Ces temps-ci, dans les conversations entre amis, on finit presque toujours par parler de l’état désespérant du monde, et de l’avalanche de mauvaises nouvelles qui nous tombe dessus : guerre au Proche-Orient et en Ukraine, crise climatique, tragédies des personnes réfugiées, itinérance, crise du logement… je pourrais continuer longtemps.

Même moi qui suis journaliste et qui me passionne pour l’actualité, il y a des matins où je passe par-dessus certains reportages parce que je les trouve trop difficiles à lire. Disons que les mailles de mon filtre à mauvaises nouvelles sont plus serrées qu’avant. Est-ce la même chose chez vous ?

Les psychologues recommandent de doser notre consommation d’information afin de mieux gérer notre anxiété.

C’est sans doute sage, mais je ne peux m’empêcher de penser que c’est un privilège de pouvoir me couper des mauvaises nouvelles parce qu’elles me perturbent.

Qu’est-ce que je dirais, moi, si j’avais de l’eau jusqu’au cou, si je dormais dans la rue, si ma ville était déchirée par la guerre civile et que j’apprenais qu’à l’autre bout du pays ou du monde, des gens détournaient le regard pour mieux dormir la nuit ?

Éthiquement, est-ce que ça se défend de me désolidariser de ceux et celles qui souffrent pour préserver ma paix d’esprit ?

On se protège de ce qui nous rend anxieux, mais le repli sur soi nous coupe des autres. Vivre en démocratie, c’est rechercher la discussion.

André Lacroix, professeur titulaire au département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke

« On vit des temps difficiles, lance Ryoa Chung, professeure titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal. Ce repli sur soi, je le comprends. Mais si les gens cessent de s’informer, on se retrouve avec un autre problème de société : quand les gens se désintéressent de la chose publique, il y a des conséquences graves, une érosion du débat. »

Sortir de notre nombril

Le professeur André Lacroix ne se gêne pas pour dire à ses étudiants : informez-vous ! « L’absence de curiosité entraîne la passivité, croit l’éthicien. Comment peut-on se positionner quand on n’est pas informé ? On risque de tomber dans le jugement excessif des autres, dans la moralisation de la société. »

L’éthique, poursuit André Lacroix, c’est la rencontre entre l’individu et le collectif. « Or, ajoute-t-il, nous sommes dans une société “singuliariste”. On a tendance à réfléchir à partir de nos points de vue individuels. »

Le professeur rappelle que le fait de se trouver en présence de l’Autre provoque inévitablement de l’insécurité. C’est à la frontière de cette insécurité, précise-t-il, que s’installe le dialogue. À l’opposé, quand on se coupe des autres, on appauvrit le vivre-ensemble. « Comprendre ce qui se passe en Israël, par exemple, nourrit la réflexion et alimente la discussion, souligne-t-il. S’informer, c’est aussi le début de la pensée critique. »

Les dangers du populisme

« On n’a pas le choix de s’intéresser à la misère des autres, croit Ryoa Chung, qui est aussi codirectrice du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Il faut rester en contact avec ce qui se passe si on veut éviter l’effritement de la démocratie et ses conséquences, soit les dérives idéologiques, la montée du populisme ou la désinformation. Les médias d’information sont les garde-fous de la démocratie. »

La professeure Ryoa Chung souligne que dans le monde de la philo, « l’épistémologie de l’ignorance » est un courant en plein essor. Il est associé au philosophe Charles W. Mills qui, dans son essai Le contrat racial (1997), parle de « l’ignorance blanche » pour décrire la complaisance des Blancs qui ont fermé les yeux sur les inégalités raciales aux États-Unis.

PHOTO FATIMA SHBAIR, ASSOCIATED PRESS

Des Palestiniens attendent de recevoir un repas dans un camp de déplacés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

« Ne pas s’informer, insiste la professeure Ryoa Chung, c’est fermer les yeux sur la réalité – dans ce cas-ci le racisme – et maintenir le statu quo. C’est une forme d’ignorance qui est entretenue par les pouvoirs en place et qui sert les intérêts des puissants. Or, s’informer, c’est déstabilisant, ça dérange notre position de confort. Le film La zone d’intérêt [la vie d’une famille qui coule des jours tranquilles à quelques pas du camp d’Auschwitz] aborde très bien ces enjeux. »

Ryoa Chung cite aussi la philosophe Susan Sontag et son essai Sur la photographie qui, déjà en 1977, parlait de l’éthique de la personne qui regarde les photos dépeignant la tragédie des autres. La philosophe a poursuivi sa réflexion au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Dans Devant la douleur des autres, Sontag se questionne : les images de guerre risquent-elles de nous désensibiliser et de nous rendre apathiques ou, au contraire, ont-elles le pouvoir de faire changer les choses ?

Au fond, la question qu’il faut se poser, c’est comment s’informer sans jamais perdre de vue la compassion ? Les psychologues ont raison de dire que ça peut devenir trop. L’idée n’est pas d’être investi de toutes les causes, mais plutôt d’en prendre conscience et de se demander comment on peut aider.

Ryoa Chung, professeure titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal

« Il ne faut pas tomber dans le désespoir et le pessimisme, poursuit la professeure Ryoa Chung. C’est ce qui mène au ressentiment et au populisme. Il ne faut pas non plus tomber dans l’optimisme à outrance. Entre ces deux extrêmes, il y a l’espérance, un très beau terme développé par la philosophe Corine Pelluchon. »

J’aime l’idée avancée par les deux éthiciens que s’informer, « c’est aller à la rencontre de l’Autre ». Et même si c’est parfois inconfortable, c’est primordial pour la santé de notre démocratie.

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