Port-au-Prince est à bout de nerfs. C'est le maire de la ville qui le dit. Même si la communauté internationale s'est précipitée au chevet d'Haïti, l'aide n'a pas encore atteint la population. Les gens font la file: pour obtenir des papiers d'identité, de la nourriture, de l'eau ou de l'argent de l'étranger. Des files sous haute tension. Combien de temps Port-au-Prince tiendra-t-il le coup? Personne n'ose répondre à cette question.

Le maire de Port-au-Prince, Jean-Yves Jason, est arrivé à bord d'une voiture prêtée par un ami, les traits tirés, l'air hagard.

 

Il n'a plus d'auto, plus de maison, plus de bureau. Et plus de ville. Ou presque. Le tremblement de terre a détruit 60% de Port-au-Prince.

Le maire m'a donné rendez-vous à l'ambassade de France. Assis sur une chaise droite à l'ombre d'un arbre, il m'a parlé de ses peurs. Peur que sa ville ne tienne pas le coup si l'aide n'arrive pas au plus vite, peur que les habitants se révoltent s'ils ne reçoivent pas de nourriture. Le peuple a faim, il gronde. Il n'a pratiquement rien mangé depuis 10 jours.

«Ça prend un plan pour distribuer de l'aide, dit le maire. Sans plan, ça va être le cauchemar, l'émeute.»

Et selon lui, personne n'a de plan. «S'il y en a un, je ne l'ai pas reçu», dit-il.

Il craint le pire.

«Port-au-Prince est à bout de nerfs? lui ai-je demandé.

- Oui, c'est clair. Dans une ville complètement dévastée, l'aide doit arriver rapidement.»

Sa voix est éraillée, ses vêtements fripés. Ce grand gaillard a les épaules voûtées. Sa ville est sens dessus dessous, défigurée, fracturée. Des centaines de milliers de gens dorment dans la rue ou s'entassent dans des camps de fortune insalubres, sans couverture, sans tente, sans eau, sans nourriture. Dix jours après le tremblement de terre.

Pourtant, la planète s'est précipitée au chevet d'Haïti: les Américains, le Japon, la Communauté économique européenne, les Canadiens.

Pourquoi l'aide ne se rend-elle pas jusqu'aux Haïtiens?

«Je ne sais pas, ce n'est pas normal, répond le maire Jason. Quand on envoie de l'aide et qu'on ne te demande pas ton avis, ça ne marche pas. Tout le monde veut donner quelque chose. Il faut qu'on s'entende. L'aide n'est pas coordonnée.»

Il avoue candidement qu'il ne maîtrise pas la situation.

M. Jason n'a plus de bureau, la mairie a été détruite pendant le séisme. Les décisions se prennent sur un coin de table, dans la maison d'un ami. Quand il va à l'ONU, il demande: «Excusez-moi, est-ce que je pourrais utiliser votre connexion internet?» Et quand il se présente à la cellule de crise du gouvernement, il en profite pour faire des photocopies.

Au début de la crise, il a installé son quartier général au ministère de la Culture, en plein centre-ville. Le bâtiment est protégé par de hautes grilles. Au début de la semaine, il a reçu des vivres. La nouvelle s'est propagée comme une traînée de poudre dans Port-au-Prince affamé. Jeudi, des centaines d'Haïtiens se sont rassemblés autour du ministère. Certains ont secoué la clôture en hurlant: Voleurs! Voleurs!

«On avait reçu une petite quantité de riz, raconte le maire. On a dû distribuer la nourriture de façon désorganisée. La pression était trop forte et il n'y avait pas assez de policiers.»

Après cet incident, il a plié bagage et quitté le ministère de la Culture.

Les problèmes logistiques sont gigantesques. Le maire voudrait que la Ville distribue de la nourriture, mais il n'y a pas de camion. «Si j'avais un camion, ça me prendrait de l'essence. Et si j'avais un camion et de l'essence, il me faudrait des policiers, sinon ça ne peut pas fonctionner.»

Il a fait le rappel de ses troupes. Des 750 employés de la Ville, seuls 86 se sont présentés. Il ignore où sont les autres. Ont-ils fui la ville? Sont-ils morts, blessés, à la recherche de leurs proches?

«Tout le monde a perdu quelqu'un et la population est complètement traumatisée. On va avoir un gros problème psychologique à régler.»

Le maire se promène à pied dans les rues de sa ville, sans protection. «Il y a beaucoup de souffrance, beaucoup de peur.»

Il couche chez un ami, dans sa cour, sous les étoiles. La structure de la maison a été affaiblie par le séisme. Il a aussi perdu une dizaine de membres de sa famille.

Mais il n'est pas seul, tient-il à souligner. Une équipe d'une vingtaine de policiers montréalais, dont le chef Yvan Delorme, sont arrivés à Port-au-Prince pour lui donner un coup de main. Il a aussi parlé avec le maire Gérald Tremblay. «On pense déjà à la reconstruction», précise M. Jason.

Il connaît bien Montréal, il y a passé quelques années.

Sa ville est sous haute tension. Jamais Port-au-Prince n'a connu une telle tragédie. La capitale compte 1,3 million d'habitants. La grande région, elle, en regroupe plus de 3 millions, le tiers de la population d'Haïti. «Les secousses sismiques continuent, l'aide n'arrive pas, beaucoup de gens ont quitté Port-au-Prince pour les régions. Il y a eu un exode terrible.

- Combien sont partis?

- Je l'ignore.»

Combien de jours la ville tiendra-t-elle le coup?

Le maire ne répond pas. Il passe sa main dans ses cheveux grisonnants. Depuis le 12 janvier, il n'a dormi que deux heures par nuit.

«Ma ville est détruite, les gens souffrent et comptent sur moi. Je dois trouver des solutions. C'est ça qui m'empêche de dormir.»