Je ne peux penser au Rwanda sans avoir le coeur à l'envers. J'ai vu les premières images du génocide à la télévision: des centaines de cadavres flottaient dans les eaux agitées d'une rivière qui traversait le pays.

Je suis arrivée au Rwanda à la fin d'avril 1994, trois semaines après le début des massacres, qui se sont étirés jusqu'à la mi-juillet. Pour entrer au pays, je suis passée par l'Ouganda. À la frontière, j'ai croisé deux journalistes étrangers. Ils m'ont prévenue: «Il y a de cadavres partout, on se croirait au Cambodge à l'époque de Pol Pot.»

Je savais qu'ils me disaient la vérité, car je pouvais lire l'horreur dans leurs yeux.

À la fin du mois d'avril, on parlait de 100 000 morts, 200 000 peut-être. Certains commençaient à parler de génocide, mais le mot semblait énorme, obscène. Personne ne voulait y croire.

Je suis partie sur les routes défoncées du Rwanda à bord d'une jeep de l'ONU. Il était 17 h. Nous nous sommes perdus. Nous avons tourné en rond pendant des heures, paniqués à l'idée de tomber sur des miliciens, les Interahamwe, qui massacraient les Tutsis et les Hutus modérés.

Plus rien ne fonctionnait dans le pays, il n'y avait pas d'électricité, pratiquement plus d'eau potable. À une quinzaine de kilomètres de la capitale, Kigali, nous sommes tombés sur un hôpital qui a accepté de nous héberger. J'ai dormi sur un vieux matelas jeté dans un coin.

C'est là que j'ai rencontré Jérôme, un enfant de 3 ans que l'armée tutsie avait trouvé sous une pile de cadavres. Il avait survécu pendant deux jours, accroché au cadavre de sa mère. Jérôme vivait à l'hôpital depuis une semaine. Ombre silencieuse, il refusait de parler et luttait contre le sommeil, ses yeux immenses fixés dans le vide. La peur des cauchemars.

Des soldats de l'armée tutsie m'ont emmenée à Rukara, un village où la population avait été massacrée. Comment vous décrire les dizaines de cadavres alignés côte à côte au bord de la route, hommes, femmes, enfants, tués, massacrés ? Des cadavres qui gisaient là depuis deux semaines, à moitié décomposés. L'odeur âcre qui donnait des hauts le coeur. Le silence assourdissant. Et les mouches, grosses, d'un noir bleuté.

Dans l'église, des centaines de cadavres étaient empilés. Même massacre, même odeur insupportable, mêmes corps emmêlés, démembrés.

J'ai compris qu'il n'y avait pas de hasard et que les gens avaient été assassinés selon un plan précis. Et, pour la première fois, l'hypothèse du génocide m'a semblé crédible.

Quinze ans plus tard, le juge André Denis, de la Cour supérieure du Québec, a confirmé le génocide. En mai, il a conclu que Désiré Munyaneza, un Rwandais qui s'était réfugié au Canada, était coupable de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.

La plainte contre Munyaneza a été déposée en 1997 par un citoyen. Il a fallu 12 ans pour arriver à un verdict de culpabilité. Douze longues années de travail entre le dépôt de la plainte et la décision du juge Denis.

Tout a commencé par une longue et méticuleuse enquête de la GRC - l'enquêteur a dû se rendre au Rwanda une quinzaine de fois -, suivie par quatre ans de procédure, dont deux ans de procès où ont témoigné 66 personnes éparpillées entre Montréal, l'Afrique et la France, le tout consigné dans 16 000 pages de notes sténographiées.

Une affaire extrêmement complexe. «Toute la preuve était à l'extérieur du pays», explique Pascale Ledoux, la procureure qui a tenu à bout de bras le dossier de Désiré Munyaneza. Elle était épaulée par deux collègues.

Je l'ai rencontrée cette semaine à son bureau, juché au neuvième étage du complexe Guy-Favreau. Une pluie forte fouettait les fenêtres qui donnent sur le centre-ville. Son bureau est petit, encombré. Les tablettes de sa bibliothèque craquent sous le poids des dossiers. Un peu partout, des photos de ses enfants. Accroché au mur, son diplôme de l'Université de Montréal: baccalauréat en droit obtenu en 1985.

Cheveux courts légèrement bouclés, petites lunettes posées sur le nez, collier africain au cou. Pascale Ledoux ne s'enfarge pas dans les détails et va droit au but. La poursuite contre Désiré Munyaneza représentait un défi colossal. Avocate au ministère fédéral de la Justice depuis 1995, elle était habituée à des dossiers costauds qui touchaient le crime organisé, les stupéfiants ou la contrebande. Mais un génocide ? Jamais.

Elle est allée trois fois au Rwanda, des séjours qui variaient entre trois semaines et deux mois. Du temps passé loin de ses jeunes enfants. Elle n'avait jamais mis les pieds dans un pays du tiers-monde, encore moins en Afrique.

«Le Rwanda est un pays magnifique, dit-elle, mais j'y ai entendu les pires choses de ma vie. C'est nécessairement bouleversant. Je faisais un travail cartésien avec un objectif précis, je devais garder mon objectivité.»

Les témoignages étaient crève-coeur: viols, meurtres, hommes et femmes massacrés à la machette, maisons pillées, incendiées ; l'humiliation, la peur.

Les plaies sont encore vives. «Quinze ans après le génocide, conclut le juge Denis, les Rwandais ont peur. Les Rwandais se méfient les uns des autres. Ils se taisent et la plupart ne veulent ou ne peuvent parler du génocide. Leur blessure est immense, actuelle, insupportable et indélébile. Victimes et bourreaux confondus.»

L'avocat de Désiré Munyaneza a déjà déclaré qu'il interjetterait appel. Pascale Ledoux n'en a pas fini avec le Rwanda.