien de l’ordre 1990, sont louables et que certains de ses éléments demeurent favorables, la preuve révèle que l’application du [PSPPNI] ne corrige pas entièrement le tir.

(Dominique au para 348)

[86] En somme, SPC soutient que les conclusions tirées dans ces trois décisions invoquées par l’IPCO traitent des effets du PSPPNI et du sous-financement pour une collectivité des Premières Nations en particulier. Ces conclusions ne peuvent pas être systématiquement reprises dans d’autres affaires ou appliquées aux circonstances particulières soulevées dans la plainte ou la requête de l’IPCO.

[87] Plus précisément, selon SPC, les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan ne contenaient aucune conclusion sur la question de savoir si l’article 6 des Modalités était discriminatoire. En d’autres termes, il n’existe aucune preuve claire et convaincante que les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh ou Takuhikan aient traité de l’une ou l’autre des dépenses non admissibles visées à l’article 6 des Modalités, à savoir l’interdiction d’utiliser les fonds pour financer les installations de la police, les frais juridiques ou les unités spécialisées de la police. Dans ces trois décisions, il a été simplement constaté que la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh avait reçu un financement insuffisant au fil des ans et que l’application et la mise en œuvre de la Politique étaient discriminatoires. SPC soutient que les décisions portaient sur le sous-financement résultant de la mise en œuvre du PSPPNI et non sur les interdictions énoncées à l’article 6 des Modalités.

[88] Les arguments de SPC ne me convainquent pas.

[89] Je reconnais que les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan visent spécifiquement la structure des services de police établie par la loi provinciale du Québec, les ententes de financement tripartites particulières signées par la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh et la preuve produite devant le TCDP ou les tribunaux du Québec sur les conséquences de la mise en œuvre du PSPPNI pour cette collectivité en particulier. Je ne conteste pas non plus que ces décisions sont fondées sur des faits, et je suis d’accord avec SPC pour dire qu’on ne peut pas présumer que les faits et les éléments de preuve propres à cette plainte existent dans le cas de toutes les autres Premières Nations du Canada. Je reconnais également que ni dans la décision Dominique, ni dans la décision Pekuakamiulnuatsh, ni dans l’arrêt Takuhikan, il n’a été question des dépenses non admissibles énoncées dans les Modalités, qui constituent un point central du grief soulevé par l’IPCO dans la plainte et dans la présente requête.

[90] Cependant, je tiens à souligner que les trois décisions contiennent également des déclarations de principe plus générales faites par le TCDP, notre Cour et la Cour d’appel du Québec sur le PSPPNI et sa mise en œuvre (dont les Modalités). Par exemple, dans la décision Dominique, le TCDP a conclu au paragraphe 326 que c’est la structure même du PSPPNI qui est à l’origine de la discrimination subie par la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh :

[326] […] La preuve démontre que la mise en œuvre du [PSPPNI] perpétue la discrimination existante, ne l’élimine pas entièrement – l’objectif d’égalité réelle n’est pas atteint et il est impossible de l’atteindre au moyen du [PSPPNI], en raison de sa structure même. L’écart entre, d’une part, les objectifs prévus à la Politique, notamment de mettre sur pied des services de police professionnels et adaptés aux besoins particuliers des Premières Nations et, d’autre part, les véritables effets de la mise en œuvre du programme le souligne.

[91] Ce point a été repris par notre Cour dans la décision Pekuakamiulnuatsh, où la juge en chef adjointe Gagné a fait remarquer que le TCDP avait conclu que la mise en œuvre du PSPPNI perpétuait la discrimination existante à l’égard des Premières Nations (Pekuakamiulnuatsh au para 33). De plus, au paragraphe 103 de l’arrêt Takuhikan, la Cour d’appel du Québec a conclu que les gouvernements ne devraient pas dicter la façon dont une Première Nation utilise ses ressources : « Je crois donc que la question de l’allocation des ressources d’une Première Nation doit être analysée avant tout en fonction des besoins et des priorités établis par cette dernière et non pas en fonction de ceux qu’un gouvernement peut imposer à celle-ci. C’est ainsi que la Politique fédérale doit être appliquée, mais ainsi que nous allons maintenant le voir, ce n’est pas de cette façon qu’elle l’a été ». Cette déclaration vient appuyer la prétention de l’IPCO selon laquelle les gouvernements fédéral ou provinciaux font probablement preuve de discrimination à l’égard des Premières Nations lorsqu’ils les obligent à utiliser les fonds d’une certaine manière.

[92] De même, et contrairement à ce que SPC a déclaré à plusieurs reprises dans ses observations concernant la présente requête, il a été clairement affirmé dans les trois décisions que le PSPPNI n’est pas un « programme de contribution » discrétionnaire ou volontaire. Dans la décision Dominique, le TCDP a déclaré ce qui suit au paragraphe 310 :

[310] Contrairement aux prétentions de l’intimée voulant que le [PSPPNI] ne soit qu’un programme de financement ou de contributions et que le gouvernement canadien n’ait pas l’obligation de financer entièrement les services de police autochtone, le Tribunal rappelle qu’« à partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination » (Eldridge, au par. 73). Autrement dit, lorsque le gouvernement canadien décide d’offrir les avantages découlant de l’application de la Politique et du [PSPPNI], ce qui inclut non seulement un financement, mais aussi d’autres avantages rattachés à la mise en œuvre du programme, il doit alors le faire de manière non discriminatoire (Société de soutien à l’enfance 2016, au par. 403).

[93] Cette conclusion a été confirmée par la suite par notre Cour dans la décision Pekuakamiulnuatsh, où la juge en chef adjointe Gagné a déclaré, au paragraphe 78 :

[78] C’est à bon droit que le Tribunal rejette la position du PGC à l’effet que le [PSPPNI] n’est qu’un programme de contribution au financement des divers corps policiers autochtones, ou encore qu’il ne sert qu’à bonifier les services de police offerts par les provinces. Cette interprétation est fondamentalement réductrice et elle ne tient aucunement compte du but et de la portée de la politique qui vise la mise en œuvre du droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale. La Politique et le [PSPPNI] permettent aux communautés autochtones qui le désirent de constituer leur propre corps policier, adapté à leurs besoins particuliers et conformes à des normes qualitatives et quantitatives acceptables. C’est la Politique elle-même qui prévoit que ces services devraient être égaux aux services dont bénéficient les communautés environnantes caractérisées par des conditions semblables. […]

[94] Ces déclarations sont importantes, car c’est la qualification par SPC du PSPPNI de « programme de contribution » volontaire qui fonde et justifie sa position concernant les Modalités et les interdictions sur l’utilisation des fonds qu’elles contiennent. SPC et le Canada affirment qu’ils sont libres d’imposer les conditions qu’ils jugent opportunes aux services de police autochtones autogérés, car ils ne font que leur fournir un financement discrétionnaire au moyen du PSPPNI. Cet argument a été explicitement rejeté tant par le TCDP que par notre Cour.

[95] En outre, dans la décision Dominique, le TCDP a conclu que les choix effectivement offerts à la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh sous le régime du PSPPNI étaient de nature discriminatoire. Il est utile de reproduire les paragraphes 329 à 331 de la décision :

[329] De l’avis du Tribunal, c’est effectivement là que se manifestent les subtiles odeurs de discrimination; le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh se retrouvent à devoir faire un choix, à prendre une décision qui, dans les circonstances, est nécessairement doublement perdante. Selon la preuve présentée, puisqu’ils sont autochtones, ils sont les seuls à devoir faire ce choix, qui n’est offert à aucun autre public.

[330] Ce qui est discriminatoire dans les circonstances, c’est le désavantage inhérent dans ce choix que doivent faire le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh. Ils se retrouvent nécessairement désavantagés et ne jouissent pas de la même égalité des chances que les autres (article 2 de la LCDP).

[331] Simplement dit, le traitement défavorable fondé sur la race et l’origine nationale ou ethnique vient du fait que :

– soit le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh acceptent un service policier 100 % financé par la province de Québec dans le cadre duquel les services offerts par la SQ ne seront pas nécessairement adaptés aux besoins, aux us et coutumes de la Première Nation;

– soit le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh bénéficient de l’application du [PSPPNI] afin de se doter de leur propre corps policier autochtone, qui offre un service adapté aux besoins, aux us et coutumes de la communauté; toutefois, ils doivent alors s’attendre à ce que leurs services policiers ne seront pas financés à la hauteur de leurs besoins en raison de la structure du [PSPPNI], de sorte que s’ils désirent offrir à la communauté des services policiers de base par ailleurs adaptés sur le plan culturel, ils encourront des déficits.

[96] De même, dans la présente affaire, l’IPCO affirme être contrainte soit d’accepter des conditions discriminatoires simplement parce que SPC n’est pas prête à les négocier, soit de perdre son financement et d’être obligée d’accepter des services de police non autochtones.

[97] Selon moi, lorsqu’ils sont lus dans leur contexte, ces extraits des décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan indiquent que les conclusions du TCDP et des tribunaux judiciaires dépassaient assurément la seule situation de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh et contenaient des observations sur les caractéristiques discriminatoires inhérentes au PSPPNI lui-même, tant dans sa structure que dans la façon dont le Canada l’a appliqué aux services de police des Premières Nations au moyen des Modalités.

[98] Je fais en outre remarquer que les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan contiennent plusieurs conclusions factuelles concernant les aspects discriminatoires du PSPPNI et de sa mise en œuvre par SPC. Elles incluent notamment des faits suivants : 1) le Canada, dans sa mise en œuvre du PSPPNI, discrimine les peuples autochtones; 2) les pratiques discriminatoires du Canada découlent de son incapacité à respecter les garanties dont fait état la Politique sous‑jacente qui régit le PSPPNI; 3) il semble y avoir un certain décalage entre la Politique et les Modalités du PSPPNI, notamment en ce qui concerne l’interdiction d’utiliser le financement pour des dépenses non admissibles; 4) l’objectif d’égalité réelle énoncé dans la Politique n’est pas atteint et ne peut être atteint au moyen du PSPPNI en raison de sa structure même (dont les Modalités); 5) le Canada est légalement tenu de garantir une norme de services de police dans les collectivités autochtones qui soit adaptée à leurs besoins et qui soit égale en qualité et en quantité aux services fournis dans des collectivités non autochtones similaires; 6) la structure même du PSPPNI entraîne un déni de service, car le PSPPNI empêche les collectivités autochtones de recevoir certains services de police élémentaires qui sont de fait exclus de la formule de financement; 7) les actions discriminatoires du Canada ont violé l’obligation de la Couronne d’agir avec honneur à laquelle est tenu le Canada; et 8) le Canada ne peut pas justifier sa conduite discriminatoire en déclarant à répétition que le PSPPNI est un « programme de contribution ».

[99] Il est vrai que l’IPCO tend peut-être à légèrement élargir la portée des conclusions auxquelles sont parvenus le TCDP, la Cour et la Cour d’appel du Québec dans les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan. Cependant, ces trois décisions ont certainement jeté les bases pour une conclusion selon laquelle les services de police des Premières Nations font l’objet d’un traitement discriminatoire sous le régime du PSPPNI.

[100] À mon avis, et sans me prononcer sur le fond des questions que la Commission doit trancher dans le cadre de la plainte de l’IPCO, les éléments de preuve au dossier appuient amplement la conclusion selon laquelle l’IPCO a une forte chance d’obtenir gain de cause dans sa plainte sous‑jacente, étant donné que celle-ci est fondée sur de nombreuses conclusions formulées antérieurement par le TCDP et les tribunaux judiciaires au sujet du PSPPNI et de ses composantes. Par ailleurs, dans les décisions Dominique et Pekuakamiulnuatsh, la seule explication donnée par SPC pour justifier le maintien des interdictions de financement prévues à l’article 6 des Modalités, à savoir la qualification du régime de « programme de contribution » volontaire, est rejetée en termes explicites. Je tiens à souligner que, pour établir l’existence d’une forte apparence de droit, il n’est pas nécessaire d’avoir la certitude que l’IPCO obtiendra gain de cause sur le fond. Il s’agit toujours d’une « probabilité », mais celle‑ci doit être « forte » (SRC au para 17).

[101] En outre, la conclusion selon laquelle la plainte de l’IPCO soulève une question sérieuse à juger est étayée par une reconnaissance publique récente de la part du ministre de SPC, Marco Mendicino. La preuve au dossier indique que, le 12 juin 2023, le ministre Mendicino a affirmé que les déclarations de l’IPCO sur le sujet du financement des services de police autochtones, discutées pendant la période de questions à la Chambre des communes, « sont valables ». Ces remarques faites par le ministre de SPC et responsable du PSPPNI viennent renforcer l’existence d’une forte apparence de droit à l’égard de la plainte de l’IPCO. En effet, en supprimant l’interdiction des services de police spécialisés des Modalités au moyen d’une modification ministérielle postérieure à l’audience du 24 juin 2023, le ministre Mendicino a renforcé la position de l’IPCO sur la question sérieuse à juger.

c) La question de la prématurité

[102] SPC soutient que la demande d’injonction de l’IPCO est prématurée et qu’elle devrait par conséquent être rejetée.

[103] La question de la « prématurité » de la demande d’injonction est généralement abordée dans l’évaluation du volet de la « question sérieuse » du critère tripartite (Letnes au para 45). Dans Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 [Newbould], la CAF a fait observer que la prématurité et les circonstances exceptionnelles « ressortissent au domaine du contrôle judiciaire, et non aux règles régissant l’injonction » (Newbould au para 22). En tant que telles, ces questions doivent « être abordées sous le volet relatif à la question sérieuse », la question étant de savoir si « leur importance est telle que la demande au principal peut être jugée futile ou vexatoire » (Newbould au para 24). Je fais également remarquer que, dans des décisions comme Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 202 [Abdi] ou Rogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 532 [Rogan], la Cour a effectivement traité de la question de la prématurité de l’injonction sous le volet de la « question sérieuse à juger » du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald (Abdi au para 22; Rogan au para 12).

[104] Cela dit, la question de la prématurité imprègne l’évaluation de chaque volet du critère tripartite établi dans l’arrêt RJR-MacDonald et rappelle essentiellement la nature exceptionnelle et discrétionnaire des mesures injonctives interlocutoires. Dans cette optique, elle pourrait être examinée sous l’un ou l’autre des trois volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, puisqu’elle touche de fait à l’essence de la réparation demandée et remet en question l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour (Letnes aux para 46, 89–95).

[105] En ce qui concerne la présente requête, je conclus que l’argument de SPC sur la prématurité de la requête d’IPCO doit être rejeté, car la Cour a compétence pour accorder des injonctions même si une plainte se trouve toujours au stade de l’examen par la Commission. Dans la décision Drennan, la Cour a jugé qu’elle était compétente pour décerner une injonction malgré le fait qu’une plainte n’avait pas encore été transférée au TCDP pour qu’il rende une décision. Dans cette affaire, la juge Mactavish a fait droit à une partie de l’injonction demandée par le demandeur, dans l’attente de la décision de la Commission. Au paragraphe 23 de la décision Drennan, la juge Mactavish a précisé qu’il n’y avait pas de distinction à faire entre les affaires relatives à une instance devant la Commission et celles devant le TCDP, en ce qui concerne la compétence de la Cour en matière d’injonction :

[23] Un examen de l’analyse de la Cour suprême, aux paragraphes 23 à 37 de [Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, 1998 CanLII 818 (CSC), [1998] 1 RCS 626], ne révèle aucun obstacle évident au fait que notre Cour exerce sa compétence en l’espèce. Pratiquement tous les commentaires de la Cour suprême à l’égard de la relation de supervision de la Cour fédérale à l’égard du Tribunal canadien des droits de la personne s’appliquent tout autant à la nature de la relation entre la Cour fédérale et la Commission canadienne des droits de la personne.

[106] Dans le même ordre d’idées, le fait que, dans l’affaire Dominique, le TCDP n’ait pas encore rendu de décision sur la question de la réparation ne modifie pas les conclusions qui ont été tirées par le tribunal sur les aspects discriminatoires du PSPPNI et qui m’amènent à conclure que l’IPCO a de fortes chances d’obtenir gain de cause dans sa plainte.

d) Conclusion quant à la question sérieuse

[107] Au vu de ce qui précède, je suis convaincu que l’IPCO a démontré que sa plainte soulève une question sérieuse à juger et repose sur une forte apparence de droit concernant les aspects discriminatoires du PSPPNI et ses conditions de financement, et qu’il existe une forte chance, compte tenu du droit et des éléments de preuve présentés, que l’IPCO parvienne à prouver les allégations formulées dans sa plainte (SRC au para 18).

3) Préjudice irréparable

[108] En ce qui concerne le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald, le requérant est tenu de fournir des éléments de preuve clairs, concrets et non conjecturaux pour démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction lui est refusée. Dans le cadre de ce deuxième volet du critère, la question est de savoir si l’IPCO a fourni des éléments de preuve suffisamment clairs, concrets et convaincants pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice irréparable d’ici à ce que l’instance portée devant la Commission soit achevée, si l’injonction interlocutoire lui est refusée.

a) Critère juridique

[109] La notion de préjudice irréparable a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas au poids. Il s’agit d’un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR-MacDonald à la p 341).

[110] Pour conclure au caractère irréparable d’un préjudice, l’application d’un critère strict est nécessaire. La CAF a souvent souligné les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte des sursis ou des injonctions (Canada (Santé) c Glaxosmithkline Biologicals SA, 2020 CAF 135 aux para 15–16; Western Oilfield au para 11; Janssen au para 24).

[111] Tout d’abord, le préjudice irréparable doit découler d’une preuve claire, convaincante et non conjecturale (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 [US Steel] au para 7; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505 au para 56, conf par 2011 CAF 211). Ensuite, il ne suffit pas d’affirmer qu’un préjudice irréparable est possible. La jurisprudence indique qu’« il ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable “pourrait” se produire » (US Steel au para 7). Il faut au contraire qu’il existe une forte probabilité que le requérant subisse un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis est refusé (Arctic Cat, Inc c Bombardier Recreational Products Inc, 2020 CAF 116 aux para 19–20; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] au para 31; Ahousaht au para 84). En outre, le préjudice irréparable est un préjudice inévitable qui, de par sa qualité, ne peut être réparé par une indemnisation pécuniaire (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc, 2018 CAF 102 [Oshkosh] au para 24; Janssen au para 24).

[112] La preuve du préjudice ne peut se limiter à des possibilités, des conjectures ou des affirmations hypothétiques ou générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church] aux para 15–16). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par des preuves n’ont aucune valeur probante (Glooscap au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16, citant Glooscap au para 31). Il ne suffit pas « d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable » (Première nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 [Première nation de Stoney] au para 48). En d’autres termes, pour prouver l’existence d’un préjudice irréparable, « la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard » (Oshkosh au para 25; Janssen au para 24).

[113] Dans l’arrêt Janssen, la CAF a en outre fait remarquer qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée » (Janssen au para 24). Le juge Stratas a repris la même formule dans l’arrêt Oshkosh, au paragraphe 25, et le juge Nadon l’a fait sienne dans l’arrêt Western Oilfield, aux paragraphes 11 et 12.

[114] L’existence d’un unique motif répondant aux caractéristiques requises du préjudice irréparable est suffisante pour satisfaire au deuxième volet du critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald.

[115] Encore une fois, l’exigence de présenter une preuve suffisamment claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités, énoncé dans l’arrêt McDougall, s’applique aux éléments de preuve clairs et non conjecturaux nécessaires pour établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[116] Je tiens à rappeler une remarque sur le caractère prospectif de la réparation demandée par l’IPCO. Toutes les injonctions sont tournées vers l’avenir en ce sens qu’elles visent toutes à prévenir ou à éviter un préjudice plutôt qu’à accorder une indemnisation pour un préjudice déjà subi (Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto : Canada Law Book, 1992) (feuilles mobiles mises à jour en 2018, version 23) [Sharpe] au para 1.660). Un type d’injonction souvent envisagé et accordé par les tribunaux est l’injonction quia timet (« parce qu’il ou elle craint »), dans le cadre de laquelle des mesures injonctives sont demandées avant que le préjudice ait été réellement subi et où le préjudice n’est qu’appréhendé et ne devrait se produire qu’ultérieurement. Comme je l’ai indiqué dans Letnes, pour évaluer le préjudice éventuel dans le cadre de demandes d’injonction quia timet, les tribunaux ont adopté une démarche prudente qui exige généralement deux éléments : premièrement, les éléments de preuve doivent étayer un degré élevé de probabilité que le préjudice allégué se produise; deuxièmement, les éléments de preuve doivent démontrer que la situation qui devrait exister lorsque le préjudice allégué se produira est sur le point de se produire de façon imminente ou dans un avenir rapproché, et qu’elle est déjà « cristallisée » (Letnes aux para 55–58; Merck & Co, Inc c Apotex Inc, [2000] ACF no 1033, 2000 CarswellNat 1291 (CAF) au para 8; Gilead Sciences, Inc c Teva Canada Limited, 2016 CF 336 [Gilead] aux para 5, 10; Amnesty International Canada c Canada (Chef d’État Major de la défense des forces canadiennes), 2008 CF 162 [Amnesty] au para 70; voir également Sharpe au para 1.690).

[117] Dans le contexte des injonctions interlocutoires, la Cour a souvent indiqué que la forte probabilité qu’un préjudice se produise implique la présence d’éléments de preuve clairs et non conjecturaux indiquant qu’un préjudice irréparable se produira si la mesure interlocutoire n’est pas accordée (Amnesty aux para 69, 123), ce qui correspond au critère général relatif au préjudice irréparable. En ce qui concerne l’imminence du préjudice, la jurisprudence établie par la Cour n’offre pas de définition claire de ce qui est « imminent » ou de repères chronologiques pour parvenir à ce constat, mais laisse plutôt entendre que cela dépendra des faits de chaque affaire. Par exemple, un préjudice distant de 18 mois a été jugé imminent (Gilead aux para 5–6).

[118] L’élément déterminant est la probabilité du préjudice, et non son caractère futur (Horii c Canada (CA), 1991 CanLII 13607 (CAF), [1992] 1 CF 142 (CAF) au para 13). Le fait que le préjudice que l’on cherche à éviter soit à venir ne le rend pas nécessairement conjectural. Tout dépend des faits et des éléments de preuve. En ce qui concerne l’obligation de prouver l’imminence du préjudice, le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine) laisse entendre que les tribunaux devraient plutôt examiner si les facteurs pertinents pour l’octroi d’une injonction se sont « cristallisés » (Sharpe au para 1.750). Selon cette approche du critère de l’imminence, les tribunaux ne devraient pas accorder d’injonction quia timet à moins que la situation qui existera lorsque le préjudice allégué se produira éventuellement se soit déjà « cristallisée », par opposition aux situations où la nature ou l’étendue du préjudice peut changer entre le moment de la décision et le moment où le préjudice se produirait.

[119] Compte tenu de ces considérations, le critère applicable en matière de préjudice appréhendé consiste à déterminer, au moyen de l’approche prudente prescrite pour les injonctions quia timet, s’il existe des éléments de preuve clairs, convaincants et non conjecturaux permettant à la Cour de conclure ou d’inférer qu’un préjudice irréparable sera causé si la mesure de réparation n’est pas accordée. Autrement dit, pour s’acquitter de son fardeau dans le cadre d’une demande où le préjudice est appréhendé et éloigné, le requérant doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe des éléments de preuve clairs, convaincants et non conjecturaux démontrant que ce préjudice s’est cristallisé, de sorte que toute conclusion ou inférence faite au sujet du préjudice peut être considérée comme découlant raisonnablement et logiquement des éléments de preuve.

[120] La question à laquelle la Cour doit répondre est donc de savoir si le préjudice évoqué par l’IPCO est clair, convaincant et non conjectural, et s’il satisfait au critère du préjudice irréparable établi par la CAF, par opposition à un simple désagrément.

b) Preuve de préjudice irréparable

[121] L’IPCO soutient que, en l’absence d’injonction, la sécurité publique et la sécurité personnelle des autochtones résidant dans les collectivités dont s’occupent le T3PS, l’APS et l’UCCM seront compromises, car le financement de leurs services de police cessera. Une fois le financement épuisé, jusqu’à 45 collectivités autochtones, comptant des dizaines de milliers d’habitants, perdront immédiatement l’accès aux programmes et aux services fournis par leurs services de police autochtones désignés et autogérés. Selon l’IPCO, l’interruption des services de police autochtones affectera la sécurité des collectivités, les relations entre la police et les collectivités autochtones, ainsi que l’accès aux services garantis. En outre, elle provoquera des traumatismes liés aux services de police et portera atteinte à la souveraineté, à l’autonomie et à l’autodétermination des Autochtones. De plus, il existe un risque réel que des services de police non autochtones, dépourvus de toute connaissance des cultures concernées, entrent dans les collectivités des Premières Nations sans y être invités et tentent de se substituer aux services de police autochtones absents.

[122] Ces allégations de préjudice sont étayées par six affidavits détaillés présentés par l’IPCO à l’appui de sa requête. Trois de ces affidavits ont été souscrits par les chefs de police de chacun des services de police T3PS, APS et UCCM, à savoir le chef Kai Liu, le chef Jeffery Skye et le chef James Killeen, respectivement. Trois autres affidavits ont été fournis par les présidents des commissions de chaque service de police : Mme Christine Jourdain, Mme Debra Bouchie et M. Derek Assiniwe. Ces affidavits font état de la situation d’urgence dans laquelle l’absence de renouvellement du financement a placé les collectivités des Premières Nations.

[123] Après examen de ces affidavits et des documents à l’appui, je suis convaincu que les déclarations contenues dans ces affidavits ne sont pas générales et qu’elles fournissent des éléments de preuve qui vont au-delà d’affirmations vagues et générales de préjudice dépourvues de tout niveau de précision. Ces éléments de preuve ne se situent pas dans la catégorie des « hypothèses, conjectures et affirmations discutables non étayées par des preuves », que la CAF a jugées à plusieurs reprises insuffisantes pour étayer une allégation de préjudice irréparable et justifier une mesure injonctive interlocutoire (Glooscap au para 31; Première nation de Stoney aux para 48–49). Au contraire, ils expliquent, de manière détaillée et concrète, en quoi consistera le préjudice irréparable que subiraient les collectivités autochtones.

[124] Je partage aussi l’avis de l’IPCO selon lequel les conséquences à court et à long terme d’une cessation des services de police ne peuvent pas être quantifiées en termes pécuniaires et ne peuvent pas être corrigées de manière rétroactive. Rien n’est plus irréparable que le préjudice causé à l’ordre social, à la sécurité publique ou à la sécurité personnelle, ou que les conséquences physiques et mentales néfastes pour toutes les personnes touchées par l’absence de sécurité publique.

[125] Qui plus est, le souscripteur d’affidavit de SPC, M. Daniel Malone, a reconnu qu’un retour à des services de police non autochtones irait à l’encontre de la Politique du Canada. À la lumière du passé des autochtones et de leurs relations avec les services de police non autochtones, il existe une réelle probabilité que le remplacement des services de police autochtones par des services de police provinciaux crée un préjudice qui ne peut être indemnisé au moyen de dommages-intérêts pécuniaires. Le risque pour le mode de vie, la culture et les traditions des Premières Nations peut constituer une preuve irréfutable de préjudice irréparable (Première Nation de Namgis c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2018 CF 334 au para 94). En l’espèce, l’IPCO a fourni des éléments de preuve non contestés, provenant des affidavits qu’elle a produits et de la Politique elle-même, selon lesquels la création de services de police autochtones autogérés est l’option privilégiée, voire la seule option, pour assurer des services de police adaptés à la culture et reposant sur des approches autochtones en matière de justice et de sécurité.

[126] Dans les circonstances de la présente affaire, je suis convaincu que l’IPCO a démontré que les collectivités autochtones qu’elle représente subiront un préjudice irréparable si la Cour n’accorde pas l’injonction mandatoire demandée. À mon avis, et selon la prépondérance des probabilités, l’IPCO a fourni des éléments de preuve clairs et non conjecturaux établissant une forte probabilité de préjudice irréparable pour la sécurité publique causée par la cessation du financement des services de police T3PS, APS et UCCM. Je ne suis pas convaincu que le préjudice allégué soit conjectural ou insuffisant. De plus, la preuve montre que ce préjudice s’est déjà « cristallisé ».

c) La question du préjudice évitable

[127] Quant à la question du préjudice irréparable, SPC soutient que le préjudice invoqué par l’IPCO pourrait être évité, car l’IPCO pourrait obtenir le financement nécessaire pour les services de police T3PS, APS et UCCM si elle acceptait de respecter les Modalités (y compris l’article 6 en ce qui a trait aux dépenses non admissibles interdites), et si elle abandonnait ses demandes concernant les Modalités. En ce qui concerne la question du préjudice « évitable », SPC avance essentiellement deux arguments. Premièrement, elle affirme que le préjudice allégué par l’IPCO n’est pas irréparable parce que la cessation du financement du T3PS, de l’APS et de l’UCCM est due à leur propre insistance pour que SPC accepte leurs conditions préalables avant de renouveler les ententes de financement. Deuxièmement, SPC soutient également que le préjudice allégué par l’IPCO n’est pas irréparable parce que la perte de financement est attribuable au propre refus de l’IPCO d’accepter les Modalités du PSPPNI (et plus particulièrement les interdictions d’utiliser le financement pour les dépenses non admissibles énumérées à l’article 6).

[128] En toute déférence, je ne suis pas convaincu par les arguments de SPC.

[129] Je ne remets pas en question le fait que, pour qu’il soit irréparable, le préjudice subi par un requérant doit être inévitable et ne doit pas être auto-infligé ou résulter des propres actions ou inactions du requérant (Janssen au para 24; Glooscap aux para 31, 39; Wasylynuk aux para 152–164; Szuchewycz c Canada (Procureur général), 2020 FC 954 (CanLII), 2020 CF 954 aux para 56–57). Dans la décision Wasylynuk, le juge Little a estimé que le demandeur ne subirait pas un préjudice inévitable et irréparable puisqu’il avait le pouvoir de prendre des mesures pour éviter un tel préjudice. Le juge Little était d’avis que le préjudice découlerait de la décision du demandeur de ne pas se conformer aux exigences de son employeur concernant son retour au travail, plutôt que des exigences elles-mêmes (Wasylynuk au para 162). Au paragraphe 163, le juge Little a déclaré :

[163] Je prends acte du fait qu’il peut être très inconfortable et déplaisant pour le [demandeur] d’entreprendre ces démarches. Il se peut qu’il ressente un grand sentiment d’injustice à l’idée de s’y plier, compte tenu de la façon dont il croit avoir été traité par la GRC et de son interprétation du sursis prévu à l’article 26. Il reste que ce sont tous des actes qu’il peut poser pour éviter le préjudice et, à la lumière de mon interprétation de la portée du sursis prévu à l’article 26, je ne connais aucun obstacle juridique qui l’empêcherait de le faire. Je préciserai que je ne suis pas en train de lui dire ce qu’il devrait ou doit faire. Mon analyse ici porte sur l’existence ou non d’un préjudice inévitable étayé par la preuve.

[130] Toutefois, selon moi, il convient d’établir une autre distinction entre le préjudice qui peut être entièrement contrôlé par le requérant et que celui-ci s’inflige à lui-même (comme cela semble avoir été le cas dans l’affaire Wasylynuk), et le préjudice qui est causé ou induit par les actions d’un tiers ou de la partie contre laquelle l’injonction est demandée. Pour qu’un préjudice irréparable soit considéré comme « évitable » dans le contexte d’une injonction, il doit s’agir d’un préjudice dont la survenance dépend du contrôle du requérant ou qui résulte uniquement des actions ou de l’inaction du requérant. Inversement, un préjudice ne peut être considéré comme « évitable » lorsqu’une partie ne pourrait l’éviter qu’en acceptant certaines conditions qui ne sont pas sous son contrôle ou qui sont imposées par un tiers.

[131] En ce qui concerne la présente requête, je serais disposé à accepter l’argument de SPC selon lequel le préjudice subi par l’IPCO constituerait un préjudice « évitable » si la cessation du financement et des services de police T3PS, APS et UCCM était strictement due à leur propre insistance pour que SPC accepte les trois conditions préalables qu’ils ont énoncées dans leur lettre du 17 mars 2023 pour le renouvellement des ententes de financement.

[132] La preuve indique que l’incapacité des parties à poursuivre les discussions sur le renouvellement ou la négociation de nouvelles ententes de financement s’est produite parce que le T3PS, l’APS et l’UCCM ont insisté pour que SPC accepte les trois conditions préalables avant même d’envisager de poursuivre les discussions. Lors de l’audience, les avocats de l’IPCO n’ont pas consacré beaucoup de temps à ces conditions préalables — qui, comme je l’ai indiqué précédemment, sont distinctes des interdictions énumérées à l’article 6 des Modalités. Les avocats de l’IPCO se sont davantage concentrés sur le fait que le T3PS, l’APS et l’UCCM étaient prêts à signer une prorogation de leurs ententes de financement respectives si les interdictions indiquées à l’article 6 des Modalités étaient levées, sans égard particulier pour l’acceptation ou non des trois conditions préalables par SPC.

[133] À supposer que l’exigence des conditions préalables ait été la seule raison du non‑renouvellement des ententes de financement, le préjudice irréparable causé si les trois services de police ne peuvent poursuivre leurs activités aurait peut‑être pu être évité si l’IPCO n’avait pas insisté sur les conditions préalables comme elle l’a fait.

[134] Cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce, car l’insistance de SPC à maintenir les Modalités existantes est devenue l’élément déterminant qui a conduit à la cessation des ententes de financement. À cet égard, la preuve établit que les Modalités du PSPPNI qui se rattachent au renouvellement des ententes de financement sont fixées et imposées de façon unilatérale par le Canada. En effet, la modification tardive apportée par SPC le 24 juin 2023 à l’article 6 des Modalités — par laquelle le ministre Mendicino a supprimé l’interdiction de financer des unités de police spécialisées — confirme que SPC et le Canada exercent un contrôle total sur le contenu de ces Modalités. Paradoxalement, SPC et le ministre ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils continuaient d’être [traduction] « liés » par les Modalités du PSPPNI alors qu’ils ont eux‑mêmes la capacité de les modifier à volonté, et qu’ils peuvent modifier unilatéralement la teneur de ces « contraintes ».

[135] Le Canada souhaite, certes, renouveler les ententes de financement pour les services de police T3PS, APS et UCCM, notamment en injectant des sommes additionnelles importantes, et est disposé à le faire. Cependant, SPC ne souhaite le faire qu’à ses propres conditions, et plus particulièrement sur la base des conditions qu’elle a elle-même fixées, et que l’IPCO et les trois services de police considèrent comme offensantes.

[136] Dans un tel contexte, je ne suis pas d’accord pour dire que le préjudice irréparable découlant de la cessation du financement des trois services de police peut être qualifié d’« évitable » si le financement renouvelé ne peut être obtenu qu’en acceptant les propres conditions du Canada. Un préjudice qui ne peut être évité qu’avec des conditions imposées par la partie contre laquelle l’injonction est demandée ne constitue pas un préjudice pouvant être évité.

[137] Il est vrai que l’IPCO aurait pu accepter les conditions suggérées par SPC malgré son désaccord avec celles-ci et sa conviction qu’elles constituent un traitement discriminatoire dans le cadre du PSPPNI. De cette façon, le T3PS, l’APS et l’UCCM pourraient éviter le préjudice causé par la cessation du financement, sans entraver leur droit de contester les conditions de leur entente de financement et du PSPPNI à l’avenir. Mais cela signifierait que les trois services de police devraient accepter des conditions qui, selon eux, sont à la source même de la plainte déposée par l’IPCO, de la discrimination qu’ils allèguent et du préjudice dont ils se plaignent. À mon avis, cela ne peut pas constituer un préjudice pouvant être évité dans le contexte d’une injonction.

[138] Au surplus, puisque la présente affaire traite des relations entre les Premières Nations et le Canada, il convient également de tenir compte, dans l’évaluation du préjudice irréparable, des principes de réconciliation et de l’honneur de la Couronne. Il s’agit là d’un autre élément qui distingue la présente affaire de l’affaire Wasylynuk quant à la question du préjudice pouvant être évité.

[139] Dans Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 [Haïda], la CSC a expliqué le principe de l’honneur de la Couronne au paragraphe 17 :

[17] Les origines historiques du principe de l’honneur de la Couronne tendent à indiquer que ce dernier doit recevoir une interprétation généreuse afin de refléter les réalités sous‑jacentes dont il découle. Dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, qu’il s’agisse de l’affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités, la Couronne doit agir honorablement. Il s’agit là du minimum requis pour parvenir à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » : Delgamuukw, précité, par. 186, citant Van der Peet, précité, par. 31.

[140] Le critère en matière de demande d’injonction exige une analyse fondée sur le contexte. Par conséquent, les obligations particulières qui incombent à la Couronne lorsqu’elle traite avec les Premières Nations font nécessairement partie des circonstances que la Cour doit examiner. Pour reprendre les mots de la juge en chef adjointe Gagné au paragraphe 76 de la décision Pekuakamiulnuatsh, il est bien connu que les débats judiciaires soulevant des questions touchant les autochtones doivent tenir compte de la perspective autochtone, ainsi que du contexte historique, social et juridique qui leur est propre. Par conséquent, lorsque la réconciliation et l’honneur de la Couronne sont en jeu, le critère applicable à une demande d’injonction doit être examiné à l’aune de ces principes directeurs.

[141] Par conséquent, le choix soumis à l’IPCO et aux trois services de police, qui consistait à accepter le financement selon les propres conditions de SPC ou à perdre le financement, entraînant par là même l’interruption des services de police autochtones autogérés, ne rend pas le préjudice irréparable « évitable ».

[142] L’empressement et la volonté manifestés par SPC en vue de définir les besoins de financement supplémentaire de l’IPCO sont une chose, mais le refus catégorique de SPC de négocier les conditions d’un tel financement en est une autre. Lorsque l’honneur de la Couronne est en jeu, le Canada a l’obligation particulière de négocier avec honneur : « [c]e rapport fiduciaire doit faire partie de l’analyse du Tribunal, avec le principal corollaire selon lequel, dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, l’honneur de la Couronne est toujours en jeu » [je souligne] (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 au para 95).

[143] Au paragraphe 124 de l’arrêt Takuhikan, la Cour d’appel du Québec a jugé qu’« [e]n demeurant sourds aux doléances de l’appelant qui, à tout prendre, plutôt que de recourir à la Sûreté du Québec, a accepté d’être desservi par un corps de police de moindre qualité, les intimés ont contrevenu à leur obligation d’agir avec honneur ». Pareillement, le refus de SPC de négocier ou même de discuter des Modalités avec l’IPCO, outre le montant du financement, ne constitue pas une conduite honorable et porte atteinte aux principes de réconciliation et d’honneur de la Couronne. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que le refus opposé par l’IPCO au financement selon les conditions imposées et appliquées par SPC, et le préjudice irréparable qui en résulte, puisse être considéré comme étant « évitable ». En l’espèce, le préjudice irréparable inévitable découlant de l’absence de choix réel offert à l’IPCO et aux trois services de police résulte du contexte particulier des rapports entre les Premières Nations et le Canada.

d) Conclusion quant au préjudice irréparable

[144] Par conséquent, je suis convaincu que l’IPCO a démontré que les collectivités autochtones qui bénéficient de l’un ou l’autre des trois services de police subiront un préjudice irréparable si la Cour refuse d’accorder une injonction mandatoire. Le préjudice irréparable consisterait en un préjudice causé à l’ordre social, à la sécurité publique et à la sécurité personnelle des autochtones résidant dans les collectivités dont s’occupent le T3PS, l’APS et l’UCCM si la cessation du financement des trois services de police est maintenue.

4) La prépondérance des inconvénients

[145] Je passe enfin au dernier volet du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald, à savoir la prépondérance des inconvénients. Selon ce troisième volet du critère, les tribunaux doivent déterminer laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR-MacDonald à la p 342). À ce stade, il convient également de tenir compte de l’intérêt public (RJR‑MacDonald à la p 350).

[146] Les facteurs dont il faut tenir compte pour apprécier la prépondérance des inconvénients sont nombreux et varient selon l’affaire (RJR-MacDonald aux pp 342, 349). L’intérêt public est généralement l’un des facteurs importants dont la Cour tient compte. Il « comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables » (RJR‑MacDonald à la p 344). Le préjudice constaté au titre du deuxième volet du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald est de nouveau examiné à cette étape, mais il est maintenant apprécié par rapport à d’autres intérêts qui seront touchés par la décision de la Cour.

[147] En ce qui concerne la présente requête, je suis d’avis que plusieurs facteurs pertinents penchent fortement en faveur de l’IPCO. Il s’agit des facteurs suivants : 1) le niveau élevé de préjudice pour la sécurité publique dans les collectivités autochtones touchées en raison de l’interruption imminente, à cause d’un manque de financement, de trois services de police autochtones autogérés; 2) le préjudice limité démontré par SPC si une injonction était accordée; 3) la préservation du statu quo; 4) la capacité financière de SPC à maintenir le transfert de fonds vers les services de police T3PS, APS et UCCM, sa propre reconnaissance du besoin urgent de transfert de fonds et sa volonté de débloquer les fonds; 5) l’incapacité de SPC de fournir une justification convaincante pour les interdictions contenues dans les Modalités; 6) la force des arguments de l’IPCO quant à la présence d’aspects discriminatoires dans le PSPPNI et ses modalités de financement à la lumière des décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan; et 7) les principes fondamentaux de la réconciliation et de l’honneur de la Couronne. Les facteurs qui penchent en faveur de SPC sont beaucoup plus limités. Ils comprennent essentiellement le rôle de SPC en tant qu’autorité publique et le principe de non-ingérence judiciaire dans les processus administratifs. Si je compare les inconvénients avancés par les deux parties, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’IPCO et des trois services de police, et en faveur de la délivrance d’une injonction mandatoire.

[148] J’examinerai maintenant ces facteurs.

a) SPC en tant qu’autorité publique

[149] Puisque l’injonction demandée par l’IPCO est dirigée contre une autorité publique, à savoir SPC, la présente requête met en jeu l’intérêt public. Lorsqu’une autorité publique est en cause, il incombe aux parties privées de démontrer que la prépondérance des inconvénients va à l’encontre de l’intérêt public. Je reconnais qu’en tant qu’autorité publique, SPC est présumée agir dans l’intérêt public (Ahousaht aux para 124–126).

[150] SPC est un décideur qui exerce ses activités en vertu de dispositions et de procédures qui n’ont pas encore été jugées invalides ou inapplicables en l’espèce. SPC est présumée agir dans l’intérêt public, et il convient d’accorder une grande importance à de telles considérations d’intérêt public ainsi qu’aux fonctions que la loi confère à un ministère du gouvernement fédéral. SPC jouit d’une présomption selon laquelle elle agit de bonne foi et dans l’intérêt public lorsqu’elle prend des mesures en vertu de sa loi habilitante et de la réglementation connexe. Lorsqu’il est établi qu’une autorité publique a le devoir de protéger l’intérêt public et que c’est dans ce contexte qu’est réalisée une procédure ou une activité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR-MacDonald à la p 346). En d’autres termes, on peut affirmer que l’intérêt public subit un préjudice irréparable lorsqu’une autorité publique, gardienne d’un tel intérêt public, ne peut exercer les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi.

[151] Je reconnais également que la prépondérance des inconvénients ne milite pas en faveur d’une atteinte à la capacité de SPC de gérer et d’administrer le budget qu’elle consacre aux services de police des Premières Nations.

[152] Le statut d’autorité publique chargée d’administrer le PSPPNI de SPC est donc un élément qui pèse en faveur de SPC dans la présente requête.

b) L’instance engagée aux termes de la LCDP

[153] Le fait que l’octroi d’une injonction mandatoire équivaudrait à une intervention de la Cour dans l’instance administrative en cours engagée aux termes de la LCDP est un autre facteur qui penche en faveur de SPC.

[154] Le principe qui proscrit toute intervention judiciaire dans les instances administratives en cours à moins de « circonstances exceptionnelles » est bien établi. Essentiellement, il suppose que les processus administratifs doivent être terminés avant qu’un demandeur puisse solliciter une mesure de réparation devant les tribunaux et demander à un juge des requêtes de les interrompre (Letnes au para 90, citant CB Powell Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell]).

[155] Les tribunaux ont régulièrement reconnu ce principe de retenue judiciaire à l’égard d’instances administratives en cours. Lorsque la loi prévoit un processus administratif qui consiste en une série de décisions et de réparations, ce processus doit, en l’absence de circonstances exceptionnelles, être mené à terme avant que les tribunaux puissent être appelés à intervenir. Les parties doivent donc épuiser tous les recours adéquats en réparation si c’est aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice que le législateur a accordé le pouvoir de prendre des décisions : « […] à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » (CB Powell au para 31).

[156] Le public a intérêt à ce qu’il n’y ait aucune intervention dans le processus décisionnel des décideurs administratifs, et l’intérêt public favorise la résolution rapide des instances administratives. Il s’agit là d’un autre facteur qui milite en faveur de SPC.

[157] Toutefois, de nombreux autres facteurs font que la prépondérance des inconvénients penche dans le sens opposé.

c) Risque pour la sécurité publique

[158] Il n’est pas nécessaire de répéter ce qui a déjà été mentionné au sujet du préjudice irréparable que subiraient les collectivités autochtones touchées à la suite de la cessation du financement des services de police T3PS, APS et UCCM. Le niveau élevé de risque pour l’ordre social, la sécurité publique et la sécurité personnelle dans les collectivités autochtones touchées en raison de l’interruption imminente des services de police autochtones est indiscutable. Selon la trajectoire actuelle, les collectivités des Premières Nations bénéficiant de l’un ou l’autre des trois services de police pourraient très bientôt voir l’arrêt complet de leurs services de police autochtones désignés et leur remplacement par des services de police non autochtones non désirés.

[159] Il ne fait aucun doute que le risque pour la sécurité publique et personnelle des collectivités autochtones est beaucoup plus élevé que le risque relatif au pouvoir de SPC d’accorder des fonds, et qu’il fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de l’IPCO.

d) Statu quo

[160] La préservation du statu quo favorise également l’IPCO dans les circonstances particulières de la présente affaire.

[161] L’un des principaux objectifs des injonctions interlocutoires est de préserver le statu quo. En règle générale, les injonctions interlocutoires visent à faire en sorte que l’objet du litige soit préservé afin que des réparations efficaces puissent être accordées au terme de l’audition au fond de l’affaire. Cette règle vaut aussi bien pour les injonctions prohibitives que pour les injonctions mandatoires. Les tribunaux agissent avec prudence lorsqu’une injonction oblige un défendeur à faire quelque chose, à engager des dépenses supplémentaires ou à agir de manière à modifier une situation existante.

[162] En l’espèce, la demande d’injonction mandatoire de l’IPCO vise essentiellement à obliger SPC à « restaurer la situation », à revenir à la ligne de conduite suivie avant la survenance des actes ou omissions qui ont provoqué le litige, bien que selon des conditions légèrement modifiées (SRC au para 15). En substance, l’injonction mandatoire demandée par l’IPCO empêcherait la cessation de l’accès au financement pour les services de police T3PS, APS et UCCM. Si une injonction mandatoire est accordée, l’effet concret ou le résultat pratique sera que SPC devra continuer de financer les trois services de police.

[163] En l’espèce, même si elle est mandatoire, je suis convaincu que l’injonction demandée par l’IPCO est de nature réparatrice, car elle vise à préserver et à rétablir le transfert de fonds vers le T3PS, l’APS et l’UCCM qui existait jusqu’à la fin du mois de mars 2023.

[164] Dans l’arrêt SRC, la CSC a relevé deux raisons principales de faire une distinction entre les injonctions mandatoires et les injonctions prohibitives (SRC au para 15). Premièrement, elle a jugé qu’il pourrait être injuste de se prononcer sur une action à l’étape interlocutoire et d’accorder une réparation équivalant à un jugement final sur le fond alors que le demandeur pourrait obtenir une réparation plus tard, après que les deux parties auront eu l’occasion de présenter leurs arguments de manière plus complète au cours du procès. Deuxièmement, obliger un défendeur à faire quelque chose, comme rétablir le statu quo, peut, pour cette raison ou pour une autre, être excessivement pénible pour lui. Aucune de ces considérations n’est en jeu ici. Il ne s’agit pas d’une situation où les trois services de police pourraient obtenir leur financement plus tard, car les services de police offerts par le T3PS, l’APS et l’UCCM seraient interrompus en l’absence d’une injonction mandatoire. En outre, accorder une injonction mandatoire n’impose pas un fardeau excessif à SPC, puisque la preuve démontre que cette dernière peut facilement fournir le financement au T3PS, à l’APS et à l’UCCM, et qu’elle a déjà réservé les montants nécessaires pour le faire.

[165] En fait, il ressort de la preuve que SPC ne subirait pas d’inconvénients importants en cas de délivrance d’une injonction mandatoire, puisqu’elle a indiqué qu’elle disposait déjà des fonds nécessaires au financement des trois services de police, et qu’elle était disposée à les leur faire parvenir — si les Modalités sont respectées. Le Canada a en fait offert une augmentation importante et pluriannuelle du montant disponible pour les trois services de police, afin de les aider à fournir des services de police aux collectivités dont ils s’occupent.

e) L’absence de justification des Modalités

[166] L’absence d’une justification convaincante de la position de SPC quant à la nécessité des interdictions de financement contenues dans les Modalités est un autre facteur qui penche en faveur de l’IPCO.

[167] Le souscripteur d’affidavit de SPC, M. Malone, et les avocats de SPC n’ont pas été en mesure d’expliquer pourquoi les interdictions énumérées à l’article 6 sont essentielles ou nécessaires au renouvellement des ententes de financement conclues avec les services de police autochtones autogérés, ni même en quoi elles sont raisonnables. M. Malone n’a pas été en mesure d’expliquer la nécessité de ces interdictions pour le Canada, compte tenu des décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan qui, à tout le moins, soulèvent de sérieuses inquiétudes quant aux aspects discriminatoires du PSPPNI et de ses modalités de financement. SPC n’a pas présenté de raisonnement convaincant pour justifier les interdictions, notamment l’interdiction d’utiliser les fonds pour la représentation juridique et les conseils juridiques dans le cadre de la négociation des ententes de financement.

[168] Je ne conteste pas le fait que SPC puisse avoir le droit de demander l’imposition d’interdictions quant à l’utilisation des fonds pour certaines dépenses dans les Modalités. Mais, dans le contexte où son insistance à maintenir ces interdictions constitue un élément déterminant menant à la cessation du financement des services de police T3PS, APS et UCCM, l’absence de justification tend à indiquer qu’une injonction mandatoire forçant SPC à rétablir le financement ne présente que peu d’inconvénients pour SPC et pour le Canada.

[169] La seule explication avancée par SPC pour justifier le maintien des interdictions de financement énoncées à l’article 6 est le simple fait qu’elles font partie des Modalités et qu’elles sont mises en place dans le contexte d’un « programme de contribution » discrétionnaire. Comme je l’ai déjà mentionné, la prétention de SPC et du Canada selon laquelle le PSPPNI n’est qu’un « programme de contribution discrétionnaire » — qui permettrait à SPC d’imposer toutes les modalités qu’elle juge opportunes — a été clairement rejetée par le TCDP et par notre Cour. Cet argument de SPC ne peut être retenu à l’appui de sa position sur les interdictions contenues dans les Modalités.

[170] SPC, le Canada et le ministre Mendicino ne cessent de répéter qu’ils sont [traduction] « liés » par les Modalités, mais le fait est qu’ils peuvent les modifier unilatéralement, d’un trait de plume, comme ils l’entendent. C’est précisément ce qui s’est passé le 24 juin 2023, lorsque le ministre Mendicino a décidé de supprimer l’interdiction de financer les services de police spécialisés prévue à l’article 6 des Modalités.

[171] Je fais également remarquer que la Politique elle-même ne contient aucune modalité interdisant certaines dépenses ou faisant état de dépenses non admissibles. En fait, la Politique ne mentionne que les coûts des services de police admissibles au financement, notamment l’administration du programme et les dépenses liées au fonctionnement des services de police.

[172] Encore une fois, l’absence de justification du maintien des interdictions de financement dans le cadre des Modalités du PSPPNI est un facteur qui pèse en faveur de la délivrance de l’injonction mandatoire demandée par l’IPCO.

f) Les précédents : Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan

[173] Comme l’a souligné à plusieurs reprises l’IPCO, la présente requête survient dans un contexte inhabituel où un tribunal administratif et deux tribunaux judiciaires, dont notre Cour, ont déjà conclu que le PSPPNI et ses modalités de financement contiennent des aspects discriminatoires à l’égard des collectivités des Premières Nations. Néanmoins, SPC et le Canada persistent dans leurs tentatives de renouveler les ententes de financement avec le T3PS, l’APS et l’UCCM aux mêmes conditions qu’auparavant, comme s’ils faisaient fi de ces précédents.

[174] Tel que discuté précédemment, les décisions Dominique, Pekuakamiulnuatsh et Takuhikan constituent une jurisprudence importante qui confère à l’IPCO une base solide pour contester les aspects discriminatoires des Modalités du PSPPNI. La solidité de la cause démontrée sur le fond au premier volet du critère établi dans l’arrêt RJR-MacDonald peut influer sur l’examen effectué par la Cour du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients aux deuxième et troisième volets. C’est le cas ici, et l’existence des trois précédents contribue à faire pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de l’IPCO.

g) La réconciliation et l’honneur de la Couronne

[175] Enfin, l’IPCO a soulevé la question de l’intérêt public de la réconciliation. Je partage l’avis que la conciliation des droits et de la culture des peuples autochtones avec les intérêts et la souveraineté du Canada est d’une importance fondamentale pour tous les Canadiens. La réconciliation présente un intérêt public considérable et il convient de reconnaître l’importance accordée par la CSC aux principes fondamentaux régissant les relations entre les Premières Nations et le gouvernement fédéral (Southwind c Canada, 2021 CSC 28 au para 55). Il est tout à fait dans l’intérêt public que le Canada respecte son obligation de tenir compte du droit des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination, et il faut assurément en tenir compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients en l’espèce.

[176] En fait, la Politique reconnaît expressément le droit des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination, et contient un engagement à l’égard de cette autodétermination et de cette autonomie en ce qui concerne les services de police autochtones.

[177] Je remarque cependant que l’allégation de négociation de mauvaise foi de SPC et du Canada formulée par l’IPCO n’est guère étayée par les éléments de preuve. Aucune preuve claire et convaincante ne démontre que SPC a simplement refusé de négocier le renouvellement du financement des services de police T3PS, APS et UCCM, ni que son objectif était d’interrompre le financement. Au contraire, la preuve contient de nombreuses lettres de SPC dans lesquelles celle-ci réaffirme son intention de poursuivre les discussions avec les Premières Nations et réitère sa volonté de fournir un financement.

[178] Néanmoins, l’IPCO a fourni des éléments de preuve, notamment ses six affidavits et les documents déposés à leur appui, qui démontrent que les représentants ont soulevé des préoccupations quant à la conduite de SPC dans ses relations avec les trois services de police et au fait que SPC n’a pas été guidé par les principes fondamentaux de réconciliation et d’honneur de la Couronne. Ces principes exigent que SPC fasse preuve de plus de diligence et d’attention dans le cadre des ententes de financement conclues avec les trois services de police. Comme je l’ai déjà évoqué, SPC n’a pas toujours respecté son obligation d’agir avec honneur et dans un esprit de réconciliation, puisqu’elle n’a cessé d’insister sur l’impossibilité de négocier les Modalités et les interdictions qu’elles contiennent. La question déterminante dans toutes les situations touchant les Premières Nations « consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones » (Haïda au para 45). Le Canada est toujours tenu d’agir de manière à préserver l’honneur de la Couronne vis-à-vis des peuples autochtones et à atteindre l’objectif de réconciliation. Les omissions de SPC à cet égard dans le contexte du renouvellement des ententes de financement des trois services de police sont un autre élément qui pèse en faveur de l’IPCO quant à la prépondérance des inconvénients.

h) Conclusion quant à la prépondérance des inconvénients

[179] En fin de compte, les divers facteurs énumérés ci-dessus penchent clairement, en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, en faveur de l’IPCO, et non de SPC. Ce constat est particulièrement valable dans un contexte où le préjudice irréparable allégué par l’IPCO est étayé par des éléments de preuve suffisamment convaincants. Dans les circonstances actuelles, le préjudice que l’IPCO et les collectivités autochtones concernées subiraient en l’absence d’injonction est bien plus important que le préjudice causé à SPC et à l’intérêt public par le prononcé d’une injonction mandatoire. À mon avis, il ne fait aucun doute que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’IPCO et favorise la délivrance de l’injonction interlocutoire mandatoire demandée. Le troisième volet du critère établi dans l’arrêt RJR‑MacDonald est donc respecté.

5) L’exigence de justice et d’équité

[180] Dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire, la Cour doit en fin de compte ne jamais oublier le caractère juste et équitable du résultat à la lumière du contexte particulier de chaque affaire (Google au para 25). Par conséquent, l’exigence de justice et d’équité est le dernier élément que je dois examiner.

[181] Dans le contexte de la présente affaire, je conclus sans hésitation que la seule solution juste et équitable est d’accorder l’injonction mandatoire demandée par l’IPCO et qu’il s’agit d’une situation propice à l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en faveur de l’IPCO. Les éléments convaincants qui étayent cette conclusion sont les suivants : 1) la gravité de la discrimination alléguée relative au PSPPNI, aux Modalités de financement et à leur mise en œuvre; 2) les conclusions répétées d’autres tribunaux (administratifs et judiciaires) sur les aspects discriminatoires du PSPPNI; 3) le décalage apparent entre la Politique et certaines dispositions des Modalités, notamment l’article 6; 4) l’absence de preuve et de justifications à l’appui de la position du Canada en ce qui concerne les interdictions de financement contenues dans les Modalités; 5) le préjudice irréparable démontré pour les collectivités autochtones qui résultera de l’absence de financement accordé aux trois services de police; et 6) les divers facteurs, notamment l’intérêt public à préserver la sécurité publique et la sécurité personnelle dans les collectivités autochtones touchées, qui font pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de l’IPCO.

[182] Dans le cas d’une requête en injonction interlocutoire, le tribunal ne dispose ni de l’ensemble de la preuve qui sera présentée dans le cadre de l’instance sous‑jacente ni du temps suffisant pour évaluer correctement cette preuve. Les questions de droit et de fait soulevées par l’IPCO dans sa plainte sont complexes, mais sa demande d’injonction mandatoire est suffisamment solide sur le plan juridique pour justifier l’intervention exceptionnelle de la Cour pour rendre l’ordonnance demandée à l’étape interlocutoire.

[183] Ce qui est juste et équitable dans les circonstances de la présente affaire, c’est de veiller à ce que les services de police autochtones autogérés puissent continuer de fonctionner à court terme. Pour ce faire, SPC doit continuer à verser des fonds au T3PS, à l’APS et à l’UCCM en attendant le règlement de la plainte de l’IPCO.

D. Réparation

[184] Compte tenu de ce qui précède, la mesure de réparation qu’il convient d’accorder est l’injonction mandatoire demandée par l’IPCO, à savoir le rétablissement, sur une base temporaire, du financement des trois services de police. Il existe un lien entre le préjudice irréparable allégué (à savoir les conséquences préjudiciables sur la sécurité publique et la sécurité personnelle dans les collectivités autochtones touchées à la suite de la cessation des activités de services de police T3PS, APS et UCCM) et la mesure de réparation ordonnée dans la présente requête (le rétablissement du financement des trois services de police).

[185] Malgré la récente modification des Modalités annoncée par le ministre Mendicino le 24 juin 2023, l’IPCO maintient que deux interdictions offensantes et discriminatoires subsistent à l’article 6 des Modalités : 1) l’interdiction des dépenses liées aux arrangements de financement de la dette tels que les hypothèques, et 2) l’interdiction des dépenses de représentation juridique liées aux ententes de financement.

[186] SPC a fourni des éléments de preuve établissant qu’un programme distinct, le Programme des installations de services de police des Premières Nations et des Inuits, existe pour les installations de la police et que le T3PS, l’APS et l’UCCM ont bénéficié d’un financement dans le cadre de ce programme. Cependant, il n’est pas certain que ce programme permette de financer les coûts des ententes de financement par emprunt interdites aux termes de l’article 6 des Modalités.

[187] La preuve indique que, si ces interdictions de financement des installations et des coûts de représentation juridique non opérationnelle sont maintenues, les fonds ne reviendront pas nécessairement aux trois services de police, même si l’injonction mandatoire est prononcée, car les trois services de police n’accepteront pas de conclure de nouvelles ententes de financement sous le régime du PSPPNI. SPC a également affirmé que le PSPPNI et les ententes de financement conclues conformément aux Modalités constituent le seul mécanisme permettant de verser des fonds aux services de police autochtones autogérés.

[188] Dans Richardson c Église adventiste du septième jour, 2021 FC 609 (CanLII), 2021 CF 609 [Richardson], le juge Pentney a déclaré que [traduction] « [e]n fin de compte, il est important de se rappeler qu’une injonction interlocutoire est une mesure de réparation en equity et qu’il faut conserver une certaine latitude afin que la mesure puisse être efficace lorsqu’elle est nécessaire pour prévenir un risque de préjudice imminent en attendant une décision sur le fond du litige » (Richardson au para 30).

[189] En l’espèce, la réparation à accorder doit être assortie de conditions garantissant que les fonds seront effectivement versés à nouveau aux trois services de police sous le régime du PSPPNI.

[190] Je ne suis pas convaincu, à cette étape, que les interdictions encore contenues dans l’article 6 des Modalités doivent être entièrement suspendues ni que la Cour devrait interdire de façon générale à SPC de les faire respecter. Je comprends que ces Modalités ont été acceptées dans certaines ententes de financement négociées entre les Premières Nations et le Canada.

[191] Toutefois, je suis convaincu que je devrais libérer les trois services de police de l’obligation de se conformer à ces dispositions afin de permettre la reprise du financement en toute urgence. À mon avis, sans cette mesure accessoire, le recours à l’injonction mandatoire pourrait s’avérer vain.

[192] Il est à espérer que la durée limitée et temporaire de l’injonction permettra aux parties de parvenir à une solution négociée en vue de la conclusion d’ententes acceptables à long terme concernant le financement des trois services de police autochtones autogérés, dans l’attente de la résolution de la plainte portée devant la Commission.

[193] Je fais remarquer que M. Malone a reconnu que les limites contenues dans les Modalités peuvent être supprimées du PSPPNI sans que les ententes de financement ne soient affectées. Je souligne aussi que, selon la preuve, SPC a déclaré à plusieurs reprises que son insistance à maintenir l’interdiction d’utiliser les fonds pour les frais de représentation juridique était une conséquence directe du fait que le PSPPNI était un « programme de contribution ». Toutefois, comme je l’ai indiqué, le TCDP et notre Cour ont tous deux expressément conclu qu’une telle qualification du PSPPNI était erronée. Aucune explication ni justification ne permet donc d’étayer la position de SPC selon laquelle les interdictions prévues à l’article 6 des Modalités doivent être maintenues.

[194] En toute déférence, je suis d’avis qu’il est foncièrement incorrect, et quelque peu troublant, que le Canada, SPC et le ministre Mendicino continuent de qualifier les interdictions énumérées dans les Modalités de « contraintes », alors que la preuve démontre clairement que SPC peut décider unilatéralement de modifier n’importe quelle disposition des Modalités à sa guise et de la manière qu’il juge opportune. La suppression à la dernière minute de l’interdiction d’utiliser des fonds pour des services de police spécialisés en est une illustration éloquente. Une limite ou une restriction qu’une personne s’impose à elle-même et sur laquelle elle a un contrôle total n’est pas une contrainte. C’est un choix. Et ici, il semble que, pour le moment, SPC et le Canada aient fait le choix délibéré de maintenir l’interdiction d’utiliser les fonds des services de police autochtones autogérés pour le financement des installations ou pour les frais de représentation juridique, même s’il n’y a aucune preuve d’un quelconque raisonnement permettant de le justifier.

[195] Dans ce contexte, je conclus qu’il convient d’inclure dans les mesures de réparation à ordonner par la Cour la mesure prohibitive proposée à titre subsidiaire par l’IPCO dans son mémoire des faits et du droit.

IV. Conclusion

[196] Pour tous ces motifs, j’estime que l’IPCO a satisfait au critère tripartite conjonctif établi dans l’arrêt RJR-MacDonald pour justifier l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire rétablissant, sur une base temporaire et à certaines conditions, le financement des services de police T3PS, APS et UCCM. Me fondant sur les éléments de preuve dont je dispose, je conclus que l’IPCO a démontré l’existence d’une question sérieuse à juger dans sa plainte sous-jacente, qu’elle a fourni des éléments de preuve clairs, convaincants et non conjecturaux démontrant que les collectivités autochtones qui bénéficient de l’un ou l’autre des trois services de police subiront un préjudice irréparable si une injonction mandatoire n’est pas accordée, et que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi de la réparation demandée.

[197] Je conclus également qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle dans laquelle il est juste et équitable que la Cour intervienne et exerce son pouvoir discrétionnaire en faveur de l’IPCO, afin de prévenir le préjudice qui sera causé à la sécurité publique et à la sécurité personnelle des populations autochtones résidant dans les collectivités dont s’occupent le T3PS, l’APS et l’UCCM si la cessation du financement des trois services de police est maintenue.

[198] Il sera donc ordonné à SPC de transférer sans délai des fonds au T3PS, à l’APS et à l’UCCM pour une période de 12 mois, d’une manière qui soit conforme à la Politique et au moins à hauteur des montants versés dans le cadre des dernières ententes de financement tripartites pour l’exercice financier 2022-2023. Pendant cette période de 12 mois, le T3PS, l’APS et l’UCCM seront également libérés de toute obligation de conformité aux dispositions contenues dans l’article 6 des Modalités interdisant l’utilisation des fonds pour les [traduction] « coûts liés à l’amortissement, à la dépréciation et aux intérêts sur les prêts » et pour « les frais juridiques liés à la négociation de l’accord et à tout différend relatif à l’accord ou au financement reçu en vertu de l’accord ».

[199] Cependant, rien ne justifie que la Cour prononce une quelconque forme de jugement déclaratoire ou ordonne la suspension pure et simple des interdictions contenues dans l’article 6 des Modalités. Ces mesures de réparation demandées par l’IPCO dans la présente requête seront rejetées.

[200] Étant donné que la présente requête est accueillie en partie, aucuns dépens ne seront adjugés.

 


ORDONNANCE au dossier T-961-23

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est accueillie en partie.

  2. Sécurité publique Canada, au nom du gouvernement du Canada, doit sans délai transférer des fonds au Treaty Three Police Service [T3PS], au Anishinabek Police Service [APS] et au UCCM Anishnaabe Police Service [UCCM] pour une période de 12 mois, d’une manière qui soit conforme aux dispositions de la Politique sur les services de police des Premières Nations et au moins à hauteur des montants versés dans le cadre des dernières ententes de financement tripartites pour l’exercice financier 2022-2023.

  3. Au cours de cette période de 12 mois, le T3PS, l’APS et l’UCCM sont libérés de toute obligation de conformité aux dispositions contenues à l’article 6 des modalités relatives au financement des services de police des Premières Nations et des Inuits interdisant l’utilisation des fonds pour les [traduction] « les coûts liés à l’amortissement, à la dépréciation et aux intérêts sur les prêts » et pour [traduction] « les frais juridiques liés à la négociation de l’accord et à tout différend relatif à l’accord ou au financement reçu en vertu de l’accord ».

  4. Les autres mesures de réparation demandées par l’IPCO dans la présente requête sont rejetées.

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-961-23

INTITULÉ :

CHEFS DE POLICE AUTOCHTONES DE L’ONTARIO c SÉCURITÉ PUBLIQUE CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 30 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Julian N. Falconer

Jeremy Greenberg

Shelby Percival

pour la requérantE

Michael Roach

Sean Stynes

pour l’intimé

Julie McGregor

pour l’intervenante

AVOCAT INSCRITS AU DOSSIER :

Falconers LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR la REQUÉRANTe

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

Assemblée des Premières Nations

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE