Chaque jeudi, nous revenons sur un évènement marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’UQAM.

Le premier sommet Canada-CARICOM (pour Communauté caribéenne) vient de s’achever à Ottawa. Le gouvernement Trudeau a cherché à y faire preuve de leadership pour surmonter la crise haïtienne.

Il fallait envoyer le message d’un soutien fort de la part du gouvernement canadien, lui qui vient de refuser de prendre part à une nouvelle mission de maintien de la paix… qu’il avait encore moins envie de piloter !

Mais face à la crise, est-il souhaitable que le Canada intervienne ? Si oui, comment ? Deux questions qui méritent beaucoup de nuances, alors que le terme même de « crise », sur toutes les lèvres pour parler d’Haïti, découle d’un langage interventionniste et réducteur.

D’une part, ce terme ne permet pas de discerner la crise actuelle, aiguë, de la crise profonde, structurelle, dans laquelle Haïti se trouvait déjà. Les conditions de vie ne se sont pas subitement détériorées à partir de l’assassinat du président Jovenel Moise en juillet 2021. Les millions d’Haïtiens qui constituent aujourd’hui sa diaspora n’ont pas quitté leur pays au cours des derniers mois. Qu’il s’agisse de l’indice de développement humain ou de l’indice du bonheur, Haïti arrive dans le dernier décile depuis beaucoup trop longtemps.

Il faut impérativement comprendre que ce sont les interventions étrangères elles-mêmes qui, au fil de décennies de politiques raciales et néocoloniales, ont façonné un contexte social, légal, financier et politique foncièrement contraire à l’émancipation du peuple haïtien.

D’autre part, en fonction des interlocuteurs et interlocutrices, certains volets de la crise sont mis en exergue. Le premier ministre haïtien, Henry Ariel, appelle les Nations unies à mettre sur pied une mission de Casques bleus pour tacler la crise sécuritaire – les gangs contrôlent presque entièrement la capitale et font vivre un enfer aux habitants à travers tout le pays.

PHOTO BLAIR GABLE, ARCHIVES REUTERS

Le premier ministre haïtien, Ariel Henry, a rencontré le premier ministre Justin Trudeau à l’occasion du sommet Canada-CARICOM à Ottawa, le 18 octobre dernier.

Le Programme alimentaire mondial, quant à lui, souligne la profondeur de l’insécurité alimentaire, qui touche 45 % de la population. Les organismes de la société civile dénoncent la crise politique et le manque de légitimité et d’intégrité du premier ministre.

Pendant ce temps, la population locale subit de plein fouet une crise économique (l’inflation atteignait 32 % en septembre 2023, l’un des taux les plus élevés au monde) et sanitaire (après 3 ans sans aucun cas notifié, plus de 62 000 personnes ont souffert du choléra au cours des 12 derniers mois). Éclipsée temporairement, la crise environnementale s’accentue, ponctuée d’inondations, d’ouragans, de sécheresses et d’appauvrissement des sols.

Ces éléments ne peuvent pas être pris en considération séparément ni ponctuellement. Les immixtions étrangères ont permis une fragilisation structurelle d’Haïti ; il est impératif que les interventions cessent d’alimenter la polycrise en prétextant soulager l’un ou l’autre de ses symptômes.

Pour une solution haïtienne

Voilà pourquoi une coalition de plusieurs centaines d’acteurs variés de la société civile (la Commission pour une recherche de solution à la crise haïtienne) s’oppose fermement à toute intervention étrangère et exige qu’une solution haïtienne soit dégagée. Cela n’est pas évident puisque les élites sont la courroie de transmission – et un bénéficiaire direct – de l’interventionnisme étranger. L’État haïtien peut difficilement s’opposer à cette dynamique d’usurpation, puisque lui-même a été kidnappé.

Le gouvernement canadien a réagi à ce dilemme en articulant son soutien autour de trois axes : l’aide internationale et l’action humanitaire, le renforcement des capacités de la police nationale et une batterie de sanctions contre les avoirs au Canada d’une vingtaine de membres de l’élite haïtienne corrompus ou « proches » des gangs criminels.

Alors que des milliers de meurtres, enlèvements, viols et autres exactions ont été enregistrés depuis le début de l’année, contribuer à rétablir la sécurité s’avère une priorité. Le millier de Casques bleus kényans attendus d’ici la fin de l’année ne seront pas de trop. Mais des chantiers majeurs devraient être entrepris pour éviter que l’histoire ne se répète. Des questions dérangeantes sur le plan systémique devraient être au cœur de réflexions et d’un plan d’action stratégique à long terme qui manque cruellement.

Dans une démarche véritablement décoloniale, il faudrait remettre en question la logique du marché, les jeux d’influence en coulisse et les politiques de privatisation néolibérales débridées qui ont concouru à désincarner l’État en Haïti et à profiter aux entreprises et organisations, notamment canadiennes.

Peut-on agir pour empêcher que des centaines de milliers d’armes et de munitions continuent d’être importées illégalement, la plupart de Floride ? Est-il possible de renoncer à imposer des règles de commerce international profondément iniques, qui ont elles-mêmes permis (en conjonction avec des stratégies de dumping) de miner la production agricole locale et de rendre Haïti, autrefois quasiment autosuffisant, dépendant des importations de riz des États-Unis ?

Est-il envisageable de faire garantir par Ottawa le respect, par les entreprises canadiennes, d’un paquet minimal d’obligations envers les travailleurs à l’étranger ? Est-il possible d’accompagner efficacement les initiatives de la société civile haïtienne pour encourager une cristallisation du pouvoir et des richesses, plutôt que de renforcer leur concentration en entretenant les canaux bien établis avec les élites ?

Ce n’est pas une crise haïtienne, même s’il est infiniment plus confortable et rassurant de la présenter comme telle.

L’auteur remercie Vena Joseph, étudiante au doctorat en santé publique à l’Université de Montréal, pour ses commentaires et réflexions lors de la rédaction de ce texte.

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