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Woke épouvantail

Dans son plus récent essai, <em>Panique à l’université</em>, Francis Dupuis-Déri se demande si les wokes ont réellement «détruit» l’enseignement supérieur.

CHRONIQUE / À lire et à écouter certaines personnes, les wokes contrôleraient maintenant les universités, les médias, les partis politiques et probablement, aussi, les jardins communautaires. Pourtant, François Legault a été réélu, Mathieu Bock-Côté apparait dans tous les médias québécois et français et Fox News domine la télévision américaine.


Mes exemples ne sont pas nommés par hasard, le premier ministre accuse les autres d’être wokes, Mathieu Bock-Côté écrit des chroniques et a publié quatre livres en cinq ans pour dénoncer le wokisme et Fox News continue d’être ce qu’elle est, une station qui caricature tout ce qui n’est pas de droite.

Les wokes imposeraient tellement leur loi partout, selon certains, qu’il y aurait même une crise dans nos universités. Pour le professeur et essayiste Francis Dupuis-Déri, ces discours occupent trop de place. Sa réponse a pris la forme d’un nouvel essai, Panique à l’université – rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires (Lux éditeur).

Lorsque ces personnes disent que les wokes «ont réussi à détruire l’université», de quoi parlent-elles exactement? Qu’est-ce qui a été détruit?

Lui-même professeur au département de sciences politiques à l’UQAM, Francis Dupuis-Déri s’est demandé si les discours des réactionnaires reposaient sur du concret. «Je suis parti de leurs propos et j’ai été voir réellement ce qui se passe dans les universités», explique-t-il. 

Est-ce vrai qu’on n’enseigne plus les grands classiques, qu’on nomme parfois «dead white males», comme Platon, Rousseau, Hobbes, Machiavel, Kant ou Shakespeare? Non, ils sont toujours aux programmes des différentes universités, que ce soit à l’UQAM ou à Harvard. 

On répète souvent que le wokisme est une importation américaine. Sauf que «moins de 10 % des établissements universitaires aux États-Unis offrent un programme en black studies [champs d’études consacrés à l’histoire, à la culture et aux politiques des personnes noires américaines]», et que «seulement 5 % offrent un programme en études sur le genre». Ce qui représente entre 200 et 360 établissements. En comparaison, on retrouve 1700 programmes de MBA, les maîtrises en administration des affaires. 

Francis Dupuis-Déri s’est aussi demandé combien de conférences ont réellement été annulées dans les universités? Combien de professeurs et professeures ont réellement reçu une sanction ou perdu leur poste pour un enjeu de liberté d’expression? «Le problème présenté comme un phénomène culturel généralisé» est, selon lui, «microscopique». 

Avec le recul, et avec la Commission Bouchard-Taylor, il apparait évident qu’on a transformé en «crise des accommodements raisonnables» de simples anecdotes survenues ici et là. Cette fois-ci, suffit qu’une élève demande à une professeure de ne pas dire le «mot en N» pour qu’on se retrouve avec une masse de lettres ouvertes, chroniques, livres et tables rondes, comme si ça représentait le quotidien d’un campus.

À l’inverse, on retrouve seulement deux articles sur les menaces d’un homme se revendiquant du tueur de Polytechnique envers le Réseau québécois des études féministes. Et ça, des menaces ou des insultes envers des féministes, ça fait vraiment partie du quotidien.

«Le traitement médiatique donne l’impression que le plus grand danger vient des wokes», souligne Francis Dupuis-Déri. Pourtant, le racisme, le sexisme, la transphobie, tout ça a un impact concret et documenté sur des milliers de personnes en ce moment au Québec. Tout ça est bien plus violent que demander d’utiliser tel ou tel pronom.  

Même rengaine

Là, on parle des wokes, mais juste avant, on s’inquiétait des islamo-gauchistes, puis dans les années 1980-1990, c’était le politiquement correct, puis avant, c’était les communistes ou les francs-maçons. C’est grosso modo les mêmes discours qui reviennent, mais avec de nouvelles étiquettes.

Francis Dupuis-Déri nous ramène justement à l’époque où le politiquement correct était l’épouvantail dominant. Certaines phrases écrites dans les années 1980 semblent avoir été écrites en 2022, ou vice versa, mais avec le mot maintenant à la mode. 

On se plaignait exactement des mêmes choses à l’époque. On disait que les classiques n’étaient plus enseignés. On disait que le féminisme menaçait les hommes. On disait que l’immigration envahissait nos pays. Visiblement, les craintes ne se sont pas avérées à l’époque, puisque les classiques sont encore là, la parité n’est pas encore atteinte et qu’on s’obstine encore sur les seuils d’immigration.

Les conservateurs, les réactionnaires ou les personnes qui se disent ni de droite ni de gauche tout en ayant des discours similaires aux premiers revendiquent souvent la liberté d’expression, la liberté de dire des choses «taboues» ou «choquantes», mais boycotter, critiquer, huer, ça aussi, c’est la liberté d’expression. Se faire répondre fait aussi partie de la liberté d’expression.

La droite aime bien traiter la gauche de «snowflakes», de «flocons de neige», sous-entendant que ces personnes sont hypersensibles (comme si l’hypersensibilité était un problème). Pourtant, ça ne prend qu’une anecdote pour enflammer cette droite. Francis Dupuis-Déri souligne d’ailleurs un sondage britannique où l’on note que 10 % des personnes «très progressistes» ont été offensées par «Joyeux Noël!», alors que 20 % des personnes «très conservatrices» l’ont été par «Joyeuses fêtes!». 

On se retrouve devant des gens prêts à mettre beaucoup d’énergie pour accuser les autres de diviser, pour utiliser une expression qui dérange ou pour expliquer la «bonne façon» d’exprimer sa colère, mais on entend rarement ces mêmes personnes dénoncer le racisme ou le sexisme.

Sans aucun doute qu’il y a une prise de parole et une prise de conscience plus affirmée, ces dernières années, concernant le décolonialisme, le racisme, le féminisme et plusieurs enjeux sociaux. Parce qu’il y a eu une démocratisation de la parole, parce que les groupes marginalisés ont maintenant la possibilité de s’exprimer et d’ajouter leur point de vue. Mais au point de prendre le contrôle? 

C’est oublier que l’enjeu entourant la liberté d’expression n’est pas tant que la majorité puisse se faire entendre que les minorités ou les plus vulnérables puissent aussi s’exprimer librement. Comme le dit le sociologue Marcos Ancelovici : «crier à la censure est un droit qui n’est pas donné à tout le monde.»

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