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La présence minoritaire des femmes au sein des institutions parlementaires est une situation largement connue, dénoncée et étudiée. Pourtant, les initiatives en vue de contrer ce déséquilibre ne reçoivent pas nécessairement un accueil favorable. Lorsque le premier ministre québécois Jean Charest a fait de la parité entre les femmes et les hommes[1] un principe guidant la composition de son équipe ministérielle, les critiques n’ont pas tardé à fuser. Taxée d’« injustice faite aux hommes » ou de « symbole creux » (Gagnon 2008 : A35 ; Richer 2008 : A3), cette initiative a été dénoncée sur l’hypothèse qu’un critère de compétence aurait été sacrifié pour faire prévaloir un critère biologique. Selon les critiques, des hommes de talent auraient été écartés du Conseil des ministres pour permettre à des femmes, supposément moins qualifiées, d’y siéger.

L’initiative du premier ministre, ainsi que les critiques qu’elle a suscitées, incitent à se pencher sur la composition du Conseil exécutif[2] québécois dans une perspective d’analyse comparée entre les sexes. Dans un premier temps, il est question de la présence des femmes au sein des instances législative et exécutive de l’État québécois. Une comparaison sur une longue période révèle qu’il n’est pas exceptionnel d’observer une plus grande proportion de femmes nommées ministres que de femmes élues députées. Dans un second temps, j’examine les caractéristiques sociodémographiques et l’expérience politique des ministres québécois nommés depuis 1970. Le profil des femmes et des hommes y est comparé sur la base de l’âge, du niveau de scolarité, de l’occupation professionnelle de même que de l’expérience politique, partisane, parlementaire et ministérielle, ce qui permet de brosser un tableau de leurs qualifications.

Cet article a comme point focal la sphère exécutive, bien qu’il soit difficile de faire abstraction du processus de sélection qui se déroule en amont des nominations ministérielles. La majorité des études traitant de la représentation des femmes en politique interrompent leur analyse à l’étape de l’élection, comme si franchir l’enceinte parlementaire était amplement suffisant. Pourtant, parmi les nombreuses personnes élues, seule une poignée d’entre elles exerce réellement le pouvoir. Cela est particulièrement vrai dans un système parlementaire d’origine britannique où le pouvoir décisionnel revient au Conseil des ministres, voire au premier ministre. Le parlementarisme québécois n’y échappe pas. En raison de la forte discipline de parti et de la frontière ténue entre le législatif et l’exécutif, ce dernier a plein contrôle sur le processus législatif en situation de gouvernement majoritaire. Les députées et les députés qui ne font pas partie du Conseil exécutif sont généralement relégués à un rôle secondaire et n’ont qu’une faible influence sur le processus décisionnel. L’accès au Conseil exécutif est donc un privilège extrêmement convoité au sein de la députation. Étonnamment, ce palier de la hiérarchie du pouvoir est souvent omis lorsque vient le temps d’évaluer la présence des femmes en politique.

La présence des femmes dans les législatures et les cabinets

N’accède pas qui veut aux plus hauts échelons politiques. Le chemin qui mène au pouvoir est jalonné d’étapes qui agissent comme un véritable tamis social. Nombreuses sont les études qui soulignent le caractère oligarchique de la classe politique, laquelle bénéficie généralement d’un profil avantageux d’un point de vue social, économique et culturel (voir, entre autres, Best et Cotta (2000), Norris (1997) et Putnam (1976). Selon Putnam, l’avantage d’être un homme, éduqué et d’origine sociale et professionnelle élevée, s’accroîtrait au sommet de la hiérarchie : « This “law of increasing disproportion” seems to apply to nearly every political system; no matter how we measure political and social status, the higher the level of political authority, the greater the representation for high-status social groups » (Putnam 1976 : 33). Au fil du temps, d’autres corroboreront cette affirmation en ce qui concerne plus particulièrement l’accès des femmes aux plus hauts échelons politiques (Bashevkin 1993 : 65-92; Lovenduski 1986 : 281; Randall 1987 : 109; Tremblay 2005 : 154-155).

L’assertion de Putnam, formulée au milieu des années 70, est toutefois remise en question depuis une dizaine d’années. Des études empiriques ont relevé que les femmes occupent parfois une part plus grande des sièges dans les cabinets que dans les assemblées législatives (Byrne 1997 : 602; Moncrief et Studlar 1996; Moon et Fountain 1997 : 458; Raaum 2005 : 892; Studlar et Moncrief 1997), ce qui témoigne d’un renversement de la « loi » de Putnam à ce niveau de la hiérarchie. L’application de la parité dans la composition des cabinets ministériels québécois de 2007 et de 2008 s’inscrit dans la même tendance. Est-ce une situation exceptionnelle?

Les députées et les ministres québécoises

Au Québec, comme dans la plupart des systèmes parlementaires fondés sur le modèle de Westminster, deux critères s’imposent pour accéder au Conseil exécutif. D’une part, il faut généralement siéger à l’Assemblée nationale. Bien qu’il soit possible pour des personnes non élues d’être nommées ministres, c’est là une situation peu fréquente[3]. D’autre part, il faut faire partie du bassin d’individus ministrables. Puisque la porte du Conseil exécutif est fermée aux membres de l’opposition, les députés et les députées ne peuvent espérer y accéder qu’en défendant les couleurs du parti au pouvoir.

Le graphique 1 fait écho à ces critères en illustrant la proportion de femmes dans la législature, au sein du parti au pouvoir et au Conseil exécutif[4] à chaque élection générale québécoise depuis 1970 jusqu’en 2008.

Graphique 1

Proportion de femmes au sein de l’ensemble de la députation du parti au pouvoir et du Conseil des ministres, Québec, 1970-2008

Proportion de femmes au sein de l’ensemble de la députation du parti au pouvoir et du Conseil des ministres, Québec, 1970-2008

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À quelques légères exceptions près, la proportion de femmes occupant un siège de ministre s’avère supérieure à celle des députées du parti au pouvoir ainsi qu’à celle de la députation féminine, ce qui va à l’encontre des observations de Tremblay (2005 : 154-155). Évidemment, lorsque seules quelques femmes franchissent les portes du Parlement et deviennent ministres, elles pèsent nécessairement plus lourd au sein du Cabinet que dans l’ensemble de la députation. La plus forte représentation féminine au Conseil exécutif est toutefois une tendance qui se maintient dans le temps, en concordance avec l’augmentation du nombre de députées. Les cabinets de Jacques Parizeau (à la tête du Parti québécois (PQ) en 1994) et de Jean Charest (à la tête du Parti libéral du Québec (PLQ) en 2007 et en 2008) se démarquent par une proportion de femmes nettement plus élevée que dans la législature visée ou la députation de leur parti.

Non seulement le graphique 1 illustre que, d’un point de vue descriptif, le renversement de la « loi de la disparité progressive » ne s’avère pas une situation exceptionnelle au Québec, mais il témoigne également de l’augmentation constante de la participation des femmes aux affaires tant législatives qu’exécutives. Le principe « plus de femmes élues députées = plus de femmes nommées ministres », que d’autres ont observé (Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005; Moncrief et Studlar 1996 : 17; Reynolds 1999; Siaroff 2000; Studlar et Moncrief 1997 : 76), cadre avec la situation québécoise, dans la mesure où les élues font partie du bassin d’individus ministrables. Cette constatation confirme l’intérêt du processus de sélection qui précède l’accès à la sphère exécutive. C’est toutefois cette dernière étape qui mérite maintenant d’être examinée de plus près.

La sélection des membres de l’exécutif

La sélection des membres de l’exécutif implique une combinaison complexe de facteurs socioéconomiques, culturels, politiques, institutionnels et personnels qui varient selon les lieux et les époques. À titre d’exemple, une norme implicite veut que le premier ministre du Canada tienne compte de la représentation régionale et d’intérêts diversifiés au sein de son équipe de ministres (Kerby 2009; White 2005 : 40-42). Au Québec, Hamelin et Beaudoin (1967) précisent que, de 1867 à 1967, la composition des cabinets était sous l’influence du gouvernement fédéral, des impératifs géographiques, des groupes de pression et des qualités individuelles.

Plus précisément, certains facteurs susceptibles d’influer sur l’accès des femmes aux postes exécutifs ont été examinés. C’est notamment le cas :

  • des conditions socioéconomiques (Davis 1997 : 29-37; Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005; Reynolds 1999; Siaroff 2000);

  • de la culture politique ou organisationnelle (Davis 1997 : 38-55; Reynolds 1999; Thiébault 1991b);

  • de l’influence des groupes de pression ou de la communauté internationale (Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005; Mackenzie 1981 : 257; Sainsbury 2004);

  • du système électoral et partisan (Moon et Fountain 1997 : 460-462; Reynolds 1999; Siaroff 2000);

  • de l’intensité de la compétition partisane (Davis 1997 : 63-65; Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005);

  • du cycle électoral (Davis 1997 : 72-83; Martin 1989 : 165);

  • des positions idéologiques des partis (Davis 1997 : 56-71; Escobar-Lemmon et Taylor-Robinson 2005; Reynolds 1999; Siaroff 2000; Studlar et Moncrief 1997);

  • du caractère généraliste ou spécialisé du Cabinet (Davis 1997 : 38-55).

Le choix des membres de l’exécutif incombe souvent à la personne à la tête de l’État et qui bénéficie à cet égard d’une grande latitude. Sa décision est teintée de sa personnalité, de ses affinités, de ses préférences personnelles, des objectifs politiques qu’elle s’est fixée et de l’image qu’elle souhaite projeter[5]. C’est ainsi qu’elle peut s’appuyer sur ses prérogatives afin d’établir un certain équilibre au sein de son équipe, en considérant, entre autres, les caractéristiques socio-démographiques, dont le sexe (Docherty 2005 : 57-63; Dunn 2006 : 218-221; White 2005 : 40-42).

Cependant, ce type d’initiative ne va pas sans générer plusieurs jugements sur la compétence des femmes nommées ministres (Carroll 1986; Sineau 2001 : 168-187). Dans cette optique, la comparaison du profil sociodémographique et de l’expérience politique qu’affichent respectivement les femmes et les hommes siégeant au Cabinet a toute sa pertinence.

Les caractéristiques sociodémographiques des membres de l’exécutif

Si la loi postulée par Putnam doit être nuancée quant à l’accès des femmes aux hautes sphères politiques, elle demeure conforme à la réalité en ce qui concerne le profil élitiste des membres de l’exécutif, y compris au Québec. Quelques auteures ont procédé à une comparaison entre les femmes et les hommes nommés au Cabinet, principalement du côté des États-Unis (Carroll 1986; Carroll et Geiger-Parker 1983a, 1983b; Martin 1989). Elles ont constaté que les deux sexes présentent un profil relativement similaire, tout en relevant quelques dissemblances. Les femmes viennent de familles au statut social plus élevé, comme en témoigne la profession du père et de la mère (Carroll 1986 : 702-703; Carroll et Geiger-Parker 1983a : 1-4, 1983b : 3). Elles possèdent une scolarité légèrement inférieure à celle de leurs homologues masculins (Carroll 1986 : 701; Carroll et Geiger-Parker 1983b : 6), bien que l’inverse advienne aussi (Carroll et Geiger-Parker 1983a : 5-6) et ont plus souvent fréquenté des collèges et des universités privés (Carroll 1986 : 702-703; Carroll et Geiger-Parker 1983a : 6-7, 1983b : 7-8). Les femmes sont en moyenne plus jeunes que leurs confrères (Carroll et Geiger-Parker 1983a : 8-10, 1983b : 10; Martin 1989 : 165-166) et sont plus souvent célibataires, séparées ou divorcées; lorsqu’elles sont mariées, elles ont moins d’enfants que leurs collègues masculins (Carroll et Geiger-Parker 1983a : 10-13, 1983b : 10-12). Enfin, elles s’appuient, dans certains cas, sur une plus grande expérience professionnelle et politique à d’autres paliers de gouvernement (Carroll 1986 : 701; Carroll et Geiger-Parker 1983b : 19-21). Qu’en est-il des ministres québécois?

Le Conseil exécutif québécois

Alors que le profil des parlementaires québécois a été largement scruté (Deschênes 1995; Pelletier 1984, 1991, 1999; Sénécal 1982; Tremblay 2005 : 138-154), celui des membres du Conseil exécutif a soulevé moins d’intérêt (Hamelin et Beaudoin 1967; Sénécal 1982, 1984). Les analyses des caractéristiques sociales des femmes nommées ministres sont encore plus rares et affichent une facture plus biographique qu’analytique (Spencer 1985, 1986).

La composition du Conseil exécutif est ici examinée en fonction de l’âge, du niveau de scolarité, de l’occupation professionnelle, ainsi que de l’expérience politique, partisane, parlementaire et ministérielle de ses membres. Le profil des femmes nommées ministres y est comparé à celui de leurs homologues masculins pour faire ressortir leurs similitudes et leurs disparités. Si ces variables ne sont pas garantes de la compétence des ministres à exercer leur rôle, elles en donnent du moins un bon aperçu.

Les données utilisées proviennent des fiches biographiques publiées dans le site Web de l’Assemblée nationale du Québec[6]. La période observée s’étend de l’élection générale de 1970 au 1er septembre 2009[7]. L’élection de 1970 marque le début d’une période de réalignement des forces politiques québécoises et inaugure une nouvelle ère partisane, laquelle est caractérisée par un renouvellement du personnel politique (Pelletier et Crête 1988). Le glas de l’Union nationale sonne définitivement et le PQ s’impose comme nouvel adversaire du PLQ, ces deux partis alternant au pouvoir depuis lors.

De 1970 à 2009, 218 individus ont accédé au Conseil exécutif[8]. De ce nombre, 43 sont des femmes et 175 des hommes[9]. Une personne pouvant être nommée ministre au sein de plusieurs cabinets, un total de 438 nominations sont répertoriées[10], soit 90 féminines et 348 masculines. Sur une période de près de 40 ans, les femmes ont formé le cinquième des conseils exécutifs québécois et tout autant de nominations leur sont attribuées.

L’âge

Rien ne distingue les ministres en ce qui concerne l’âge moyen au moment de leur première nomination : les 41 femmes observées[11], tout comme les 175 hommes, avaient en moyenne 45 ans. Plus précisément, plus de la moitié des ministres se sont fait confier un premier portefeuille avant l’âge de 45 ans, situation qui s’applique tant aux femmes qu’aux hommes (tableau 1). Dans un cas comme dans l’autre, le groupe des 35-44 ans est celui dans lequel on compte le plus de premières nominations ministérielles. Les femmes sont proportionnellement plus nombreuses que les hommes à s’inscrire dans la tranche des 18-34 ans. D’autre part, personne n’a obtenu un premier titre après l’âge de 65 ans.

Tableau 1

Répartition des ministres selon le groupe d’âge au moment de leur première nomination à ce titre et selon le sexe

Répartition des ministres selon le groupe d’âge au moment de leur première nomination à ce titre et selon le sexe

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Comme en témoigne le tableau 2, les cabinets ont une tendance générale au vieillissement depuis les années 70. Leurs membres sont passés du début de la quarantaine au début de la cinquantaine, tous partis confondus. Cependant, ce tableau révèle surtout que les femmes tendent à être plus jeunes que leurs collègues masculins. Dans onze cabinets sur quinze, la moyenne d’âge des femmes est inférieure à celle des hommes.

Tableau 2

Âge moyen des ministres selon le cabinet et selon le sexe

Âge moyen des ministres selon le cabinet et selon le sexe

* Ces cabinets ont été formés à la suite d’élections générales.

** L’âge de deux des quatre femmes nommées ministres par Pierre-Marc Johnson n’est pas disponible, ce qui pourrait avoir un effet sur la moyenne d’âge féminine et générale de ce cabinet.

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Cette observation concorde avec celles de Carroll et Geiger-Parker (1983a : 8-10; 1983b : 10) et de Martin (1989 : 165-166). Elle demeure toutefois surprenante, considérant que ces femmes ont accédé plus tardivement aux responsabilités législatives que les hommes : elles avaient en moyenne 43 ans lors de leur première élection contre 40 ans chez les seconds. Cela suggère qu’elles ont fait leur entrée en politique plus tard, mais obtenu un titre de ministre plus rapidement, comme cela sera discuté plus loin.

Le niveau de scolarité

Les ministres québécois affichent très majoritairement un niveau de scolarité élevé. Alors que le diplôme universitaire constitue déjà un atout pour franchir les portes de l’Assemblée nationale (Pelletier 1991 : 347), il s’impose davantage encore pour accéder au Conseil exécutif, tant chez les femmes que chez les hommes. Des 218 ministres nommés de 1970 à 2009, 85,3 % possèdent un tel diplôme (tableau 3)[12]. Les femmes sont toutefois proportionnellement moins nombreuses que leurs collègues masculins à avoir atteint ce niveau de scolarité. Tous cycles confondus, 76,8 % (N=33) d’entre elles ont obtenu un diplôme universitaire, alors que c’est le cas pour 87,4 % (N=153) des hommes. Ces derniers sont également plus nombreux à bénéficier d’une formation universitaire de troisième cycle. D’autre part, les femmes sont titulaires d’un diplôme technique ou de métier ou d’un diplôme collégial à hauteur de 14,0 % (N=6), alors que 10,8 % (N=19) des hommes ont un diplôme inférieur à l’enseignement universitaire.

Tableau 3

Répartition des ministres selon le plus haut niveau de scolarité atteint et selon le sexe

Répartition des ministres selon le plus haut niveau de scolarité atteint et selon le sexe

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Si les femmes sont un peu moins scolarisées que les hommes, elles n’en demeurent pas moins très instruites. Ces résultats font écho à certaines recherches antérieures (Carroll 1986 : 701; Carroll et Geiger-Parker 1983b : 6; Zweigenhaft et Domhoff 1998 : 74-75), où l’on explique cette situation par l’accès restreint qu’avaient jusqu’à récemment les femmes aux cycles supérieurs. Si tel est le cas, on peut s’attendre que les femmes issues des dernières générations bénéficient d’une scolarité plus élevée que leurs prédécesseures et que l’écart avec leurs collègues masculins se réduise. Les observations de Davis (1997 : 22-23) vont d’ailleurs en ce sens.

L’occupation professionnelle

Le tableau 4 présente l’occupation professionnelle des ministres selon dix grandes catégories[13]. Depuis les années 70, les professions occupées par les députées et les députés québécois avant leur élection se sont beaucoup diversifiées (Pelletier 1991), ce qui se reflète au Conseil exécutif.

Une catégorie professionnelle se démarque nettement chez les ministres, quel que soit leur sexe : environ 40 % sont issus du domaine de la gestion ou de l’administration. C’est le double du poids des professions juridiques, qui ont longtemps quasi monopolisé le Cabinet (Sénécal 1984). Depuis 1970, alors que 21,1 % des hommes venaient de la filière juridique, seulement 14,0 % des femmes étaient dans la même situation. Même si les fonctions juridiques occupées au cours de toute la carrière sont considérées (et non uniquement l’occupation professionnelle au moment de l’élection), ces proportions s’élèvent à 28,0 % (N=49) pour les hommes et à 16,3 % (N=7) pour les femmes. En fait, autant de femmes viennent du domaine du droit que des secteurs des communications et de la politique, lesquels sont proportionnellement moins fréquentés par les hommes. La présence grandissante des femmes au sein de l’exécutif coïncide avec la diversification professionnelle et le déclin tranquille des filières traditionnelles, tel le droit. Les femmes tendent à emprunter ces nouvelles voies, ce qui explique que, de nos jours, les journalistes et les conseillères en relations publiques, de même que les adjointes législatives et conseillères politiques, soient aussi nombreuses au Conseil exécutif que les avocates.

Tableau 4

Répartition des ministres selon le domaine professionnel et selon le sexe

Répartition des ministres selon le domaine professionnel et selon le sexe

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Le fait le plus surprenant tient à l’absence de femmes issues du domaine de l’enseignement, alors que c’est le troisième secteur professionnel en importance chez les hommes. La situation semble se rétablir si l’on observe l’ensemble du cheminement professionnel : 27,9 % (N=12) des femmes ont enseigné au cours de leur carrière. Cela reste néanmoins inférieur à leurs confrères, qui ont fait partie d’un corps professoral dans une proportion de 40,6 % (N=71). Cette disparité est d’autant plus intrigante que ce domaine est souvent accolé au sexe féminin. Elle peut s’expliquer par le fait que la plupart des ministres venant du domaine de l’enseignement ont mené une carrière universitaire qui exige un diplôme d’études supérieures, ce que peu de femmes possèdent. Seules quatre femmes ont enseigné à l’université, dont deux comme chargées de cours; la plupart ont donc difficilement pu s’appuyer sur leurs activités universitaires pour mousser leurs aptitudes politiques. D’autre part, les cabinets péquistes comptent plus de membres du personnel enseignant que les cabinets libéraux, surtout durant les années 70 et 80, alors que peu de femmes y siégeaient. Quant aux cabinets libéraux des années 2000, qui comptent plus de femmes, ils font une grande place aux gestionnaires et aux membres des professions juridiques. Des investigations plus poussées pourraient éclairer ce probable effet générationnel et partisan.

L’expérience politique

Plusieurs députés et députées avaient déjà fourbi leurs armes politiques avant de faire le saut à l’Assemblée nationale, que ce soit à l’échelle d’une commission scolaire, au niveau municipal (conseiller ou conseillère ou encore maire ou mairesse) ou au fédéral (député ou députée de la Chambre des communes). Comme l’indique le tableau 5, environ 15 % des ministres ont occupé l’une ou l’autre de ces fonctions avant de se lancer en politique provinciale, proportion qui se reflète à peu de choses près chez les femmes et les hommes. Dans les deux cas, le palier municipal constitue le tremplin le plus fréquent.

Tableau 5

Expérience politique des ministres selon le sexe

Expérience politique des ministres selon le sexe

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L’expérience politique n’a pas la même importance au Québec que dans certains pays d’Europe, où la politique locale constitue un passage quasi obligé pour les politiciennes et les politiciens ambitieux (Thiébault 1991a). L’expérience fédérale, quant à elle, semble profitable : les deux hommes ayant fait le saut de la Chambre des communes du Canada vers l’Assemblée nationale du Québec sont devenus premiers ministres après avoir été élus chefs de leur parti.

L’expérience partisane

La militance au sein du parti est plus courante que l’expérience politique comme telle. En effet, 41,7 % des ministres (N=91) se sont engagés dans leur parti de façon bénévole ou rémunérée, notamment en occupant des fonctions officielles dans une association locale ou comme membre du personnel d’un député ou d’une députée ou encore d’un ou d’une ministre. Encore une fois, un faible écart distingue les deux sexes : 39,5 % des femmes (N=17) et 42,3 % des hommes (N=74) ont mené un engagement partisan.

Cet engagement a-t-il un effet en faveur des ministres, et particulièrement des femmes? Au milieu des années 80, Spencer (1985) avançait que l’ancrage partisan facilitait l’intégration et le travail des premières femmes nommées ministres, tandis que les outsiders du parti vivaient plutôt une expérience ministérielle amère. Cette proposition mériterait d’être approfondie aujourd’hui, alors que les femmes accèdent en plus grand nombre au Conseil exécutif.

L’expérience parlementaire

Comme cela a été mentionné précédemment, les ministres sont habituellement choisis parmi la députation, bien que certaines personnes obtiennent une place au Conseil exécutif sans avoir brigué les suffrages. Les ministres observés ont attendu en moyenne 4 ans et 1 mois après leur première victoire électorale avant d’obtenir leur portefeuille[14]. Les hommes ont dû faire preuve d’une plus grande patience que leurs homologues féminines : ils ont été nommés en moyenne 4 ans et 3 mois après leur première élection, alors que les femmes ont obtenu leur titre en moyenne 2 ans et 7 mois après avoir été élues. De plus, 41 % (N=16) des femmes, contre 30,5 % (N=51) des hommes, ont accédé au Conseil exécutif immédiatement après avoir franchi les portes du Parlement pour la première fois. C’est donc dire que les femmes doivent « faire leurs classes » moins longtemps que leurs collègues masculins avant de joindre le cercle restreint du pouvoir exécutif.

En comparaison de bien d’autres parlements, l’accession des députées et des députés québécois à un poste de ministre est en général très rapide. En observant 13 parlements européens, De Winter (1991) calcule que les ministres ont attendu en moyenne 9 ans avant d’obtenir leur titre, soit plus du double du temps qu’au Québec. On peut penser que l’expérience parlementaire, quoique non négligeable, n’est pas un critère clé ouvrant la porte du Conseil exécutif québécois. Le bassin relativement petit de la députation québécoise augmente par ailleurs les chances d’obtenir le titre de ministre.

L’expérience ministérielle

L’expérience ministérielle s’impose comme un atout très précieux pour accéder de nouveau ou préserver sa place au Conseil exécutif, quel que soit le sexe. Plus de la moitié des 438 nominations de 1970 à 2009 sont allées à des ministres expérimentés. Une personne cumulant une certaine expérience ministérielle a plus de chances de se voir confier à nouveau un portefeuille, surtout si son parti remporte des victoires électorales successives sous la gouverne du ou de la même chef. En effet, près des trois quarts des sièges ministériels ont été octroyés à d’anciens ministres dans ce contexte. On peut conséquemment penser que, plus les femmes cumuleront de l’expérience ministérielle, plus elles seront susceptibles d’être renommées dans un cabinet ultérieur.

L’analyse des résultats

À bien des égards, le profil des femmes nommées ministres s’avère semblable à celui de leurs homologues masculins. Comme ces derniers, elles présentent des caractéristiques que l’on peut qualifier d’élitistes, notamment en ce qui a trait à leur niveau de scolarité et à leur occupation professionnelle. Rien ne les distingue en ce qui concerne leur expérience politique, partisane ou ministérielle.

Quelques disparités sont toutefois observables. Malgré leur niveau de scolarité élevé, les femmes affichent une scolarité légèrement inférieure à celle de leurs confrères. Elles sont proportionnellement moins nombreuses à venir des secteurs professionnels traditionnels que sont le droit et l’enseignement et sont plutôt issues du secteur des communications ou de la politique. Enfin, elles étaient généralement plus jeunes lors de leur première nomination à titre de ministre et ont patienté moins longtemps que leurs collègues masculins avant d’obtenir un portefeuille.

Il est probable que la précocité des nominations de femmes comme ministres tienne au souci d’intégrer rapidement aux centres décisionnels la nouvelle « masse critique » que sont les femmes, toujours plus nombreuses dans l’enceinte parlementaire. À cet égard, le sexe, autrefois considéré comme un frein pour les aspirantes au pouvoir, peut bel et bien être envisagé comme une caractéristique sociale positive qui favorise l’accès à la sphère exécutive. Le discours et les pressions des associations féminines et féministes, le soutien de l’électorat et l’appui des médias ont très probablement contribué à ce retournement. Le choix des ministres relève en partie de l’image qu’un gouvernement souhaite projeter. Les femmes ne sont toutefois pas désignées uniquement pour permettre au gouvernement de faire bonne figure. Si le critère du sexe agit favorablement à leur endroit, celui de la compétence n’est pas écarté. Cela est d’autant plus vrai que les différences tenant aux parcours scolaires des femmes et des hommes ministres tendent à s’estomper et que la diversification des professions touche les deux sexes. Pour clarifier ces observations, l’impact des clivages partisans et du temps devra être considéré dans une analyse ultérieure[15].

Conclusion

Bien avant l’avènement du premier cabinet paritaire, la « loi de la disparité progressive » énoncée par Putnam ne s’appliquait pas au cas québécois en ce qui concerne les femmes. Ces dernières ont généralement occupé une plus grande part des sièges du Conseil exécutif que de la députation. Ce fait est non négligeable considérant qu’il s’agit du véritable lieu de pouvoir politique. Pour cette raison, les études portant sur la représentation substantive des femmes gagneraient d’ailleurs à considérer l’impact de leur présence au Cabinet plus que dans la députation.

L’importance des étapes préalables que doivent franchir celles et ceux qui aspirent au pouvoir n’est pas pour autant réduite. Le recrutement partisan, la mise en candidature et l’élection sont des étapes névralgiques dans le processus de sélection politique, notamment parce qu’elles déterminent la majeure partie du bassin des individus ministrables. Y assurer une plus grande diversité sociodémographique peut contribuer à une plus grande diversité chez les ministres. Il reste que la centralisation du processus de sélection fait en sorte que la diversification sociodémographique du Cabinet est essentiellement une question de volonté personnelle. L’augmentation du nombre de femmes aux postes ministériels demeure une tendance extrêmement précaire. Les initiatives en vue d’offrir une plus grande place aux femmes peuvent néanmoins agir comme précédents et tracer de nouvelles normes pour la formation des cabinets ultérieurs.

On tolère qu’il existe, au cours du processus de sélection politique, une forme de tamis social qui favorise d’emblée certains profils d’individus. Certaines personnes qui défendent la « libre concurrence du marché électoral » s’insurgent contre le fait que ce déséquilibre puisse être amoindri sous l’effet de quotas imposés ou d’initiatives volontaires telles que l’application du principe de parité au Conseil des ministres. Ces initiatives sont souvent perçues comme de l’ingérence indue au profit des femmes, ou de tout autre groupe social historiquement exclu des lieux d’exercice du pouvoir. Cependant, ce type d’argument nie du même coup l’existence d’une forme de discrimination systémique qui, si elle est peu visible, n’en est pas pour autant légitime. Certes, un équilibre peut de lui-même s’établir avec le temps. Toutefois, le temps peut aussi avoir besoin d’un petit coup de pouce pour faire son oeuvre.