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Procureur général du Québec c. Carle, 2024 QCCS 822 (CanLII)

Date :
2024-03-13
Numéro de dossier :
550-17-013101-231
Référence :
Procureur général du Québec c. Carle, 2024 QCCS 822 (CanLII), <https://canlii.ca/t/k3h23>, consulté le 2024-05-08

Procureur général du Québec c. Carle

2024 QCCS 822

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE GATINEAU

 

No :

 

550-17-013101-231

 

 

 

DATE: 

13 mars 2024

_____________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE PAUL MAYER J.C.S.

_____________________________________________________________________

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

 

Demanderesse

c.

 

GUILLAUME CARLE

 

Défendeur

 

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

_____________________________________________________________________

 

1.  INTRODUCTION

[1]        Le Procureur général du Québec (« PGQ ») agissant pour le Ministre de l’énergie et des ressources naturelles (MERN) demande l’expulsion de M. Guillaume Carle (« M. Carle ») d’une terre du domaine de L’État située aux abords du Lac Griffin, du Canton de Brie (« l’Emplacement), que ce dernier occupe sans autorisation dudit MERN.

[2]        Le défendeur, M. Carle, qui se représente seul à l’audience, conteste la demande. Il sollicite son rejet.

[3]        Il soumet plusieurs moyens en défense. Entre autres :

         en 1999, des gardes-chasses lui ont donné la permission de construire un campement. Il a dépensé 35 000 $ pour construire un chalet;

         en 1994 et 2004, il a communiqué avec le MERN pour obtenir une concession de terrain;

         il y a 25 ans qu’il occupe l’Emplacement. Le MERN est donc prescrit d’obtenir son éviction.

         il ne reconnait pas que le Gouvernement du Québec est propriétaire de l’Emplacement puisque c’est un territoire Algonquin non-cédé;

         il ne reconnait pas l’autorité du Gouvernement du Québec de l’expulser de l’Emplacement puisque c’est le Gouvernement fédéral qui a l’autorité sur les Autochtones du Canada en vertu de la constitution canadienne; et

         la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (« la Déclaration ») fait obstacle à l’occupation sans droit.

2.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]        Le Tribunal est saisi des questions suivantes :

1.   M. Carle occupe-t-il l’Emplacement sans l’autorisation de l’État?

2.   La ratification par le Canada de la Déclaration fait-elle obstacle à l’occupation sans droit?

 

 

 

 

 

3.  M. CARLE OCCUPE-T-IL L’EMPLACEMENT SANS L’AUTORISATION DE L’ÉTAT?

     3.1  Le contexte

        3.1.1  Les parties

[5]        Le MERN exerce, à l’égard des terres de l’État placées sous son autorité, les droits et pouvoirs inhérents aux droits de propriété[1].

[6]        M. Carle soumet qu’il est un Grand Chef autochtone. Il dit qu’il existe une preuve génétique soutenant qu’il possède une ascendance autochtone. Il relate avoir, entre autres, travaillé aux Nations-Unies et qu’il a rédigé 7 des 13 pages de la Déclaration.

        3.1.2  L’Emplacement

[7]        Tel que susmentionné, M. Carle témoigne qu’en 1999, il a obtenu la permission de construire un chalet sur le Lac Griffin par des gardes-chasses. Il dépose en preuve une lettre du MERN, du 30 novembre 1999, qui, selon lui, prouve son droit d’occuper l’Emplacement :

Fort-Coulonge, le 30 novembre 1999

 

M. Guillaume Carle

Night Hawk Technologies Inc.

130 Slater Street, Suite 250

Ottawa, Ontario K1P 6E2

 

Objet :   Demande de concession d’un terrain, canton de Saint-Malo, lac innommé situé au nord-est des lacs Corbett

_______________________________________________________

 

Nous accusons réception de votre demande de terrain ainsi que du chèque de 28,76 $ relativement à l’objet mentionné sous rubrique.

Lors de notre rencontre en septembre dernier, je vous ai suggéré de choisir un plan d’eau, plus grand que celui que vous aviez choisi, dans les territoires non organisés de la MRC de Pontiac.

Après avoir examiné les cartes et en fonction de vos besoins, je vous propose un site en particulier sur l’extrait de carte ci-joint. À ma connaissance, ce plan d’eau est inoccupé et n’a jamais fait l’objet d’une demande particulière.

Si cette proposition répond à vos besoins, veuillez nous en informer afin de poursuivre l’analyse de votre demande. À cet égard, nous devrons nous engager dans des consultations auprès des différents ministères et organismes publics; démarches que nous pourrons effectuer conjointement si nécessaire.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.

 

Le responsable du bureau local,

 

s) Bernard Carrière

Bernard Carrière[2]

(….)

[8]        L’extrait de la carte jointe à la lettre montre que le site proposé par le MERN est situé dans le Canton d’Anjou.

[9]        De plus, M. Carle dépose en preuve une lettre du MERN, en date du 9 janvier 2004, qui l’informe que son dossier de demande de bail sur le Lac Griffin est fermé. On lui demande de faire parvenir un nouveau chèque.

Le 9 janvier 2004

M. Guillaume Carle

[...]

Gatineau (Québec) [...]

 

N/Réf. :  703532 00 000

 

Objet :   Demande de bail à des fins communautaires – Aboriginal Training centre – Lac Griffin

 

Monsieur,

Suite à une vérification de votre dossier, nous vous informons que votre dossier est présentement fermé au ministère et sommes dans l’obligation de vous demander de nous faire parvenir un nouveau chèque de 28,76 $ (25 $ plus taxes), au nom du ministre des Finances, concernant les frais d’ouverture de votre requête d’ici le 6 février 2004.

Nous vous remercions de votre collaboration et pour de plus amples informations, veuillez communiquer avec le soussigné aux coordonnées inscrites au bas de la présente.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.

 

s) Patrick Autotte

Patrick Autotte

Technicien en gestion du territoire public[3]

[10]     M. Carle soumet que, le 27 janvier, il a transmis au MERN ledit chèque. Il prend donc pour acquis qu’il a donc un droit d’occupation en bonne et due forme.

[11]     Au cours des années, M. Carle et sa famille utilise l’Emplacement pour des cérémonies de partage culturel, d’apprentissage du territoire, un lieu de guérison, d’enseignement des traditions et de préparation pour traverser du vivant au-delà de la mort. Il a reçu plusieurs invités de tous les coins du pays.

        3.1.3  Le litige

[12]     En 2018, suite à la réception d’une plainte à l’effet que l’Emplacement était occupé illégalement, une visite est effectuée par des inspecteurs du MERN.

[13]     Un avis de prise de possession est apposé sur le chalet[4].

[14]     Quelques années plus tard, en juillet 2020, M. Carle téléphone au MERN. Il déclare être propriétaire du chalet faisant l’objet de la prise de possession, tel qu’il appert à la déclaration de propriété d’un bâtiment rempli par M. Steve Carrière[5].

[15]     Suite à cet appel téléphonique, le 22 août 2022, le MERN transmet à M. Carle une mise en demeure lui demandant de délaisser l’Emplacement et d’enlever toute construction et tout bien s’y trouvant d’ici le 30 septembre 2022, à défaut de quoi des procédures judiciaires seront entreprises pour reprendre possession des lieux[6].

[16]     En février 2023, les inspecteurs du MERN effectuent une nouvelle inspection. Ils constatent que l’Emplacement est encore occupé[7].

[17]     Ainsi, le 18 septembre 2023, le PGQ dépose une demande introductive d’instance en expulsion et remise en état.

     3.2  Le Droit

[18]     Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur les terres du domaine de l’État (« LTDE ») :

2.  Le ministre exerce à l’égard des terres du domaine de l’État qui sont sous son autorité les droits et pouvoirs inhérents au droit de propriété.

1987, c. 23, a. 2; 1995, c. 20, a. 3; 1999, c. 40, a. 317.

54.  Nul ne peut ériger ou maintenir un bâtiment, une installation ou un ouvrage sur une terre sans une autorisation du ministre ayant l’autorité sur cette terre. Cette autorisation n’est pas requise dans l’exercice d’un droit, l’accomplissement d’un devoir imposé par une loi ou dans la mesure prévue par le gouvernement par voie réglementaire.

1987, c. 23, a. 54.

60.  Le ministre ou l’organisme public qui a l’autorité sur une terre peut, par demande signifiée à toute personne qui occupe sans droit une terre, demander à un juge de la Cour supérieure un ordre dans la forme d’une ordonnance d’expulsion.

Cette demande, accompagnée d’un avis de présentation d’au moins 6 jours francs, doit être entendue sommairement dans le district où la terre est située.

1987, c. 23, a. 60; 1995, c. 20, a. 29; N.I. 2016-01-01 (NCPC).

61.  Sur preuve satisfaisante que telle personne est injustement en possession d’une terre, le juge peut ordonner à la personne de délaisser la terre et d’en livrer la possession au ministre ou à l’organisme public. De plus, le juge peut ordonner la remise en état des lieux et, à défaut, autoriser le ministre ou l’organisme public qui a l’autorité sur cette terre à faire effectuer les travaux requis aux frais de l’intimé.

Cette ordonnance a le même effet qu’une ordonnance d’expulsion et elle est exécutée de la même manière qu’une telle ordonnance à la suite d’une action possessoire.

Le dixième jour suivant la date où le jugement devient exécutoire, tous les biens qui font l’objet du jugement sont dévolus, sans indemnité et en pleine propriété, au domaine de l’État. Ce ministre ou cet organisme public peut renoncer à cette dévolution aux conditions qu’il détermine.

1987, c. 23, a. 61; 1995, c. 20, a. 30; 1999, c. 40, a. 317; N.I. 2016-01-01 (NCPC).

(nous soulignons)

[19]     Les biens de l’État sont, en principe, imprescriptibles :

916.  Les biens s’acquièrent par contrat, par succession, par occupation, par prescription, par accession ou par tout autre mode prévu par la loi.

Cependant, nul ne peut s’approprier par occupation, prescription ou accession les biens de l’État, sauf ceux que ce dernier a acquis par succession, vacance ou confiscation, tant qu’ils n’ont pas été confondus avec ses autres biens. Nul ne peut non plus s’approprier les biens des personnes morales de droit public qui sont affectés à l’utilité publique.[8]

[20]     La jurisprudence a établi trois critères qui doivent être démontrés pour établir qu’une personne est « injustement en possession » au sens de l’article 61 de la LTDE :

1.   l’Emplacement visé fait effectivement partie du domaine de l’État;

2.   le défendeur occupe cet emplacement; et

3.   cette occupation a lieu sans l’autorisation de l’État.[9]

[21]     Dès que ces trois conditions sont constatées, le juge est tenu d’ordonner le délaissement de l’Emplacement.

[22]     Comment est-ce que cela se traduit avec les faits?

     3.3  La preuve

[23]     M. Steve Carrière, technicien en gestion du territoire public auprès du MERN, témoigne à l’effet que M. Carle occupe l’Emplacement situé sur le Lac Griffin, dans la municipalité de Lac-Nigault, partie non divisée du Canton de Brie, feuillet 31K07-200-0101 du système québécois de référence cartographique, aux coordonnées MTM, Fuseau 09, Nord 5129871, Est 274508.

[24]     Il relate que l’Emplacement fait partie du domaine de l’État, tel qu’il appert de la Déclaration énonçant l’appartenance d’une terre au domaine de l’État[10].

[25]     Il indique que M. Carle ne détient aucun droit de propriété, bail, droit d’occupation ou autre autorisation sur l’Emplacement, tel qu’il appert d’un extrait du Registre du domaine de l’État[11].

[26]     Il souligne que la lettre du MERN du 30 novembre 1999 (D-1) fait référence à un autre terrain dans le Canton d’Anjou.

[27]     Lors de son témoignage, M. Carle admet qu’il a procédé à l’érection d’un chalet, 4,9 m par 4,9 m sur l’Emplacement au coût de 35 000 $. Il a également ouvert et entretenu cinq kilomètres de sentier.

     3.4  Analyse

[28]     Le Tribunal est d’avis que M. Carle occupe sans droit l’Emplacement faisant partie du domaine de l’État.

[29]     Les installations érigées sur l’Emplacement s’avèrent continues et permanentes.

[30]     M. Carle ne bénéficie d’aucune autorisation pour occuper l’Emplacement.

[31]     La lettre du 30 novembre 1999 (D-1) ne prouve pas un droit d’occupation. En fait, elle vise un site distinct situé dans le Canton d’Anjou, alors que le site qu’occupe M. Carle est dans le Canton de Brie.

[32]     La lettre du 9 janvier 2004 (D-3) ne régularise pas l’occupation. Le témoignage de M. Carrière à l’effet que le dossier est fermé par défaut de M. Carle de donner suite est probant.

[33]     M. Carrière a témoigné qu’après l’avis de prise de possession de 2020 (P-3), il a demandé à M. Carle de lui fournir des documents établissant son droit d’occupation, ce qui n’a pas été fait. Il dit que M. Carle a certes ouvert un dossier, mais il n’a pas fourni les documents requis en appui à sa demande.

[34]     Rappelons également que, selon l’article 916 du Code civil du Québec, nul ne peut intenter une action possessoire contre l’État. La tolérance à l’empiètement n’est pas génératrice de droit.

[35]     Le Tribunal conclut que le PGQ a établi de manière probante les trois éléments de preuve requis permettant d’accueillir la présente demande.

4.  LA RATIFICATION PAR LE CANADA DE LA DÉCLARATION DES NATIONS-UNIES POUR LE PEUPLE AUTOCHTONE FAIT-ELLE OBSTACLE À L’OCCUPATION SANS DROIT?

    4.1  La position de M. Carle

[36]     M. Carle soutient être autochtone génétiquement. Il communique la Déclaration et réfère à plusieurs de ses articles.

[37]     Il plaide avoir le droit d’occuper l’Emplacement, affirmant qu’il s’agit d’un territoire autochtone et que ce territoire n’appartient pas à l’État.

    4.2  Analyse

[38]     Dans le cas en l’espèce, M. Carle ne présente aucune preuve établissant qu’il fait partie d’une communauté titulaire d’un droit ancestral sur l’Emplacement.

[39]     Tel que la Cour Suprême l’a déterminé dans la cause Van der Peet en 1996 :

« Pour constituer un droit ancestral, une activité doit être un élément d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question. »[12]

[40]     La défense des droits ancestraux soulevée de façon générale par M. Carle ne rencontre pas les critères établis par la jurisprudence en ce qui concerne les terres du domaine de l’État.

[41]     Alléguer la Déclaration ne saurait remplacer le processus prévu en droit interne canadien pour faire valoir des droits ancestraux.[13]

[42]     En conclusion, le Tribunal est d’avis que le PGQ établit de manière probante les éléments de preuve requis qui permettent d’accueillir la demande.

[43]     Ayant toutefois entendu la preuve, le Tribunal accorde à M. Carle, tel que suggéré par le PGQ, un délai jusqu’au 1er octobre 2024 pour la remise en état de l’Emplacement.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[44]     ORDONNE au défendeur GUILLAUME CARLE de délaisser l’Emplacement faisant partie intégrante des terres du domaine de l’État à savoir :

« un emplacement situé dans la municipalité de Lac-Nigault du Canton de Brie, feuillet 31K07-200-0101 du système québécois de référence cartographique, aux coordonnées MTM, Fuseau 09, Nord 5129871, Est 274508 »,

         et d’en délivrer la possession au ministre des Ressources naturelles et des Forêts ou à toute personne autorisée par elle à le recevoir, au plus tard le 1er octobre 2024.

[45]     ORDONNE au défendeur de remettre les lieux en état en enlevant toute construction et déchet s’y trouvant, le ou avant le 1er octobre 2024.

[46]     À DÉFAUT,

[47]     AUTORISE la demanderesse, pour une période de trois ans à compter du défaut, à effectuer les travaux de remise en état requis à cette fin aux frais du défendeur.

[48]     DÉCLARE que, le 1er octobre 2024, tous les biens tant meubles qu’immeubles se trouvant sur l’Emplacement seront dévolus, sans indemnité et en pleine propriété, au domaine de l’État, le tout conformément aux prescriptions de l’article 61 in fine de la Loi sur les terres du domaine de l’État (RLRQ, c. T-8.1).

[49]     LE TOUT, avec frais de justice.

 

 

_____________________________

Paul Mayer, j.c.s.

 

 

Me Mathieu Jacques

Procureur du PGQ

 

M. Guillaume Carle

Se représente personnellement

 

Dates d’audition : 6 et 7 mars 2024



[2]    Pièce D-1.

[3]    Pièce D-3.

[4]    Pièce P-3.

[5]    Pièce P-4.

[6]    Pièce P-5.

[7]    Pièce P-6.

[8]    art. 916 C.C.Q.

[9]    Municipalité régionale du comté de Manicouagan c. Entreprises R & G St-Laurent, 2021 QCCA 1122, par. 32; Québec (Procureur général) c. Bérubé, 2012 QCCA 1496, par. 81.

[10]    Pièce P-1.

[11]    Pièce P-2.

[12]    R. c. Van der Peet, (1996) 1996 CanLII 216 (CSC), 2 R.C.S. 507.

[13]    Procureur général du Québec c. Lebel, 2023 QCCS 4462.