Une douzaine de médecins spécialistes interrogés par La Presse sont inquiets. La vie de leurs patients, déjà grands perdants de l’opération de délestage en cours au Québec, pourrait être menacée si les cas de COVID-19 augmentent.

Le 2 mars 2020, Suzanne Mathieu a appris que la bosse qu’elle avait à l’aisselle était en fait un cancer du sein. Quelques jours plus tard, la COVID-19 débarquait en grand au Québec et bouleversait le milieu hospitalier.

Onze mois, plusieurs traitements de chimiothérapie et trois opérations plus tard, la Lavalloise doit être opérée une dernière fois de façon préventive pour éviter une récidive.

Son médecin juge son cas prioritaire, mais en raison des contraintes actuelles, elle ne prévoit pas être en mesure de l’opérer avant trois mois. « C’est mieux que ce à quoi je m’attendais », affirme Mme Mathieu, qui dit comprendre la situation, mais être néanmoins inquiète.

L’histoire de Mme Mathieu est loin d’être unique. Début janvier, Québec a annoncé que pas moins de 140 000 patients attendaient d’être opérés dans la province à cause des délestages successifs imposés par la pandémie. « On craint que les cas moins urgents aujourd’hui ne le deviennent », affirme Marco Decelle, directeur général de la Fondation québécoise du cancer.

Le délestage causé par la multiplication des cas de COVID-19 durant la deuxième vague est moins intense qu’au printemps 2020, mais il est bien réel, affirme la présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), la Dre Diane Francœur. « Certains blocs opératoires fonctionnent à 30 % ou 40 %. C’est l’horreur », affirme-t-elle. Mardi encore, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a indiqué que les hôpitaux du Grand Montréal étaient actuellement à plus de 50 % de délestage de leurs activités chirurgicales.

Plus on attend, pire c’est

Le DSerge Legault, président de l’Association québécoise de chirurgie, précise que chaque hôpital peut adapter l’intensité de son délestage en fonction de sa réalité régionale. À l’hôpital où il travaille, la Cité de la Santé de Laval, le bloc opératoire fonctionne à environ 35 % de sa capacité.

Sans commenter le cas précis de Mme Mathieu, le DLegault affirme que dire que le délestage n’aura pas de conséquences pour les patients, « c’est croire au père Noël ». Il a lui-même vu « des lésions plus avancées que ce qu’on est habitués à voir » depuis le début de la pandémie.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Martin Champagne, président de l'Association des hématologues et oncologues du Québec

Président de l’Association des hématologues et oncologues du Québec, le DMartin Champagne s’inquiète notamment des retards en endoscopie. Durant la première vague de COVID-19, le nombre d’analyses de sang dans les selles pour déceler de façon précoce le cancer du côlon a chuté de 74 %. Un retard qui n’a pas été repris depuis. La semaine dernière, le ministère de la Santé a rendu public un rapport montrant que 4000 Québécois n’avaient pas reçu leur diagnostic de cancer lors du délestage du printemps.

La crainte du DChampagne est que les cancers du côlon soient maintenant diagnostiqués à un stade plus avancé. « On s’attend – selon le calcul d’épidémiologistes anglais – à ce qu’il y ait une mortalité accrue par cause de cancer de 10 % par année pendant les 10 prochaines années », dit-il.

Pour le DChampagne, « on vit à crédit actuellement ».

On augmente notre dette santé pour l’ensemble de la population. […] Ce choix-là qu’on fait [du délestage] est probablement pire à terme pour l’ensemble de la population. Ce n’est pas dit par le gouvernement.

Le Dr Martin Champagne

Depuis le début de la pandémie, la proportion de patients en attente d’opérations cardiaques qui sont « hors délais » a atteint près de 40 % de tous les patients au Québec. « Clairement, le nombre de patients hors des délais sécuritaires n’est pas acceptable dû au délestage », indique le DLouis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec.

Le spécialiste note que de plus en plus de patients se présentent « avec une détérioration de leur état clinique ». « Au lieu de l’opérer dans de bonnes conditions […], il se présente avec un tableau clinique instable, urgent, avec une fonction du cœur endommagée. […] Nos patients ne peuvent pas attendre éternellement, sinon on joue à la roulette russe avec eux. Pas juste au niveau de la mort/vivant, mais au niveau des limitations, des conséquences irréversibles. »

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Le Dr Louis P. Perrault, président de l’Association des chirurgiens cardiovasculaires et thoraciques du Québec

Des bombes à retardement

Du côté de l’Association de neurochirurgie du Québec, on s’inquiète pour les patients qui ont des cas qui peuvent « attendre », mais qui seront éventuellement plus compliqués à opérer. « Les tumeurs dans la tête qui ne sont pas malignes, par exemple un méningiome, une tumeur bénigne qui grossit lentement, mais qui peut être plus difficile à opérer lorsqu’elle est devenue plus grosse », souligne son président, le DLouis Crevier.

« On dirait qu’il y a juste la COVID-19 qui existe. Il n’y a plus rien d’autre, lâche le DCrevier. […] On a plein de patients qui sont des bombes à retardement ; qui ont des malformations dans le cerveau ; des anévrismes, des tumeurs qu’on regarde grossir parce qu’on ne peut pas les opérer parce qu’il y en a d’autres plus urgents à faire. Ceux qu’on ne considère pas urgents aujourd’hui vont le devenir dans deux ou trois mois et on ne pourra pas tous les opérer en même temps. »

Présidente de l’Association de chirurgie vasculaire et endovasculaire du Québec, la Dre Élise Thibault note que les patients qui attendent actuellement d’être opérés pour un anévrisme de l’aorte attendent deux fois plus longtemps qu’en temps normal.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La Dre Élise Thibault, présidente de l’Association de chirurgie vasculaire et endovasculaire du Québec

Un anévrisme de l’aorte, si on l’opère avant qu’il ne rupture, son taux de mortalité est d’environ 5 % ; son séjour hospitalier varie entre un et cinq jours. Mais s’il arrive rompu, il a une chance sur deux d’arriver mort à l’hôpital ; 90 % de taux de mortalité et plusieurs semaines aux soins intensifs.

La Dre Élise Thibault

Pour la Dre Thibault, la diminution des opérations au bloc opératoire est « vraiment rendue critique ». S’il est « difficile de prédire le point de rupture », 10 mois de pandémie et de ralentissement au bloc opératoire, c’est déjà très long ». « Il faut que la population continue de faire des efforts. On est arrivés à un point où on a peur de ce qui s’en vient », dit-elle.

Présidente de l’Association des gastro-entérologues du Québec, la Dre Mélanie Bélanger indique qu’il y a actuellement 100 000 coloscopies en attente au Québec, alors que le retard du printemps n’a jamais été rattrapé. Entre avril et décembre derniers, « c’est le nombre de coloscopies qu’on a réalisées, 100 000 – ce qui représente 65 % des endoscopies qu’on fait normalement », souligne-t-elle. Bref, le retard se creuse.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La Dre Mélanie Bélanger, présidente de l’Association des gastro-entérologues du Québec

« Une liste d’attente en endoscopie c’est comme une bombe qui risque de sauter à tout moment », poursuit la gastro-entérologue. « Notre grande préoccupation, c’est pour la clientèle qui a un test positif de sang dans les selles (test FIT) – ou qui n’a pas encore fait son test – et qui attend une endoscopie pour découvrir si elle a un cancer ou non. Une personne qui a un test FIT positif a 10 % de risques d’avoir déjà un cancer et 50 % de risques d’avoir des polypes », explique-t-elle. Or, lorsqu’on trouve des polypes, on les enlève sur-le-champ et le patient ne développe pas de cancer, souligne la Dre Bélanger.

Toutefois, « un patient à qui on diagnostique un cancer qui aurait pu être évité va en conséquence s’ajouter indûment à la liste des patients en attente d’une chirurgie », se désole la médecin spécialiste.

En Colombie-Britannique, le gouvernement a déjà estimé qu’il faudra 22 mois après la pandémie pour résorber les listes d’attente en chirurgie. Combien de temps cela prendra-t-il au Québec ? « On ne le sait pas », dit la Dre Francœur, pour qui le Québec ne peut « pas se permettre » une troisième vague et un nouveau délestage. Le ministre Dubé dit travailler activement à un plan de relance des interventions chirurgicales.

Mais pour le DChampagne, cette relance ne sera « pas du rattrapage de retard ». « On n’arrivera jamais à régler le retard. Oui, pour des chirurgies orthopédiques, ce sera du retard pur. Mais le retard de guérison de cancers, lui, ne se rattrape pas. Plus de gens vont mourir », conclut le DChampagne.

Allez voir votre médecin !

Les médecins sondés pour ce reportage sont unanimes : les patients doivent consulter s’ils ont des symptômes. « Les gens se sentent coupables. Ils ne veulent pas déranger. Mais les médecins sont là pour faire leur travail. Il faut consulter », dit le DVincent Oliva, président de l’Association des radiologistes du Québec. Les médecins rappellent que les hôpitaux sont des milieux sécuritaires et qu’il ne faut pas hésiter à se présenter à un rendez-vous. « Il y a plus de plexiglas à la Cité de la Santé actuellement qu’il y en a au Centre Bell sur le bord de la bande. C’est super sécuritaire », lance le DSerge Legault, président de l’Association québécoise de chirurgie.

« Les gens minimisent leurs symptômes actuellement et repoussent d’eux-mêmes leur visite chez le médecin. Il faut venir », martèle le Dr Yanick Beaulieu, intensiviste à l’hôpital du Sacré-Cœur.

Dire adieu à du temps précieux

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Benjamin Gagnon traîne de lourdes séquelles d’une méningite à méningocoque de type B qu’il a contractée lorsqu’il était bébé.

Benjamin Gagnon traîne de lourdes séquelles d’une méningite à méningocoque de type B qu’il a contractée lorsqu’il était bébé. Il a perdu ses deux jambes, sept doigts et « ses os se détachent à rien », confie sa mère. Depuis le début de la pandémie, le jeune homme de 22 ans n’a pas eu accès à son orthopédiste.

« Tous ses os ne grandissent pas au même rythme. Il faut toujours être alerte pour s’assurer que l’un d’eux ne s’est pas décroché. Mais moi, je n’ai pas de rayons X dans les yeux pour voir tout ça », explique sa mère, Marie-Ève Gagnon.

Benjamin est encore un bambin… de 22 ans. Il s’émerveille devant ses jouets colorés, il lance des « mamaaaannn » à tout moment et il a même appris à prononcer le mot « adore » la fin de semaine dernière.

Lorsqu’elle parle de son fils, Marie-Ève Gagnon a le regard fier d’une mère. Mais elle vit aussi des inquiétudes. Depuis quelques semaines, l’épaule droite de son garçon s’est affaissée. « Je voudrais bien la lui replacer, mais il a des plaques vissées dans les deux épaules », explique celle qui a huit enfants – cinq « biologiques » et trois dont elle s’occupe à titre de famille d’accueil de la DPJ.

Normalement, Benjamin aurait droit à des consultations plus fréquentes chez son orthopédiste. Mais avec la COVID-19, moins de rendez-vous sont disponibles. Les visites à l’hôpital sont aussi stressantes, puisque Benjamin est immunosupprimé depuis le cancer de la peau qu’il a eu en 2017.

« Notre seule issue, c’est de nous tourner vers le privé. Mais ce sera encore de l’argent à débourser », dit Marie-Ève Gagnon. Elle s’estime tout de même chanceuse d’avoir accès à quelques rencontres téléphoniques avec l’orthopédiste. Ce n’est pas l’idéal pour évaluer l’ossature de son fils, mais c’est mieux que rien, dit-elle.

« On avait déjà un système de santé qui était malade avant la COVID-19. Là, les travailleurs de la santé sont à bout de souffle, ils tombent malades à cause du virus. C’est sûr que les listes d’attente pour Benjamin vont s’étirer », se désole sa mère.

« On m’enlève de la qualité de vie »

« Je peux concevoir que la COVID, ce n’est pas le fun, mais le cancer non plus », dit en soupirant Roxane Lavoie. La femme de 42 ans est atteinte d’un cancer du sein foudroyant, mais elle peine à obtenir un suivi régulier en oncologie depuis le début de la pandémie. La mère de famille ne s’en cache pas : elle se sent découragée, épuisée, apeurée.

« J’ai l’impression qu’on m’enlève du temps à cause de la COVID, qu’on m’enlève de la qualité de vie, qu’on m’enlève mes soins », dit-elle, au bord des larmes.

Avant le début de la pandémie, la femme de Lanaudière obtenait un suivi en oncologie tous les deux ou trois mois. Elle passait fréquemment des prises de sang pour suivre son état de santé et l’efficacité de ses nombreux traitements. « Depuis le début du mois de mars, j’ai eu deux rendez-vous téléphoniques. C’est tout », souffle la maman d’une famille recomposée de huit enfants âgés de 4 à 22 ans.

PHOTO FOURNIE PAR ROXANE LAVOIE

Roxane Lavoie est atteinte d’un cancer du sein foudroyant, mais elle peine à obtenir un suivi régulier en oncologie depuis le début de la pandémie.

En décembre, Roxane Lavoie s’est mise à se sentir de plus en plus mal malgré la prise de puissants narcotiques. Son médecin l’a admise à l’hôpital de Joliette et lui a fait passer une nouvelle batterie de tests. Une tumeur au cerveau est apparue sur les résultats du scan.

Roxane Lavoie est convaincue que la masse aurait pu être détectée plus tôt si ses rendez-vous avaient été maintenus normalement. « Les médecins ne peuvent pas tout évaluer au téléphone. Ils ne touchent pas les ganglions. Ils n’envoient pas faire de prises de sang. »

« Je ne comprends pas la gestion de la pandémie. Je ne comprends pas que je puisse obtenir des rendez-vous pour des injections de cortisone en clinique externe, mais qu’en oncologie, ça ne soit pas possible », dit celle qui se sent abandonnée par le réseau de la santé. Sur des groupes Facebook, elle remarque toutefois que d’autres patientes obtiennent de meilleurs suivis qu’elle.

Roxane Lavoie espère qu’il lui reste encore un an à vivre. Mais elle essaie de ne pas trop y penser, car l’idée d’abandonner les gens qu’elle aime lui brise le cœur. « Les gens qui savent qu’ils vont mourir, ils profitent de la vie. Moi, je ne peux pas faire ça. Je suis enfermée chez moi depuis le mois de mars. La COVID, c’est ma prison. »

Une année difficile

Après avoir reçu son diagnostic de cancer du sein en mars dernier, Suzanne Mathieu apprend le 16 avril qu’elle a aussi un cancer du poumon. Le choc est difficile à encaisser. D’autant plus que, COVID-19 oblige, la patiente est seule dans le bureau du médecin pour recevoir la nouvelle.

« Il y avait une infirmière pivot pour me soutenir. Mais elle ne pouvait même pas me serrer dans ses bras. Les équipes sont extraordinaires. Mais à cause de la COVID, ils ne peuvent même pas te donner la main… »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Après avoir reçu son diagnostic de cancer du sein en mars, Suzanne Mathieu a appris en avril qu'elle avait aussi un cancer du poumon.

Mme Mathieu n’est pourtant pas étrangère au cancer. À 14 ans, on lui a diagnostiqué un cancer de l’ovaire, pour lequel elle avait été traitée et opérée avec succès.

À l’été, Mme Mathieu recevra des traitements de chimiothérapie. En parallèle, la mère de famille se bat aussi contre la culpabilité. À cause de ses traitements, sa famille ne peut voir personne. Xavier, son fils de 11 ans, doit faire l’école à distance. Il n’est retourné en classe que le 18 janvier. « Je sais que je ne devrais pas me sentir comme ça. Mais je me sentais terriblement coupable que Xavier ne puisse voir ses amis… », dit la mère. Le garçon, lui, a opté pour la voie de la philosophie. « Je pense que c’est mieux que tout soit arrivé en même temps. Après, c’est fini », dit-il.

Mme Mathieu subira trois interventions chirurgicales durant l’été et l’automne, dont une mastectomie. « J’aurais voulu avoir une mastectomie complète bilatérale, compte tenu que j’avais un cancer du sein hormono-dépendant », raconte Mme Mathieu. Mais puisque en temps de COVID-19 seules les chirurgies essentielles sont réalisées, la mastectomie du sein en santé a dû attendre, indique Mme Mathieu.

Aujourd’hui, la résidante de Laval en a fini avec tous les traitements, sauf un. Elle doit subir une ultime opération préventive pour retirer son deuxième ovaire et éviter qu’un nouveau cancer ne se développe. Mais Mme Mathieu a été avertie : obtenir une date d’opération pourrait être plus long. « Quand j’étais dans les traitements, j’étais dans l’action. J’avais moins le temps de penser. Mais là, c’est plus angoissant d’attendre », dit-elle.