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Introduction

La notion des émotions peine à prendre sa place comme donnée de navigation dans les sciences sociales. Est-ce parce que le fait d’entrer dans l’univers des émotions nous éloigne d’un univers de rationalité? Enquêter en sciences sociales ou intervenir dans un contexte social ne peut faire fi de la posture de l’enquêteur ou de l’intervenant, ni même de son rapport au monde (Ingram, 2013; Lainé, 1998). Dans certaines disciplines, comme le travail social, les émotions ont une place dans la profession : elles sont encadrées pour limiter leurs manifestations dans la relation entre le professionnel et le bénéficiaire (O’Leary, Tsui et Ruch, 2013). Dans la manifestation scientifique (recherche) ou politique (analyse des politiques sociales) de cette discipline, par ailleurs, il est fréquent que les émotions disparaissent ou se voient privées de légitimité (Ingram, 2013). Parfois aussi, les émotions se retrouvent sous la loupe des chercheurs, comme lorsque l’enquête porte sur les entreprises morales derrière les politiques sociales ou encore l’engagement militant dans des pratiques de défense des droits (Becker, 1985). Dans la profession de travailleuse sociale, la place des émotions laisse place à la controverse, étant très souvent perçue comme un terrain trop glissant pour s’y référer lors de prises de décisions liées à la situation des bénéficiaires, par crainte d’induire un risque de préjudice à leur égard (Cook, 2017; Hardy, 2017). C’est d’ailleurs en ce sens que nous entendons la notion des émotions : ce sont des manifestations physiques qui ont une fonction psychologique (Feldman Barrett, 2012). Elles se comprennent de manière subjective et s’inscrivent aussi dans une réalité sociale. Feldman Barrett (2012) prend pour exemple les plantes d’un jardin. C’est l’esprit humain qui divise ces plantes en fleurs et en mauvaises herbes. Sans l’esprit humain, ces plantes ne sont que des plantes. Il en va de même pour les sourcils froncés et la perception d’un visage en colère. Selon les codes d’analyse, il pourrait tout autant s’agir d’un visage exprimant de la surprise ou de l’incrédulité. Si l’on transpose cela dans l’univers du travail social, ces manifestations de sensations affectives qui surviennent à travers des interactions sociales sont bien souvent envisagées comme des biais, des résonances, du transfert/contre-transfert, des éléments pouvant mettre la saine distance professionnelle à risque s’ils ne sont pas précautionneusement examinés (Alexander et Charles, 2009; O’Leary, Tsui et Ruch, 2013).

Avec la rationalité gestionnaire et les nouvelles pratiques de management en travail social (Bellot, Bresson et Jetté, 2013), les émotions ont peu de place dans les prises de décisions puisque les procédures, les formulaires et les règlements permettent d’analyser les situations sociales et d’intervenir avec objectivité, et surtout de manière uniforme, auprès des personnes qui font l’objet de l’analyse ou de l’intervention sociale. Dans une série d’articles sur l’intervention en travail social (Grimard et Zwick, 2016a; 2016b; Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020), la capacité d’agir des intervenants sociaux a été explorée de différentes manières. Comment travailler avec les bénéficiaires, comment s’effectue leur activation, dans un contexte où on demande autant aux bénéficiaires qu’aux intervenants de s’impliquer dans la mise en place de solutions, mais où ces derniers, manquant de ressources, vont parfois jusqu’à mettre en péril leur santé mentale? Ces transactions sociales sont coûteuses pour les intervenants, certes, mais elles le sont aussi pour les bénéficiaires et pour la société, qui subissent certainement des impacts de ces transactions inabouties, mal coordonnées ou sans solution bureaucratique (par exemple, dans le cas d’allers-retours entre divers services qui se renvoient le dossier du bénéficiaire). 

Dans cet article, nous aimerions poursuivre cette réflexion sur la capacité d’agir des intervenants sociaux et l’élargir à la question de l’intervention et des émotions. À l’heure actuelle, sommes-nous face à un possible changement de paradigme où la techno-bureaucratie, comme champ d’application des décisions politiques, est arrivée à l’une de ses limites dans la sphère de l’intervention sociale?

Le tournant affectif (Clough, 2008; Woodward, 1996), en d’autres termes la nécessité de prendre en considération les aspects affectifs de l’intervention plutôt que de les invisibiliser, a-t-il le potentiel de jeter sur les pratiques d’intervention sociale un éclairage nouveau, qui pourrait permettre une conception plus créative de l’application des lois et de la mise en place de politiques sociales? Nous présenterons d’abord un état des lieux des émotions en travail social. Puis, nous aborderons l’absence de place accordée aux émotions vécues par les intervenants sociaux dans leurs prises de décisions professionnelles et l’impact de cette réalité sur leur capacité d’agir dans certaines sphères d’intervention sociale. Pour ce faire, nous nous servirons de trois enquêtes menées par les autrices (Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020; Hamisultane, 2017; MacDonald, Fortin et Houde, 2022) où la question des émotions occupait une place centrale dans les interventions, mais n’a pu être prise en compte. Pour conclure, nous proposerons une réflexion sur les liens à établir entre la notion de mutualité et les pratiques créatives, ainsi qu’une possible piste d’entrée pour réexaminer le contexte d’intervention sociale en y implantant une place pour les émotions.

1. Un état des lieux des émotions dans le travail social : entre pratique, éthique et techno-bureaucratie

Les émotions dirigent donc notre attention et offrent certaines modalités d’interprétation des situations et des relations (Ingram, 2015). L’usage des émotions demande en effet, à tout coup, de s’engager dans une pratique réflexive. Pour Holmes (2010), avoir une pratique réflexive permet aux individus de combiner les facettes psychologiques et sociologiques du soi, ce qui renvoie la discussion à une dimension macrosociologique où les émotions doivent être examinées en fonction du contexte culturel dans lesquelles elles se situent, et non pas exclusivement en termes d’expériences ressenties individuellement (Ingram, 2015).

Envisagé ainsi, l’usage des émotions dans la pratique du travail social pourrait amener les intervenants sociaux à aller au-delà de la simple identification du besoin de la personne bénéficiaire et de l’offre d’une solution générique, ce qui demanderait de surpasser l’offre d’une solution temporaire pour répondre à une souffrance subjective induite par une situation sociale. Il en résulterait une réponse sur mesure qui se caractériserait à la fois par son unicité et sa flexibilité, ce qui suppose une pluralité de formes de réponses possibles. En soit, cela ne devrait pas poser problème. En effet, si l’on examine la notion de professionnalisme d’assez près, on constate que d’importants rapprochements peuvent être faits avec cette singularité qu’adopte l’intervenant pour faire des choix à travers une multiplicité d’options.

Le professionnalisme en travail social est à la fois issu d’un mélange entre une éthique personnelle et une éthique préconisée par la profession (Pullen Sansfaçon, Marchand et Crête, 2014). Des codes juridiques, théoriques, éthiques et normatifs encadrent donc la profession et délimitent ses frontières. Le professionnalisme est ainsi dynamique et se module en fonction de nombreux critères. Un de ces critères, qui est le plus fortement approfondi dans la formation en travail social, est la question des valeurs (Pullen Sansfaçon, Marchand et Crête, 2014). Les valeurs sont utilisées pour leur rôle structurant dans la profession du travail social; elles sont mobilisées à titre personnel par des individus pour définir et structurer leur identité personnelle; les identifier permet de mieux se connaître, de mieux définir son identité et de savoir ce qui est en jeu dans les prises de décisions professionnelles. Si l’on reprend l’idée que les valeurs en travail social servent de guide pour encadrer, définir et orienter la profession, on constate dans la documentation officielle de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ) que des valeurs particulières ont été mises de l’avant pour la profession. Par exemple, le respect de la dignité, la poursuite de la justice sociale, le service à l’humanité et l’intégrité dans l’exercice de la profession sont au fondement même de la profession et transversaux au Code de déontologie des membres de l’OTSTCFQ (Code de déontologie des membres de l’OTSTCFQ, c.26, r.286). Par contre, les valeurs au coeur de l’identité professionnelle demeurent propres à chaque personne et s’enchevêtrent avec la vision que les personnes ont de leur apport en matière d’intervention, des rôles qu’elles jouent (qui dépendent largement du mandat et du contexte où elles exercent), ainsi que des approches en intervention qu’elles privilégieront (Pullen Sansfaçon, Marchand et Crête, 2014). Ce métissage des valeurs et des identités sur un fond de professionnalisme donne donc à voir une multiplicité de visages de l’intervention.

Ceci implique cependant certains risques de glissement. Dans une enquête menée par le Collectif de recherche sur l’itinérance il y a plus d’une dizaine d’années, par exemple, des intervenants ont mentionné avoir fait des pieds et des mains pour qu’une femme âgée rencontrée dans la rue n’y demeure pas, tout en déclarant ne pas avoir déployé autant d’efforts pour les hommes âgés rencontrés dans la rue cet hiver-là. Pour expliquer la plus grande considération accordée aux femmes âgées à la rue, ces intervenants ont eu recours à une hypothèse : les hommes doivent « s’en sortir » eux-mêmes, référant ainsi à la masculinité hégémonique où l’homme pourvoyeur ne peut être vulnérable ou, s’il l’est, il doit trouver les moyens lui-même de se sortir de sa situation de vulnérabilité (Côté, Flynn, Blais et al., 2017). C’est là où les valeurs mobilisées en intervention sociale peuvent être teintées d’une couleur très personnelle : au nom du service à l’humanité et du respect de la dignité, des intervenants sont intervenus rapidement auprès d’une femme en situation d’itinérance pour la « sortir de la rue »; l’aide fournie a été plus prompte envers cette dame qu’envers tous les hommes itinérants rencontrés le même hiver, car « les hommes doivent s’en sortir eux-mêmes ». Les émotions sont sans cesse présentes dans les cadres d’analyse et d’intervention, mais elles sont souvent sous-analysées et invisibilisées. Elles font en sorte que les intervenants s’investissent davantage auprès de certains bénéficiaires et moins auprès d’autres, sans trop s’en rendre compte.

Pour éviter ces situations, encadrer la présence d’émotions et de pratiques réflexives dans l’intervention et s’assurer d’être équitable, neutre, transparent et objectif dans l’application des pratiques, se déploient alors une diversité de mesures, de règlements, de prescriptions et de lois. Le Code des professions du Québec (L.R.Q. c. C-26) et le Code de déontologie des membres de l’OTSTCFQ (C-26, r286), par exemple, en sont des manifestations tangibles. Il est toutefois important de souligner ici certaines tensions qui émergent chez les intervenants. Ce n’est pas le principe derrière ces différentes prescriptions (selon lequel il faut des règles communes et qu’il est nécessaire que la profession et les responsabilités qu’elle implique ne relèvent pas du libre arbitre de chacun et chacune) qui semble être au coeur de ces tensions. C’est plutôt l’application sans nuance de ces règles dans la pratique (celle-ci étant parsemée de zones grises) qui pose parfois problème. Certes, le code de déontologie (pour ne donner que cet exemple) offre des guides de conduite, mais il ne répond pas à toutes les questions pratiques, comme les conséquences précises que peut avoir un choix plutôt qu’un autre sur une relation singulière entre un travailleur social ou une travailleuse sociale et une personne suivie (d’autant plus que ces conséquences ne sont souvent pas clairement définies comme « bonnes ou mauvaises », mais plutôt comme « bonnes ou moins bonnes » ou « mauvaises ou pires »). Ce sera donc souvent le jugement discrétionnaire du travailleur social qui entrera en jeu (Mattison, 2000). Le recours à ce jugement discrétionnaire se rapproche grandement de ce que Pauzé (2014 : 11) présente comme un processus d’« autorégulation » lors d’une décision délicate à prendre : « cette régulation émerge de l’individu, qui décide par lui-même de ses choix et de ses actions, sur la base d’une réflexion critique portant sur les normes d’une situation particulière ». Rondeau (2007 : 9, cité dans Pauzé, 2014 : 12) souligne que « l’autorégulation telle qu’elle est comprise en éthique renvoie à la capacité du sujet moral d’agir à partir de valeurs sur lesquelles il a délibéré, plutôt qu’à partir de règles ou de normes auxquelles il obéit aveuglément ». La délibération et la priorisation de valeurs lors d’une réflexion éthique sont largement teintées d’un gut feeling, difficilement documentable, mais essentiel lors de décisions difficiles à prendre en intervention (Ingram, 2015). Dans ce sens, plusieurs jugeront que l’obligation d’appliquer de façon rigide les cadres proposés, sans faire appel à quelque chose de plus profondément senti, est un processus qui réprime le gut feeling, nuit au jugement discrétionnaire et oblige l’intervenant à se tourner vers des réponses déjà faites qui ne correspondent pas toujours aux situations, ce qui peut alors créer un fort inconfort chez le professionnel (Alexander et Charles, 2009; Ingram, 2015; O’Leary, Tsui et Ruch, 2013).

Pour autant, laisser plus de place à la compréhension des émotions dans nos pratiques afin de répondre à une souffrance subjective induite par une situation sociale complexe s’avère souvent impossible, car le problème social peut être entremêlé à d’autres, trop complexe pour le temps imparti dans la charge de travail ou encore incompatible avec les exigences de quantification des gestes d’intervention et de résultats de l’intervention sociale (Bentayeb et Goyette, 2013). Cela incite à croire que l’usage des émotions est probablement incompatible avec les nouvelles pratiques gestionnaires de l’intervention sociale (Le Pain, Kirouac, Larose-Hébert et al., 2021). En effet, pour encadrer les pratiques et les ajuster au temps et à l’argent manquants, s’ajoute aux prescriptions précédemment citées la Loi sur l’administration publique (LAP), qui exige des évaluations de programmes où les statistiques sont le reflet d’une quantification de gestes qualitativement posés (Bentayeb et Goyette, 2013).

La technocratie joue ainsi un rôle crucial pour assurer la prédictibilité, l’efficacité et l’application équitable de ces mesures, règles et lois (Bellot, Bresson et Jetté, 2013; Lefort, 1971). Or, au Québec, prenons l’exemple de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), qui fait l’objet d’un acharnement médiatique ces derniers temps en raison de situations dramatiques et mortelles qui ont échappé à sa vigilance. La mort de plusieurs enfants en bas âge au cours des dernières années a été dénoncée à maintes reprises, et la DPJ a été accusée « de ne pas avoir fait son travail », ce qui a mené à la formation d’une commission parlementaire spéciale, la commission Laurent. Sans nous pencher en détail sur les différents angles explorés par cette commission, soulevons néanmoins que le recours par les intervenants aux outils uniformisés et imposés (soit des formulaires et des outils informatiques d’analyse des situations) met en lumière que ce sont des algorithmes qui prennent des décisions vitales et que ce processus trop bureaucratique ne permet pas aux intervenants d’exercer aussi leur jugement (Le Pain, Larose-Hébert, Namian et al., 2022; Turbide, 2019). La réflexivité des intervenants qui appliquent les réponses résultant du processus bureaucratique est soumise à critique, notamment quant à leur capacité de jugement des situations (Le Pain, 2020; Moisan, 2019). Quelle place accorder à la réflexivité? Comment faire en sorte que les intervenants qui évaluent les situations d’abus et de négligence à l’égard d’enfants puissent se référer à leur intuition, à leurs affects, à leurs émotions, en utilisant les outils d’évaluation en place tout en assurant un processus d’analyse empreint d’éthique? Dans un processus d’évaluation de la DPJ, les analyses et évaluations des intervenants sont détaillées dans un rapport qui est présenté à un comité. La prise de décision est complexe, revue par plusieurs instances et appuyée sur des constats psychosociaux solides. Mais ces outils sont décriés, perçus négativement, et leurs usages sont remis en question par les intervenants eux-mêmes, par le grand public, voire par les instances politiques (voir la commission Laurent) (Turbide, 2019). Si l’on ne peut utiliser son intuition, ses émotions et ses affects, et que l’on ne peut pas non plus utiliser les outils élaborés par des praticiens et des chercheurs, comment mener à bien l’évaluation psychosociale?

En nous appuyant sur des données de recherche, nous allons à présent exposer des situations de travail social où l’émotion est réprimée, engendrant des effets qui méritent d’être soulignés.

2. La répression des émotions dans la pratique du travail social : des effets sur la prise en compte de la complexité des situations

À partir d’une recherche (Hamisultane, 2017) sur les trajectoires socio-professionnelles, menée auprès de professionnelles[1] de l’intervention descendantes de migrants, examinant comment l’héritage migratoire peut se présenter de manière implicite dans la relation d’intervention, nous allons donner à voir en quoi la dimension émotionnelle est agissante, notamment en lien avec la question des valeurs, centrale en travail social.

Nous avons vu dans la section précédente la place des valeurs dans la profession et son entrecroisement avec les émotions. Si l’on décale un peu notre regard pour explorer la notion de valeur, on constate qu’elle se comprend aussi épistémologiquement. L’anthropologie reconnaît que les valeurs sont de l’ordre de l’idéal et non du concret. Exprimer ou se représenter des valeurs fait appel à un ordre moral, esthétique ou intellectuel, ce qui, de fait, induit le jugement et influence les conduites des personnes. Les valeurs agissent surtout du point de vue collectif et sont spécifiques, mais elles ne sont pas immuables et peuvent changer avec le temps. Les individus comme les groupes hiérarchisent les valeurs, les bonnes et les mauvaises. Au final, l’adhésion aux valeurs n’est pas une démarche rationnelle ni logique de la part d’une personne, mais réfère plutôt à la dimension affective. Or, « l’affect c’est précisément un mode de pensée qui n’a pas de caractère représentatif » (Deleuze, 1978). Lorsque le corps est affecté, comme le soutient Deleuze (1978), il est pourtant difficile d’admettre de pouvoir laisser de côté ce qui nous lie affectivement aux idées que l’on entretient sur quelque chose. Pour autant, le cadre institutionnel impose une neutralité des émotions de manière implicite. Dans le processus de rationalité instrumentale (Giust-Desprairies, 2013) dans lequel les sociétés néolibérales s’inscrivent aujourd’hui, les émotions deviennent des compétences lorsqu’elles sont « gérées » de manière normative selon l’environnement de travail (Hamisultane 2019a). Hochschild (2002) traduit également cette réalité par le concept de « travail émotionnel », selon lequel les émotions sont liées à des règles d’expression instituées par une construction sociale ou une organisation.

Cette gestion des émotions balance bien souvent vers leur répression et cela n’est pas sans effets. Nous allons présenter quelques extraits de la recherche précédemment citée qui nous semblent bien démontrer comment les émotions sont mises de côté en situation de travail. Cette recherche se base sur 11 récits de vie recueillis avec la méthode du « Roman familial et trajectoire sociale » (de Gaulejac, 1999; Hamisultane, 2017). Par cette méthode, le sujet est conduit à une réflexivité sur son histoire et ses choix dans sa trajectoire socio-professionnelle. Il s’autorise à prendre le chemin de l’introspection selon son désir d’investir une énigme de soi (Hamisultane, 2019b).

Une intervenante que nous appellerons Nadine, née au Québec et dont les parents ont migré à Montréal, est souvent affectée lorsqu’elle intervient auprès de personnes de la même origine que ses parents. Souvent, les usagers aimeraient qu’elle parle la langue du pays qu’elle représente par son phénotype. Pourtant, ce n’est pas le cas. Ces situations la gênent et elle préfère parfois ne pas intervenir auprès de ces personnes dont les exigences la renvoient à un manque de reconnaissance familiale (parce qu’elle ne parle pas très bien sa langue maternelle) auquel elle est souvent confrontée :

En fait moi, ça me crée un petit malaise, parce qu’ils s’attendent à ce que je sois capable de parler [sa langue d’origine]; ils me comprennent, sauf qu’après ils me disent « Ho beh toi, t’es née ici, toi tu parles pas très bien [la langue d’origine] » et je dis « Beh oui! Je suis née ici, je ne parle pas super bien ». 

Parfois, il s’agit du contraire. Parce qu’elle est issue de l’immigration, Nadine est rejetée par des personnes usagères d’origine canadienne-française. Dans ce type de situation, Nadine veut s’affirmer comme canadienne, même si ses valeurs proviennent aussi de son éducation socioculturelle parentale. Le manque de reconnaissance qu’elle subit de manière récurrente se traduit par une impression de n’être jamais de telle ou telle origine, de telle ou telle appartenance. Lorsque cette situation se présente dans l’intervention, la professionnelle est affectée, vivant cette non-reconnaissance comme une forme d’exclusion menaçant son identité et sa subjectivité (Cohen-Emerique, 2015). Ces expériences sont d’autant plus éprouvantes pour les personnes racisées, c’est-à-dire faisant l’objet de racisme, puisqu’elles s’inscrivent dans la complexité de rapports de domination et d’oppression. Par ailleurs, ces situations vécues, comme celle de Nadine, ne peuvent être exprimées au sein de l’institution. Comme le dénonce une autre intervenante : « si tu le dis, c’est toi le problème ». Le travail émotionnel, qui revient en l’occurrence à taire ces difficultés dans l’intervention, n’est pas sans conséquence, affectant d’autant plus les personnes qui vivent de la discrimination qu’elles doivent dissimuler les difficultés qu’elles subissent.

On constate que les valeurs subjectives, les appartenances et les représentations de l’autre, que ce soit du côté de l’intervenante ou de la personne usagère, influent sur les positionnements de la professionnelle. Par ailleurs, les contextes socio-historiques et politiques peuvent se présenter dans la relation d’intervention, en façonnant les prises de position par rapport à des valeurs collectives et sociétales. Prenons l’exemple de la Loi sur la laïcité de l’État au Québec, la loi 21[2], qui vise particulièrement les femmes voilées. Cette loi conduit à une hiérarchisation législative des représentations de valeurs de laïcité, laquelle doit à présent être supportée par l’individu (alors que dans les années 1970, il s’agissait de laïciser les institutions et non les individus). Or, nous avons vu que l’adhésion aux valeurs ne s’inscrit pas dans la rationalité, mais touche la dimension émotionnelle. Paradoxalement, la loi 21 donne à présent un pouvoir de rationalité aux valeurs représentatives de la laïcité. 

À l’époque de notre recherche, il s’agissait du projet de loi 60, connu sous le nom de Charte des valeurs québécoise ou Charte de la laïcité, qui avait avorté, non sans créer une large contestation et des malaises au sein des services sociaux et de santé. Des intervenantes de différentes confessions religieuses, notamment, voyaient dans cet acte politique une forme d’exclusion entrant en contradiction avec les valeurs du travail social et les renvoyant, pour celles issues de l’immigration, aux violences qu’elles avaient vécues dans leur pays d’origine (Johnson-Lafleur, Rousseau, Papazian-Zohrabian et al., 2016). Lors de nos entretiens de recherche, Astrid, intervenante psychosociale née au Québec, nous raconte qu’elle a décidé de porter le voile après le cégep, par choix personnel. En faisant ce choix, elle a perdu de nombreux amis. Spécialisée dans les violences infligées aux femmes, Astrid s’est vu refuser plusieurs postes d’intervenante, car on lui disait qu’elle ne pouvait pas intervenir dans un cadre idéologiquement féministe. Astrid a dû s’armer de volonté pour intégrer la manière dont ces refus venaient l’affecter. Même si elle travaille aujourd’hui dans un organisme oeuvrant contre les violences faites aux femmes qui l’a recrutée pour ses compétences plutôt que pour son apparence, son identité (professionnelle et personnelle) a été fragilisée par l’évènement de la charte des valeurs. Actuellement, nous ne connaissons pas l’impact que la loi 21 a pu avoir sur elle.

3. Rendre visibles les émotions en terrain de situations sociales complexes et de rigidité institutionnelle

Comme nous l’avons souligné précédemment à propos de la tension entre raison et émotion, l’émotion ne fait pas juste traverser la personne; celle-ci est en permanence affectée, touchée par les évènements (Le Breton, 2004). « Les décisions même les plus raisonnées, les plus froides, mobilisent l’affectivité, ce sont les processus sous-tendus par des valeurs, des significations, des attentes, etc. » (Le Breton, 2004 : 130). L’émotion ne peut être éliminée, mais elle est mise de côté, on la fait « couler dans un autre registre », pour citer Le Breton. L’émotion s’inscrit dans son propre chemin. La vie affective suit son cours, mais peut ressurgir à l’encontre de la volonté du sujet, lorsque le sens de cette affectivité cherche à émerger malgré tout (Giust-Desprairies, 2015), conduisant parfois à des problématiques de santé mentale, d’épuisement professionnel, de ce qu’on nomme aujourd’hui les risques psychosociaux (RPS). Les RPS deviennent des enjeux économiques et politiques, en ce qu’ils touchent de plus en plus d’employés nécessitant des arrêts de travail. Ainsi, le fait d’éliminer la prise en compte de la charge affective, qui se traduit par un système d’autogestion des émotions, ainsi que la place accordée aux valeurs dans les relations de travail, a donc aussi des conséquences sur le pouvoir d’agir des intervenants sociaux, comme nous allons le voir dans les prochains paragraphes. 

Une étude portant sur la question du pouvoir d’agir des intervenants auprès des personnes en situation d’itinérance (Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020; MacDonald, Fortin et Houde, 2022) révèle à quel point le travail émotionnel (porter la lourdeur de la complexité des situations multifactorielles et composer avec la réponse institutionnelle singulière qui ne répond aucunement à cette complexité) et les émotions ne sont pas prises en compte. Dans ce contexte, l’objectif des intervenants est d’accompagner et de soutenir les personnes afin de favoriser leur accessibilité aux services, de créer un sentiment de confiance et de les réaffilier au système public (Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020) :

Notre équipe a le rôle de créer le lien de confiance avec les personnes, les réapprivoiser au niveau du réseau, de les soutenir dans leurs démarches [...] Notre mandat, ce sont les usagers qui ne sont pas affiliés au réseau de la santé... Il faut les stabiliser le plus possible et, bien entendu, essayer de les sortir de la rue.

Professionnel #3

Selon les intervenants, les contraintes institutionnelles et la complexité de l’itinérance font obstacle à leurs pratiques d’intervention auprès des usagers. Ces contraintes viennent limiter leur pouvoir d’agir, tout en les incitant à développer leur marge de manoeuvre par la création de nouvelles stratégies visant à contourner les difficultés rencontrées. La rigidité du système engendre ainsi tout un lot de frustrations. Et plus la situation des usagers est complexe, plus le système de santé actuel subdivise les pratiques d’intervention, ce qui peut provoquer un sentiment d’éclatement de ces mêmes pratiques d’intervention, et du même coup un très grand sentiment d’impuissance dans les réponses données (Côté, Renard-Robert et MacDonald, 2020). Organisées par expertise, les pratiques d’intervention en matière d’itinérance donnent à voir un travail en « équipe itinérance » qui devrait permettre justement de répondre à la complexité du phénomène. Or, dans la réalité, le problème social que représente l’itinérance est vécu de manière bien individuelle et demande de très grandes capacités de navigation dans le réseau des services de santé et de services sociaux pour assurer la résolution d’une variété de problèmes. Selon les intervenants, le cloisonnement des services suscite une certaine déresponsabilisation chez les intervenants qui ne sont pas spécialisés en itinérance et oblige les usagers, par le fait même, à naviguer auprès de différents intervenants pour répondre à l’ensemble de leurs besoins.

D’autres enquêtes en itinérance ont également révélé que l’accès à ces services est un enjeu de taille pour les personnes concernées (Roy, Morin, Lemétayer et al., 2006), ce qui fait ressortir le caractère paradoxal de la volonté d’organiser les services en expertises pour permettre de mieux servir cette population, déjà largement défavorisée sur bien des fronts.

Une enquête sur les tribunaux en santé mentale (TSM) (MacDonald, Fortin et Houde, 2022), qui en explorait le fonctionnement et les effets à partir d’une pluralité de perspectives, a également remis en question les principes de justice thérapeutique sur lesquels ces tribunaux ont été fondés. Les TSM ont pour particularité d’oeuvrer auprès de populations ayant des problèmes de santé mentale et de marginalisation sociale (itinérance, pauvreté, etc.), connues pour être l’objet d’une forme de discrimination invisible, notamment par le fait que les savoirs de ces populations sont jugés non crédibles et qu’elles sont sujettes à des représentations moralisantes et infantilisantes (Robertson et Larson, 2016; MacDonald, Fortin et Houde, 2022). La multidisciplinarité des équipes dans les TSM (juges, procureurs, agent de probation, psychiatres, travailleurs sociaux, criminologues, etc.) entraine forcément un usage différent des valeurs professionnelles et des réalités institutionnelles. Cette enquête a montré qu’une des conséquences de la rigidité de la structure institutionnelle est de maintenir sous silence les personnes accusées, même si la visée est de promouvoir la justice thérapeutique :

Juge : Madame a-t-elle été acceptée dans le programme?

Procureur : Oui, elle l’a été. [...]. Pour vous donner un petit aperçu du cas dont nous traitons, Madame (personne accusée) aurait pris la carte de débit d’une personne qu’elle connaît et aurait retiré de l’argent. Monsieur (le plaignant) n’a pas apprécié [...] et des accusations ont été portées [...] .

Accusée(qui parle spontanément, sans qu’on le lui demande) : Moi aussi, je devrais porter plainte contre lui [...]. Cet homme est un client des agresseurs. En fait, j’ai été forcée de consommer de la drogue avec les abuseurs… et… j’explique simplement la situation qui s’est produite… encore une fois ce matin, il m’a attaqué, ils m’ont à nouveau demandé d’aller gagner de l’argent pour eux… (elle essaie de continuer et parle d’une façon très émotive, mais se fait couper la parole).

Intervenant social : Madame, aujourd’hui, nous allons juste…

Juge : Oui, pour l’instant, ce n’est pas ce qui m’intéresse, Madame.

Accusée : Je vais vous dire la situation… parce que, ce que j’ai fait signifiait que je n’avais pas à aller travailler dans la rue, en prenant un peu de son argent… Je voulais juste raconter au juge l’histoire de ce qui s’est réellement passé, et aussi de la violence que j’ai subie… (parole coupée par le Juge)

Juge : Madame, je comprends avec tout ce que vous me dites que vous avez vécu plusieurs épreuves. Votre vie n’a pas été facile... Donc, c’est sûr, en quelques minutes, je ne peux pas comprendre toute votre histoire, mais j’en sais juste assez pour voir que vous avez eu beaucoup de problèmes… Donc, ce que j’entends, c’est que… Nous pourrons peut-être vous donner de l’aide, du soutien et d’autres orientations. (La parole ferme le dialogue.)

Bien que les professionnels impliqués dans la situation décrite ci-haut aient montré un intérêt envers le récit de l’accusée, le temps institutionnel n’en est pas un de prise en compte de la biographie de la personne accusée, mais un temps pour réagir à l’objet de l’accusation (dans ce cas-ci un vol). L’accusée, réduite au silence par la séquence institutionnelle, entrave aussi certainement le travail des professionnels, qui ne peuvent répondre à son témoignage. En raison de contraintes organisationnelles ou de visées trop pointues, les nombreuses tentatives de la personne accusée d’exprimer sa détresse et sa souffrance devant une situation qu’elle juge injuste sont rendues inaudibles.

Dans ce contexte, comment faire fléchir les institutions sociales afin qu’elles prennent en compte la singularité des acteurs qui la composent, tels qu’ils sont, avec tout le bagage qu’ils apportent avec eux et la complexité de leur situation? Comment des pratiques empreintes d’une éthique des émotions pourraient-elles se concevoir?

Conclusion analytique : mutualité et pratiques créatives, de possibles pistes pour repenser la place des émotions en intervention?

Peu importe le concept analytique utilisé pour saisir les enjeux concernant la place des émotions en travail social, un élément demeure central : la relation entre l’intervenant et la personne suivie est au coeur de cette profession (O’Leary, Tsui et Ruch, 2013). Pour qu’il y ait relation, il faut qu’il y ait bidirectionnalité (Alexander et Charles, 2009). Cette bidirectionnalité n’est pas sans rappeler les propos de Richard Sennet (2003), qui affirme que pour qu’un acte exprime le respect, il doit être fait dans la reconnaissance d’autrui. Nous devons y retrouver une réciprocité, une mutualité. En faisant référence à la musique, Sennett soutient que cette mutualité « requiert un travail d’expression. Il faut la jouer, l’interpréter » (2003 : 74). Dans ce sens, la mutualité relationnelle et les émotions sont indissociables. La lecture que fait Sennet (2003) de la mutualité apparaît particulièrement pertinente dans le cadre de la question qui nous intéresse. Cette notion nous semble pouvoir présenter une porte d’entrée pour réexaminer le contexte d’intervention sociale en y implantant une place pour les émotions, car elle permet d’aborder la question sous un autre angle. En fait, la valorisation du rapport mutuel dans une relation professionnelle pourrait peut-être aider à contourner certaines rigidités professionnelles et institutionnelles, sans pour autant les confronter. Sennet soutient en fait que la mutualité implique un « échange » et que le don, sans aucune attente en retour, revient à nier la relation mutuelle. L’auteur développe cette notion de mutualité en soutenant qu’elle prend inévitablement forme dans un rapport asymétrique. En admettant la singularité de chaque individu, on y admet une différence naturelle entre deux acteurs en relation. 

Cette acceptation de la différence de l’autre et de l’asymétrie dans le rapport introduit alors une notion essentielle à la mutualité : la notion d’autonomie. Pour illustrer ce qu’il entend par « autonomie », Sennet (2003) se réfère à Winnicott, qui soutient que c’est la reconnaissance de l’autre comme étant « non-moi » et comme ayant une « vitalité et une réalité qui lui est propre » (Winnicott, 1975 : 28, 34) qui permet de délimiter des autonomies respectives dans une interaction. L’acceptation de l’asymétrie, dans le rapport entre deux individus, concède à l’un et l’autre une autonomie égale, restitue à chacun la décision sur ce qu’il donne, remet l’accent sur l’échange et reconnaît le pouvoir d’agir de chacun dans la relation mutuelle.

Les éléments constitutifs de la mutualité, lorsque nous tentons de les appliquer à un contexte de nouvelle gestion publique, se heurtent cependant à un mur : le regard que pose le néolibéralisme sur la différence est réduit par des techniques de standardisation des pratiques. En balayant cette différence, on nie l’autonomie et la singularité des acteurs en présence, dorénavant soumis à des rôles prédéterminés et n’ayant aucune marge de manoeuvre pouvant déroger à l’échange préétabli par le cadre bureaucratique en place. D’une part, il y a les services professionnels que l’on conçoit comme une « série séquentielle d’actes techniques pouvant être soumis à l’analyse dite de l’élimination des gaspillages » (Bourque, 2009 : 8). D’autre part, dans ce contexte de logique gestionnaire néolibérale accordant une importance majeure à l’atteinte de résultats prédéfinis, l’offre de services à la personne se voit recadrée à une partie de sa situation, qu’on a précédemment morcelée pour faciliter une réponse efficiente à la question (Côté, 2012). La situation de la personne se voit réduite à une question qui correspond aux champs d’expertise valorisés par la nouvelle gestion publique. Conséquemment, il en va de même de la relation entre le professionnel et la personne suivie.

Winnicott, pour échapper à la soumission institutionnelle, propose une notion qui ouvre de possibles pistes de réflexion quant à la place de l’autonomie dans un contexte d’intervention : la créativité. Il considère cette « créativité » non pas « dans les limites d’une création réussie ou reconnue », mais comme « la coloration de toute attitude face à la réalité extérieure » (Winnicott, 1975 : 127). Citons-le ici pour rendre justice à ses propos :

« Il s’agit avant tout d’un mode créatif qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est la relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ces éléments sont alors reconnus, mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter. »

1975 : 127

En restituant aux deux principaux acteurs de l’intervention sociale le pouvoir d’insuffler à leur réalité relationnelle cette coloration particulière dont parle Winnicott, cette créativité qui honore l’unicité de la relation et la singularité des individus, ne viendrait-on pas valoriser la différence et l’autonomie dans cette relation? Ne pourrait-on pas ainsi favoriser la mutualité de la relation, ainsi que ses trois composantes (asymétrie, autonomie, échange)? Et cette orientation ne pourrait-elle pas ouvrir la voie à une plus grande valorisation de l’individu singulier dans cette relation et, par le fait même, donner une plus grande place aux émotions en les percevant comme faisant partie intégrante d’une relation en travail social? Nous avançons que oui.

En fait, lorsque l’on se penche davantage sur la question, on constate que cette teinte particulière, cette créativité, est en fait à la racine de pratiques déjà existantes : les pratiques dites silencieuses. Celles-ci font référence « aux pratiques qui échappent aux prescriptions et au contrôle de ce qui est permis au sein des professions de la santé et de la relation d’aide » (Le Scelleur et Garneau, 2016 : 33). Ces pratiques silencieuses permettent aux professionnels de concilier à la fois leurs valeurs professionnelles (poursuite de justice sociale, service à l’humanité), leurs valeurs personnelles (avoir une marge de manoeuvre pour adapter ses pratiques d’intervention) et une forme de fidélité institutionnelle où les règles de l’institution ne sont pas ouvertement critiquées, mais silencieusement contournées. Elles se rapportent à tout ce qui correspond à la mise en valeur des savoirs tacites, expérientiels des intervenants, de leurs compétences relationnelles et de leurs forces personnelles. Pour qualifier ces savoirs d’expérience qui ne se prescrivent pas, on peut parler de « créativité de l’agir » des intervenants (Ramirez et Prada, 2007 : 60) ou encore du « savoir sentir » (Lesca et Leszczynska, 2014 : 6). En ayant recours à différentes stratégies (des interventions qui dépassent leur mandat, des rencontres en contexte très informel, un assouplissement des limites préfixées de distance professionnelle, etc.), les intervenants font appel à une pensée divergente qui leur permet de dépasser les dilemmes imposés en laissant place à leurs intuitions, à des décisions parfois spontanées et implicites et, enfin, à l’autodétermination de leurs pratiques. Ainsi, ces personnes se retrouvent à bricoler tels des artisans pour mettre en place des pratiques créatives à des niveaux collectifs et individuels afin de favoriser le développement de leur pouvoir d’agir autant que celui des personnes suivies (Côté, MacDonald et Renard-Robert, 2019 : 17-19). Ces pratiques requièrent la connaissance du monde extérieur, le sens du réel, l’attention aux autres, la capacité de juger et de transformer le monde extérieur, la faculté de remise en cause, la capacité d’adaptation et la rapidité de réaction, toutes des aptitudes développées par l’exercice de la créativité (Fustier, 1991). Elles sont nécessaires, par exemple, dans les contextes d’interculturalité, comme nous le montre la recherche à laquelle nous avons fait référence plus tôt sur les trajectoires socioprofessionnelles des intervenantes ayant un héritage migratoire (Hamisultane, 2017), et s’incarnent aussi dans le pouvoir d’agir des intervenants et les stratégies de détournement devant des institutions trop rigides.

Ces pratiques revêtent un aspect transformateur (Alexander et Charles, 2009), car elles reposent sur des relations personnelles, des échanges directs et une co-construction des savoirs qui est unique (Lesca et Leszczynska, 2014; Racine, 2000) et auxquels l’organisation n’a pas accès.

La créativité dans ce sens devient un vecteur de connexion sociale, de reconnaissance de toutes les parties impliquées et des émotions qui peuvent être suscitées par la mise en place de cette relation d’intervention. Cela suppose de s’éloigner de l’idée que la présence d’émotions ne se perçoit uniquement qu’en termes de risques et demande plutôt de voir ces dites émotions comme des vecteurs de connaissance. Mais comment de telles relations en contexte de travail social peuvent-elles se mettre en place dans un contexte bureaucratique fondé sur les principes de la nouvelle gestion publique?

Les pratiques silencieuses témoignent du fait que les manifestations affectives et les marges de manoeuvre que l’on se donne ne peuvent s’exprimer publiquement pour l’instant, mais qu’elles persistent et fraient leur place en privé, derrière la porte close du bureau de l’intervenant. À l’heure actuelle, le constat de telles pratiques met en évidence des besoins non reconnus officiellement chez les intervenants, ainsi qu’une réalité indéniable : il est impératif d’ouvrir le dialogue sur la place des émotions en intervention et de s’interroger sur l’impasse bureaucratique à laquelle nous faisons face aujourd’hui.