Crise de la justice, ou crise des droits?

POINT DE VUE / À en croire les nombreuses sorties médiatiques d’acteurs et d’actrices de la justice, le système judiciaire serait proche d’un point de rupture. Parmi les problèmes identifiés se trouvent la pénurie de personnel judiciaire occasionnée par des conditions de travail peu attractives, les faibles seuils d’admissibilité à l’aide juridique, les faibles tarifs pour les avocat·es acceptant des mandats privés d’aide juridique, l’iniquité entre la rémunération des procureurs de la Couronne et des avocat·es permanent·es de l’Aide juridique.


En 2016, le Gouvernement du Québec a pourtant investi 675 millions de dollars pour réaliser « un projet de transformation de la justice d’une ampleur sans précédent ». À la lumière des rapports stratégiques et d’activité publiés depuis par le ministère de la Justice, il est évident que son objectif principal, dans la foulée de l’arrêt Jordan, est de réduire les délais judiciaires. Aucune réflexion structurelle sur l’utilisation des ressources judiciaires actuelles, sur l’accès à la justice et sur les droits des citoyen·nes n’est même amorcée. Étonnant lorsque l’on s’engage dans un projet d’une telle ampleur.

Les ressources judiciaires au service du contrôle social des plus démunis

Des recherches ont démontré à maintes reprises qu’en raison des coûts exorbitants, les principaux utilisateurs des tribunaux civils québécois sont les compagnies privées et le gouvernement. Il existe cependant un domaine du droit civil où le nombre de dossiers judiciaires est en constante augmentation: la santé mentale.

En matière de garde en établissement, permettant de garder une personne contre son gré dans un établissement de santé en raison du danger qu’elle représente pour elle-même ou pour autrui, 7030 demandes ont été présentées à la Cour du Québec en 2020, une hausse de 23% en 5 ans. La hausse est encore plus spectaculaire en matière d’autorisation de soins, permettant de soigner contre son gré une personne inapte à consentir à ses soins et y opposant un refus catégorique, alors que 3244 demandes ont été présentées à la Cour supérieure en 2020, une hausse de 33% en 5 ans.

La tendance est la même en matière criminelle, bien que moins prononcée : entre 2007 et 2017, une hausse de 9% des mises en accusation d’adultes est observable. Selon les chiffres du ministère de la Sécurité publique du Québec, le taux de criminalité chutait pourtant de 40% durant cette période, de même que la gravité des infractions commises était moins élevée. Plus de la moitié des infractions rapportées à la police en 2018 étaient des infractions contre la propriété ; 21% étaient des vols de moins de 5000$.

On sait depuis longtemps que le droit pénal est le plus souvent utilisé contre les personnes les plus démunies de notre société. Des recherches récentes démontrent que la judiciarisation en santé mentale vise principalement les mêmes personnes, qui vivent dans la pauvreté, pour plusieurs en situation d’itinérance, peu diplômées, isolées socialement. Des personnes qui subissent de plein fouet les coupes sauvages dans les services sociaux, la crise du logement et l’inflation galopante.

De l’accès à la justice et des droits

Cette croissance constante de la judiciarisation des personnes les plus démunies, qui s’observe également en matière de protection de la jeunesse, se traduit par une pression de plus en plus forte sur les tribunaux et les acteurs et actrices judiciaires qui doivent en même temps, sous l’impulsion du plan de transformation de la justice, réduire les délais. Il est facile de comprendre que la seule façon d’y arriver soit par la pratique dite «à volume», soit de traiter rapidement un nombre important de dossiers.

Mais qu’en est-il des droits des citoyen·nes engagé·es dans ces procédures judiciaires? La plupart ont accès à l’aide juridique et ont affaire à des avocat·es croulant sous la tâche et disposant de peu de moyens, mais aussi, dans certains cas, tournant les coins ronds. En effet, le système actuel ne rémunère pas les avocat·es pour la préparation des dossiers et offre des tarifs dérisoires en comparaison de la quantité de travail à fournir, mais permet en même temps d’agir sans préparation dans une multitude de dossiers. Autrement dit, pour certain·es avocat·es, les droits sont un lucratif marché.

Prenons l’exemple de la garde en établissement. Environ 2500 requêtes sont présentées annuellement au Palais de justice de Montréal, soit une moyenne de 10 par jour. Plusieurs des personnes visées se présentent au Palais de justice non représentées, où elles se font accueillir par des avocat·es offrant leurs services. Étant donné l’urgence des requêtes et le fait que la preuve présentée par les établissements de santé se résume à deux rapports psychiatriques préparés sur formulaire, la préparation aux audiences est le plus souvent très brève, dans les minutes avant les audiences, ce qui explique que les personnes se présentent à leur procès sans même comprendre la nature des procédures. Une recherche menée dans les dossiers judiciaires de Montréal par l’organisme Action autonomie en 2016 a démontré que le temps moyen d’audience – y compris la présentation de la preuve, dont le témoignage des personnes visées, les arguments et les plaidoiries – était de 14 minutes, les requêtes étant accueillies ou partiellement accueillies dans 91,38% des cas. Des décisions portant sur la liberté se prenant en 14 minutes, voilà une efficacité qui a de quoi satisfaire le ministère de la Justice et son obsession des délais!

Une recherche menée en 2009 montrait déjà, dans un contexte où le nombre de requêtes était moindre, que la question des droits des personnes visées n’était que rarement discutée lors des audiences de garde en établissement. Elle montrait également qu’il est plus avantageux de ne pas être représenté que de l’être par un·e avocat·e peu préparé·e ou peu engagé·e, et que la représentation par avocat·e n’a le plus souvent pas d’impact sur les décisions judiciaires. Or une demande d’accès à l’information a démontré qu’en 2021, un·e avocat·e a agi par mandat privé dans 605 dossiers en matière de garde en établissement, ce qui lui a permis de facturer 156 600$ à la Commission des services juridiques. Une manifestation patente du fait que, lorsque la liberté des un·es est un marché lucratif pour les autres, ce n’est pas le système judiciaire qui est en crise, mais bien les droits.

Emmanuelle Bernheim, professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa